Pour Jean-Eric Hyafil, doctorant en économie, le revenu de base n’est pas un outil de lutte contre le chômage mais un moyen de “libérer le travail” et des contraintes de la logique du profit maximal. Les premiers bénéficiaires seraient les personnes déjà intégrées dans le marché du travail, qui pourraient décider de travailler moins ou mieux.

De nombreux défenseurs du revenu de base le revendiquent au nom de l’idée que l’on ne pourra jamais vaincre le chômage. Ils s’attirent alors les foudres de ceux pour qui le travail est le seul biais d’intégration sociale. Les partisans du revenu de base « sous-estimeraient les facteurs substantiels, certes, traditionnels, de socialisation et d’insertion, au point de vouloir substituer une “société d’indemnisation” au système défaillant de l’emploi, avec à la clé un “droit au revenu” prenant désormais la place du “droit au travail», estime Jean-Marc Ferry. « Le revenu social se présenterait alors] comme une enclave au sein de la rationalité économique dont il tente de rendre supportable la domination sur la société », disait André Gorz en 1988, avant de se rallier finalement au revenu de base dix ans plus tard.

Ce débat dure depuis une trentaine d’années et a fait couler beaucoup d’encre. Ma position est que le revenu de base n’est pas une réponse au problème du chômage et qu’il ne doit pas être présenté comme tel. Il ne doit pas être pensé comme une indemnisation que l’on offre aux chômeurs pour ne plus avoir à chercher de travail. Il doit au contraire être présenté comme un outil qui s’adresse à ceux qui ont accès à l’emploi, mais qui pourraient alors choisir de réduire leur offre de travail et de développer leur propre activité.

L’emploi sacralisé comme seul moyen d’intégration sociale

Les défenseurs de l’intégration par le travail ont en partie raison. Nous ne pouvons pas sonner le glas du travail, qui continue à jouer un rôle indispensable non seulement pour produire les richesses dont nous avons besoin, mais aussi pour intégrer socialement.
Cependant, les partisans du revenu de base ont raison de critiquer la forme que revêt le travail dans nos économies capitalistes, celui qu’André Gorz a appelé le travail-emploi : ce travail aliéné qui ne donne aucune autonomie au travailleur ni dans la définition de ce qu’il faut produire, ni dans la façon dont il le produit. Ainsi le travailleur abandonne à son employeur, et donc à la logique du marché, le choix de ce qui doit être produit, avec les conséquences écologiques et sociales que chacun connaît concernant l’expansion continue de la logique marchande.

Lorsque l’emploi est sacralisé comme seul moyen d’intégration sociale, alors tout ce qui crée de l’emploi est vu comme un progrès, même si cela se fait au détriment du développement personnel ou social : vendre des jouets idiots qui réduiront la capacité des enfants à développer leur inventivité, faire de la publicité pour les jeux d’argent, promouvoir l’implantation d’un centre commercial pour vendre à des ménages modestes plus de gadgets et de vêtements qu’ils n’ont besoin, promouvoir l’implantation d’un parc d’attraction qui “vend du rêve”, c’est-à-dire produit du désir chez des enfants et accroît la frustration de ceux qui ne peuvent en payer le prix, etc.

Le revenu de base : un moyen de libérer le travail…

Dès lors, le revenu de base ne remet pas en question le droit au travail. Au contraire, il doit permettre de libérer le travail des contraintes que lui impose la logique du profit maximal, et par là de transformer la « sélection sociale des activités utiles » jusqu’ici dominée par les logiques du marché et secondairement de la puissance publique.
Premièrement le revenu de base doit permettre à chacun d’avoir plus de latitude pour choisir son activité. Selon Jean-Marc Ferry,

son intention philosophique est de former la liberté positive d’initier des activités socialement utiles, même si elles sont faiblement rémunérées par le système économique, et par là de restaurer les capacités autonomes d’insertion sociale. Autrement dit, il ne s’agit pas de se débarrasser des exclus en leur assurant matériellement le minimum nécessaire (ce qui serait déjà un progrès), mais de restaurer des perspectives pratiques, en les libérant de l’angoisse du lendemain .

André Gorz rejoint par ailleurs cette perspective :

L’allocation universelle d’un revenu suffisant ne doit pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance de l’État providence. Il faut la comprendre au contraire comme le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle une “politique générative” (generative policy) : elle doit donner aux individus et aux groupes des moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie. Elle doit non pas dispenser de tout travail mais au contraire rendre effectif le droit au travail : non pas au « travail » qu’on a parce qu’il vous est « donné » à faire, mais au travail concret qu’on fait sans avoir besoin d’être payé, sans que sa rentabilité, sa valeur d’échange aient besoin d’entrer en ligne de compte. » (André Gorz, 1997, p. 138)

… et donc de transformer la “sélection sociale des activités utiles”

Le travail étant libéré de la contrainte du revenu, il est attendu qu’un plus grand nombre d’individus choisiront de s’orienter vers des activités non-marchandes vectrices d’une richesse autre que celle issue de la logique marchande. Pour reprendre l’exemple de l’éducation, avec un revenu de base, plus d’individus seraient prêts à donner du temps à des activités d’éducation populaire, d’enseignement artistique ou d’éducation sportive, même si cela doit leur apporter un revenu moindre. Ces formes d’éducation pourraient progressivement se substituer à celles qui ont émergé avec l’essor des jouets gadgétisés, des jeux vidéo et des parcs d’attraction1.
De même, idéalement, les citoyens auraient plus de marges pour s’organiser collectivement afin de répondre à certains besoins collectifs ou améliorer leur cadre de vie : organisation de systèmes de garde d’enfant ou d’éducation partagée, entretien et amélioration du cadre de vie, services collectifs divers, organisation d’événements festifs, participation à la démocratie locale, etc.

Les chômeurs vont jouer à la Playstation

Cependant, lorsqu’on leur présente ce tableau, les défenseurs de l’intégration par le travail-emploi ont alors une réponse qui peut nous mettre en difficulté : les chômeurs d’aujourd’hui n’ont pas la volonté ou les capacités de s’organiser individuellement ou collectivement pour répondre à ces besoins sociaux. « Un reproche récurrent adressé au revenu de base le qualifie d’utopie élitiste, imaginée par des bobos et des intellos ne tenant pas compte du fait que certaines classes sociales seraient moins bien armées pour faire face à cette liberté nouvelle ». Quand ce raisonnement est poussé à l’extrême par Nicolas Baverez, il y a l’idée que pour les couches les plus modestes, « le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance ».

Sans aller aussi loin que Nicolas Baverez, je pense qu’il faut reconnaître que ce n’est pas parce que l’on va mettre en place un revenu de base que les individus les plus exclus socialement vont subitement décider de mener des activités collaboratives ou bénévoles pour améliorer le bien-vivre dans leur quartier. Oui, avec le revenu de base, il y aura des individus qui passeront leurs journées devant leur TV ou leur Playstation et/ou dealeront de la drogue. Notons qu’ils le font déjà sans revenu de base.

L’erreur des défenseurs du revenu de base

Certains supporters du revenu de base se défendent en contredisant frontalement cette idée, en rétorquant que si ces individus agissent ainsi, c’est parce qu’ils ont subi les humiliations de la société du travail, et que l’autonomie que leur donnera le revenu de base leur permettrait de se reconstruire un projet positif. En niant le fait que l’exclusion sociale repose aussi sur des ressorts psychologiques bien installés chez certains individus à tel point qu’ils revêtent une dimension quasi-culturelle, les supporters du revenu de base font preuve d’une certains forme d’angélisme et de naïveté qui porte préjudice à leur combat.

Cet angélisme est le résultat du processus intellectuel qui part de l’idée selon laquelle le revenu de base est une réponse à l’impossibilité de venir à bout du chômage. Si l’on commence par présenter le revenu de base ainsi, alors ajouter que le revenu de base donne de l’autonomie à chacun pour choisir son activité conduit à défendre l’idée que les chômeurs ont tous la capacité de tirer le meilleur parti de cette autonomie.

Le revenu de base cible les individus les plus intégrés

Un revenu pour tous. Précis d'utopie réaliste, par Baptiste Mylondo Coll. Controverses, éd. Utopia, 2010, 108 p., 5 euros.Dire que le revenu de base est une réponse aux besoins des exclus est une erreur conceptuelle et politique. Ce n’est pas l’objectif du revenu de base. Le revenu de base s’adresse en premier lieu aux individus intégrés socialement et qui en plus ont une conscience citoyenne aiguë.

Il doit justement leur permettre de se libérer – totalement ou en partie – de leur travail-emploi (surtout lorsque celui-ci ne correspond pas à leurs valeurs) pour s’adonner plus fortement à des activités auxquelles ils accordent une valeur plus importante. Ce sont eux qui sont le plus à même de développer ces activités de proximité vectrices de richesse sociale, et non pas les individus les plus exclus.
Ainsi, si le revenu de base doit permettre à une élite citoyenne de développer les activités vectrices d’une nouvelle richesse sociale non-marchande, ce n’est pas l’usage qu’en feront les opportunistes qui doit nous préoccuper, comme le rappelle Baptiste Mylondo dans son dernier ouvrage :

Qu’importe donc le sort des passagers clandestins, c’est le sort des coopérateurs qui compte, et il se trouve que ces derniers profitent pleinement de la coopération. Dans la perspective de l’instauration d’un revenu inconditionnel, ce n’est donc pas sur le cas des éventuels passagers clandestins qu’il faut s’attarder, mais sur celui de tous les autres, bénéficiaires sans être profiteurs. De toute façon, quelle serait l’alternative ? Faudrait-il renoncer à instaurer un revenu inconditionnel bénéficiant à tous au prétexte que certains pourraient en profiter ? On voit bien le caractère contre-productif de cette logique de punition collective. Non, au lieu d’entretenir la paranoïa collective, cultivons plutôt la confiance réciproque, entretenons soigneusement ce bien social pour en conserver toute la vigueur et en récolter les fruits.

Une porte plus grande ouverte pour les exclus

En outre, ces travailleurs qui choisiront des activités solidaires de proximité plutôt que la société du travail pourront servir d’exemple pour les autres, de pionniers de l’économie solidaire. L’émergence de comportements altruistes et collaboratifs peut se propager par contagion, donnant envie à un plus grand nombre de participer : selon Mylondo, 

[les] attitudes coopératives assumées pourrait éveiller l’altruisme des coopérateurs occasionnels et, la pression sociale faisant son œuvre, les passagers clandestins pourraient même se trouver contraints à investir un minimum pour la collectivité. C’est le pari de la collaboration, le pari du don à la collectivité.

Ainsi donc, le revenu de base ne s’adresse pas aux exclus, mais d’abord à une élite de citoyens pionniers, à qui elle donne la possibilité d’ouvrir des espaces de collaboration. Mais indirectement, il peut favoriser l’insertion des exclus : ces espaces de collaboration, les plus exclus peuvent choisir de s’y engager, ou pas. Mais au moins, contrairement au monde du travail, la possibilité de s’intégrer dans ces espaces dépend avant tout de leur propre volonté, et non pas de la disponibilité de ressources financières suffisantes pour verser un salaire.


Crédit photo PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification Samuel Huron

1 Certains pourraient me rétorquer à raison que toutes ces activités qui émergent suite à l’introduction d’un revenu de base ne peuvent être réduites à du travail : le bénévolat associatif, la participation à la démocratie locale, l’éducation des enfants (même dans un cadre collectif), l’éducation populaire. Dès lors, on ne pourrait pas dire que le revenu de base favorise l’intégration par le travail. Or ces activités d’éducation devraient idéalement se substituer à la production de jouets gadgétisés, de jeux vidéo ou aux parcs d’attraction, qui eux reposent sur du travail salarié. On a alors une activité qui se substitue à un travail salarié, en remplissant mieux son objectif, à savoir l’éducation des enfants. Cette remarque nous invite à remettre en question la solidité du concept de travail, notamment concernant son rôle d’intégrateur social : faut-il parler du travail intégrateur ou de l’activité intégratrice ?

Bibliographie

FERRY, Jean-Marc, L’Allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Paris, 1995, Éditions du Cerf, Collection “Humanités”.
André GORZ (1988), Les Métamorphoses du travail, éditions Galilée
André GORZ (1997), Misères du Présent, Richesse du possible, éditions Galilée
Baptiste Mylondo. 2012. Pour un revenu sans condition. Garantir l’accès aux biens et services essentiels, Utopia, 2012