En Inde, plusieurs expérimentations du revenu de base sont en cours et ont permis d’améliorer la scolarisation des enfants, la santé des habitants, la condition des femmes ainsi que l’économie locale. Un succès tel que le gouvernement fédéral compte généraliser l’expérience dans tout le pays, mais de nombreux biais menacent la réussite de l’opération.

Ces dernières semaines, les médias internationaux avaient les yeux rivés sur l’Inde suite au viol collectif ayant entraîné la mort d’une jeune femme. Terrible nouvelle qui en occulte une autre, beaucoup plus réjouissante : au 1er janvier, un vaste programme de redistribution d’argent sera lancé afin de simplifier les nombreux dispositifs d’aide existant et combattre radicalement la pauvreté. S’inspirant de la Bolsa familia qui a permis de sortir de nombreuses familles brésiliennes de la pauvreté et de plusieurs expérimentations sociales de revenu de base en Inde, ce programme constitue un véritable test grandeur nature pour l’idée d’un revenu inconditionnel.

La première expérimentation a commencé en 2010 avec un projet pilote à l’est de New Delhi. Les résidents avaient le choix entre continuer de toucher des subventions pour la nourriture et l’essence et le versement d’un revenu mensuel, sans conditions, de valeur équivalente. La plupart des habitants ont opté pour la deuxième option et, face au succès rencontré par le programme, le ministre de Delhi a décidé de l’étendre à l’échelle de l’État à partir du 15 décembre 2012.

Un second test à plus grande échelle a été lancé début 2011 dans l’État de Madhya Pradesh. Chaque homme, femme et enfant dans 8 villages recevaient un revenu individuel et inconditionnel tous les mois pendant 18 mois. Et les résultats ne se sont pas fait attendre. Bien que le rapport définitif ne soit pas encore rendu, les premières observations (pdf) sont extrêmement encourageantes.

Le professeur Guy Standing, spécialisé dans les questions de développement et de sécurité économique à l’université de Bath au Royaume-Uni, et chargé de superviser le programme résume :

Les données montrent une amélioration de la scolarisation et des résultats scolaires, une amélioration du statut économique et social des femmes, une meilleure alimentation, une activité économique en progression et une incidence positive sur la santé. Le plus remarquable est que le gouvernement central s’est soudainement montré favorable à ce type de transfert d’argent

Ce fervent partisan du revenu de base ajoute qu’une troisième expérimentation dans un village tribal est toujours en cours avec là aussi des résultats préliminaires encourageants.

Un calcul politique ?

Les expérimentations du revenu de base actuellement en cours en Inde sont sans aucun doute les plus excitantes que j’ai pu observer”, se réjouit ce spécialiste de la question. Fort de ces réussites, le gouvernement indien a donc décidé de lancer un programme de versement d’argent à l’échelle du pays. Baptisé India’s cash transfer for the poors, il a pour vocation de remplacer 29 programmes de lute contre la pauvreté. Dès le 1er janvier 2013, 51 districts répartis dans 16 états vont bénéficier de cette mesure et, si tout se passe comme prévu, elle sera étendue à l’ensemble du pays dès la fin de l’année. Mais dès son annonce, la mesure a été vivement critiquée.

Plusieurs observateurs dénoncent une manœuvre politique orchestrée par Sonia Gandhi, actuelle Premier ministre, pour permettre à son fils Rahul de prendre sa place lors des élections qui auront lieu… en 2014.

Au delà des considérations d’ordre politique, le programme suscite des réserves d’ordre pratique. The Economic Times (principal quotidien économique du pays) prédit qu’il ne pourra pas être mis en place avant le mois d’octobre. D’ailleurs, le ministère du Pétrole a d’ores et déjà demandé un délai de 3 mois afin d’être en mesure de transformer les subventions pour le kérosène actuelles en versement d’un revenu en cash.

En effet, le versement de ce revenu est conditionné aux ressources des habitants, ce qui pose problème dans un pays où la définition de la pauvreté reste approximative. Ainsi, 40% des pauvres ne sont pas reconnus comme tels. De plus, pour éviter que des fonctionnaires corrompus perçoivent l’aide à la place des destinataires, comme c’est le cas aujourd’hui, le gouvernement compte verser l’argent directement sur le compte en banque des bénéficiaires. L’idée est bonne, mais déconnectée des réalités du pays. Seuls 36 000 des 600 000 villages indiens sont dotés d’une agence bancaire. Certes, l’ouverture de 73.000 micro agences et le recrutement d’un million d’employés de banque en zone rurale sont à l’étude, mais cette annonce gouvernementale ne sera jamais concrétisée en temps et en heure.

Mise en place difficile

Autre problème de taille, celui du recensement. Pour lutter contre la corruption, le gouvernement ambitionne de délivrer à chaque Indien un numéro d’identification à 12 chiffres relié à un système d’identification biométrique. Là encore, il y a fort à parier que cette initiative retarde ou du moins complique le le lancement du programme.

Guy Standing est conscient de ce problème et suggère que, dans un premier temps, l’argent soit distribué en mains propres et, qu’à partir du premier versement, le bénéficiaire dispose de trois mois pour ouvrir un compte. Le chercheur précise qu’il est “important que le système soit mis en place progressivement afin de pouvoir tirer des enseignements pratiques sur le processus, sans que d’énormes sommes d’argent soit gaspillées”. Selon lui, c’est l’étalement sur 10 ans du lancement de la Bolsa familia au Brésil qui a permis au programme de fonctionner.

Il considère également que la substitution des subventions actuellement versées pour le kérosène par un revenu de base est essentielle, mais qu’elle ne devrait être faite qu’une fois les questions relatives aux comptes bancaires et à la carte d’identité biométrique réglées.

L’économiste Jean Dreze pense lui que les versements d’argent ne devraient jamais remplacer les services publics en forçant les pauvres à acheter des prestations de santé et d’éducation auprès de firmes privées. Selon lui, le succès des expérimentation en Amérique Latine tient au fait que les versements d’argent étaient “vus comme des compléments et non des substituts aux services publics de santé, d’éducation et d’autres prestations basiques”.

Dire que les conditions ne sont pas réunies aujourd’hui en Inde pour que le programme India’s cash transfer for the poors soit un succès relèverait du doux euphémisme. On peut regretter que les actuels dirigeants indiens mettent en danger l’idée même de l’instauration du revenu de base dans le pays dans le seul but d’assouvir leur soif de pouvoir. En effet, la conditionnalité du versement et la précipitation actuelle compromettent sérieusement le succès de l’expérience. “Je crains qu’un système de versement d’argent liquide mal conçu conduira à une réaction négative des hommes politiques au point de les faire douter des avantages de ce système”, s’inquiète Guy Standing.

Crainte que nous partageons.


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