Philippe Van Parijs, co-fondateur du Basic Income Earth Network (BIEN) nous livre ses réflexions personnelles sur les trois jours de congrès qui se sont déroulées à Ottobrun (Allemagne) en septembre dernier. Il revient sur les thèmes et les enjeux évoqués et trace une feuille de route des développements qu’il escompte pour le mouvement pour le revenu de base dans les années à venir.

Traduit de l’anglais (pdf) par Laure Delmas, Marie-Laure Le Guen et Stanislas Jourdan.

Qu’est-ce que j’ai appris pendant ce congrès si bien organisé ? Comme d’habitude, beaucoup de choses, tant sur les universitaires et activistes de plus de trente pays que j’ai pu rencontrer que sur les faits et sur les rêves. J’ai découvert par exemple que Götz Werner était peut-être plus doué pour réciter Goethe qu’Eduardo Suplicy pour chanter Dylan…

J’ai aussi admiré combien de progrès ont été réalisés dans la sophistication de l’étude des expériences à petite échelle du revenu de base.

Le temps est révolu où tout ce qu’il semblait falloir était de distribuer de l’argent et de constater avec enthousiasme que tous les bénéficiaires étaient ravis de l’avoir et qu’au moins quelques uns en faisaient bon usage. Toute évaluation sérieuse des effets d’un programme de revenu de base dûment spécifié requière des groupes de contrôle composés de personnes dans des situations similaires qui ne perçoivent rien ou qui perçoivent le même montant total, mais avec une distribution obéissant à des règles différentes. Et même la meilleure évaluation de ce type ne peut prétendre nous dire ce que l’implémentation d’un véritable revenu de base entraînerait, si ce n’est parce que l’aspect financier tend à être laissé de côté ou à cause de la conscience qu’ont les bénéficiaires du fait que l’expérience est limitée dans le temps, ou parce que le contexte politique d’une telle réforme affectera sans doute les réactions individuelles.

Néanmoins, ces expériences sont instructives sous de nombreux aspects et valent bien le dur travail qu’elles exigent : mener de laborieux entretiens et analyser des statistiques récalcitrantes, parfois même dans des villages inondés, comme le racontait Guy Standing, avec de l’eau au-dessus de la taille et l’ordinateur portable à bout de bras au-dessus de l’eau pour ne rien perdre des précieuses données récoltées.

Dans ces brèves remarques, cependant, je vais me concentrer sur deux points qui m’ont particulièrement frappés parce qu’ils se sont manifestés dans plusieurs des ateliers auxquels j’ai assisté. Le premier est le lien entre le revenu de base et la durabilité écologique, centrale dans plusieurs présentations et les échanges qui y ont fait suite. En y réfléchissant, cependant, il n’y a pas un mais trois tels liens, logiquement indépendants et profondément différents les uns des autres.

Durabilité écologique et revenu de base : trois liens

Le premier lien touche au thème du plein emploi. En pur style keynésien, un revenu de base inconditionnel est parfois défendu en raison du fait qu’il stimule la croissance économique et donc l’emploi. Comme tout autre système de revenu minimum, il redistribue depuis les riches, qui économisent plus, vers les pauvres, qui dépensent plus, et il aide ainsi à soutenir une demande effective et un climat de confiance en affaires.

Plus souvent, cependant, et contrastant en cela avec beaucoup d’autres systèmes, le revenu inconditionnel de base est défendu au contraire en raison du fait qu’il fournit une alternative à la poursuite du plein emploi à travers la croissance économique : “Freiheit statt Vollbeschäftigung” disent les allemands (la liberté au lieu du plein emploi). L’idée sous-jacente est que nous devons réussir à faire face au chômage involontaire d’une manière qui ne repose pas sur une croissance de la production distançant constamment la croissance de la productivité ; ainsi donc – comme cela a été évoqué dans une session fascinante de notre congrès – d’une manière qui soit en accord avec la décroissance.

Cette voie consiste à transformer à la fois de l’emploi involontaire et du chômage involontaire en chômage volontaire. Ou, pour le présenter différemment, certaines personnes se rendent malades en travaillant trop et doivent être autorisées à travailler moins, tandis que d’autres deviennent malades parce qu’elles sont exclues du travail et doivent être autorisées à accéder aux emplois libérés par ceux qui travaillent trop. Il y a une manière simple de réaliser cela : un revenu inconditionnel de base.

C’est une conclusion qui a été trouvée dans le début des années 1980 par quelques-uns des tout premiers avocats d’un revenu de base dans le contexte des premiers signes d’une prise de conscience des “limites de la croissance”. C’est aussi fondamentalement l’opinion de Baptiste Mylondo, et des décroissants. La reconnaissance du droit à l’oisiveté signifie ici une solution du côté de l’offre, anti-keynésienne, écologique au problème du chômage.

Le second lien passe par le mécanisme des prix. Les prix sont un outil utile pour guider à la fois la consommation et la production. Ils condensent en un seul nombre des millions d’informations sur les préférences des consommateurs et la rareté des facteurs de production. Mais ils peuvent mal tourner parce qu’ils n’incorporent spontanément, ni le dommage causé à l’environnement, ni le droit des générations pas encore nées à utiliser leur part des ressources de la terre.

Pour corriger ce double défaut majeur, certains prix doivent être considérablement augmentés pour refléter ce qu’on appelle les externalités négatives et pour protéger les intérêts légitimes des enfants à naître. Par exemple, une taxe carbone suffisamment élevée pour garder les émissions totales en dessous du plafond à ne pas dépasser, ou équivalant la vente au plus offrant de permis d’émission de carbone dont le total est égal à ce plafond. Dans un cas comme dans l’autre, les consommateurs devront payer le prix au bout du compte, mais il faut bien faire quelque chose avec les immenses recettes. Que ce soit au niveau mondial ou au niveau européen, il y a une manière simple, juste, et efficace de les distribuer : un revenu inconditionnel de base.

La logique est fondamentalement semblable à la distribution égale du loyer de la terre défendue dans La Justice Agraire de Thomas Paine (1976). Trois propositions d’ “éco-bonus” sur ce principe ont été présentées à une de nos sessions, en plus grand détail par Ulrich Schachtschneider.

Il y a cependant encore un autre lien distinct entre le revenu de base et la durabilité écologique. A son centre se trouve le rôle qui devra être conféré aux transferts transnationaux. Ceux qui font ce troisième lien pourraient partager avec les décroissants l’opinion selon laquelle nous au “Nord” devons réduire notre consommation. Mais ils ne concluent pas que nous devions réduire notre temps de travail car il n’y a pas de bonne raison de croire que nous devions réduire notre production de même que notre consommation. Cela semble paradoxal mais c’est facile à comprendre. Quiconque a visité la République Démocratique du Congo, par exemple, ne pourra nier que d’arriver à des conditions de vie dignes pour tous les habitants de la Planète grâce à une production locale dans un futur proche est tout simplement hors de question. Ceci notamment en raison d’une combinaison de croissance démographique soutenue, de systèmes judiciaire et éducatif, et purement des conditions climatiques qui, en l’absence de climatisation généralisée et bon marché, ne peuvent que contribuer à la perpétuation de la faible productivité dans un grand nombre de pays.

Croire que le commerce équitable ou l’abolition de l’exploitation du “Sud” par le “Nord” permettraient à ces pays de s’en sortir n’est qu’un voeu pieu intéressé. La croissance de la production dans les pays pauvres peut aider et aidera bien sûr, mais il ne faut pas compter principalement là dessus pour permettre l’accès à un niveau de vie au moins décent pour tous dans un futur proche. Il faut aussi compter sur une dose massive d’un ou deux moyens : des migrations massives vers le Nord et des transferts massifs vers le Sud.

Si la migration de centaines de millions d’Africains vers l’Europe est considérée comme indésirable aussi bien par les communautés qu’ils quittent que par les communautés qu’ils rejoignent, seuls les transferts transnationaux demeurent. Et pour être durables à haut niveau, de tels transferts devront sans doute être à la fois interpersonnels (et non intergouvernementaux) et universels (et non conditionnés aux moyens), c’est-à-dire qu’ils devront prendre la forme de quelque chose comme le revenu de base universel. Comme cela fut le cas du premier lien mentionné ci-dessus, la durabilité exige ici une diminution de la consommation dans le Nord et l’introduction du revenu de base. Mais dans le premier cas, le revenu de base était là pour aider à augmenter le temps de loisir au Nord, alors que dans le second il s’agissait de transférer de la richesse au Sud.

Ce dernier argument, contrairement au précédent, n’a franchement rien à voir avec ce qui a suscité mon intérêt pour le revenu de base il y a trente ans. Mais il est intimement lié à l’argument que j’ai utilisé lors de ma contribution à l’une des sessions de ce congrès pour expliquer pourquoi le système tampon nécessaire au sauvetage de l’Euro devrait prendre la forme du revenu de base universel [1].

Universalité et inconditionnalité : la conjonction cruciale

Le dernier point que je voudrais mentionner a émergé très clairement lors d’une conversation entre Götz Werner et Wolfgang Strengmann-Kuhn, député des Verts au Bundestag. En Allemagne, la réforme drastique Hartz IV est un enjeu majeur du débat sur les politiques sociales. Il faut reconnaître qu’en réduisant la durée des allocations chômage, en réduisant le montant moyen de l’aide et en augmentant la pression sur les allocataires pour qu’ils cherchent et acceptent un travail, cette réforme introduite par Gerhard Schröder en 2005 a amélioré la compétitivité de l’économie allemande.

Mais dans une zone de libre échange, lorsqu’un pays devient plus compétitif, cela signifie que d’autres le sont moins. Et si cette zone partage la même monnaie, cela implique en sus que ces autres pays sont condamnés à subir des déficits de balance commerciale, un chômage persistant et une pression accrue pour restaurer leur compétitivité de la même manière – en diminuant leur protection sociale. Et c’est pourquoi Hartz IV n’est pas un détail dans la crise actuelle de la zone euro [2].

Néanmoins, il faut aussi reconnaître que Hartz IV a été une opportunité de déclencher en Allemagne un débat animé sur le revenu de base. Il faut en effet comprendre qu’environ 50% des gens qui bénéficient de ce nouveau système social sont des travailleurs. La réforme a massivement étendu la possibilité du “Kombilohn”, c’est-à-dire de cumuler un faible revenu avec des prestations sociales. En tant que tel, les partisans du revenu de base ne devraient pas s’opposer à ce système, puisque l’universalité est inhérente au revenu de base, qui généraliserait cette possibilité. Mais il y a une différence majeure. Gerard Schröder lui même se plaignait que Hartz IV était “mal utilisé” par les employeurs, puisqu’ils ont usé de cette mesure pour recruter des travailleurs pour des emplois minables, avec des conditions de travail dures, sans formation, ni aucune perspective d’amélioration.

C’est précisément ce pourquoi les partisans du revenu de base pensent que l’inconditionnalité est si importante : une allocation accordée aux travailleurs (potentiels), indépendamment du fait qu’ils soient enclins ou non à accepter un travail, augmente leur pouvoir de négociation et ainsi de refuser des emplois mal payés et sans intérêt intrinsèque.

Inconditionnalité et universalité sont indissociables

Autrement dit, l’universalité du revenu de base – qui n’est pas sujet à un contrôle des revenus – est ce qui permet à une personne de dire oui à un travail à bas salaire. L’inconditionnalité – pas de contrôle du travail – permet au contraire de dire non à un travail mal payé. Dit autrement encore :

L’universalité sans l’inconditionnalité est la recette idéale pour exploiter les gens, à cause de la mauvaise utilisation potentielle du dispositif par les employeurs. A l’inverse, l’inconditionnalité sans l’universalité est la recette idéale de l’exclusion, à cause des pièges créés par les contrôles de revenu.

C’est donc une évidence : la conjonction entre l’universalité et l’inconditionnalité – thème fermement ancré au coeur du mouvement pour le revenu de base depuis ses débuts - est la voie de l’émancipation. A quel point cette mesure sera émancipatrice dépendra évidemment de son niveau. Comme le soulignait toutefois Wolfgang Strengmann-Kuhn, l’effet émancipateur commence à être produit même avec un niveau de revenu de base bien au-dessous de ce qui serait jugé suffisant pour vivre toute sa vie, même dans une ville, même seul. Même un revenu de base universel et inconditionnel bien plus bas élargit les perspectives de vie et rend ainsi ses bénéficiaires plus autonomes : cela rendrait par exemple réaliste la possibilité d’accepter un stage ou un contrat d’apprentissage, de combiner une poursuite d’études avec un emploi à temps partiel, ou de prendre le risque de se mettre à son compte ou encore de créer une coopérative, autant de situations dans lesquelles, à l’heure actuelle, et en l’absence d’un revenu de base, la personne serait forcée d’accepter un travail minable à temps plein.

Un revenu de base “partiel”, c’est-à-dire peu élevé mais véritablement universel et inconditionnel, est de ce fait un moyen évident grâce auquel on peut avancer. Mais il y en a beaucoup d’autres, plus ou moins bien adaptés aux circonstances locales, plus ou moins atteignables dans un contexte politique particulier, plus ou moins susceptibles d’initier une séquence d’étapes de plus en plus émancipatrices plutôt que de déclencher une réaction destructrice.

Pour avancer, nous devons oser être des “visionnaires”, comme l’a souligné Götz Werner, tout en n’hésitant pas à être des “opportunistes”, comme l’a démontré Wolfgang Strengmann-Kuhn. Guidés par notre vision d’une société juste et d’un monde juste, nous devons être à l’affut d’opportunités politiques pour nous en rapprocher, sans nier l’ampleur des défis à venir – ceux liés à la globalisation n’étant pas des moindres – et sans trop d’optimisme quant à un succès immédiat. Quelques bonnes surprises ne manqueront alors pas d’émerger…


[1] “Pas de zone euro viable sans euro-dividende”, article paru dans Le Monde le 6 mars 2012

[2] Voir ma réponse à la défense de l’agenda 2010 par Gerard Schröder à l’occasion de sa visite à Bruxelles en avril 2012 : “L’Agenda 2010 : un modèle pour l’Europe ?” (pdf)

Traduit de l’anglais (pdf) par Laure Delmas, Marie-Laure Le Guen et Stanislas Jourdan.

Illustrations AttributionNoncommercial de kellerabteil, AttributionAttributionShare Alike Nicolas M., et AttributionNoncommercialShare Alike Stan Jourdan