Marc de Basquiat, co-président du Mouvement Français pour un Revenu de base livre son analyse du rapport Sirugue sur la réforme du RSA : des bonnes réflexions à saluer, voire même à approfondir ?

Début 2008, en réponse au “Livre vert vers un revenu de Solidarité active”, je publiais “Le rSa, une réforme au milieu du gué” (pdf). Cinq ans plus tard, tout le monde s’accorde pour reconnaître que cette prestation a failli à l’objectif qui lui était assigné, comme le prouve le taux de désaffection record (68%) de la part des bénéficiaires potentiels du RSA activité. Pourtant, l’intuition fondamentale qui sous-tendait le remplacement du RMI par le RSA est toujours partagée :

Tant qu’il n’est pas possible de combiner revenus de solidarité et revenus de travail et d’assurer que le travail paie, aucune politique de lutte contre la pauvreté n’est possible” (extrait du livre vert de Martin Hirsch).

Le rapport de la Commission Sirugue remis au Premier Ministre ce 15 juillet permet-il de sortir de l’ornière dans laquelle stagne le RSA ? N’encourt-il pas également le risque de définir des mesures mal équilibrées, impropres à fonder une redistribution équitable, lisible et dynamique ? Sommes-nous toujours au milieu du gué, ou progressons-nous vers un objectif réellement souhaitable ?

Nous reconnaissons la justesse du rapport quant au constat dressé des dysfonctionnements actuels, dus principalement à la complexité du dispositif et à la persistance d’une stigmatisation des bénéficiaires qui, de fait, refusent d’accomplir des démarches lourdes pour un bénéfice finalement faible, les montants en jeu ne leur permettant en aucune manière de sortir de la précarité.

Nous apprécions également l’énoncé d’un certain nombre de principes permettant d’assainir les débats sur l’assistance sociale à déployer auprès des familles aux revenus modestes : simplification, fusion des prestations, automaticité de l’allocation, individualisation, soutien dès le premier euro, solution pérenne, accès dès 18 ans, abandon du discours malsain sur les “droits et devoirs” de personnes en situation précaire…

Cependant, nous regrettons que certaines contraintes soient encore très présentes : limitation drastique du budget alloué, non intégration du RSA socle et des exonérations de charges patronales dans la réflexion, fonctionnement caricatural du marché du travail, attachement à une logique de guichet pour obtenir l’allocation future.

Au final, nous élargissons la réflexion engagée par le rapport pour imaginer une solution concrète permettant de mettre en œuvre un dérivé de la “prime d’activité”, plus juste et plus efficace.

Un constat partagé

La lettre de mission du Premier Ministre orientait résolument le travail de la Commission vers l’analyse de la Prime pour l’Emploi (PPE) et du RSA Activité, ces deux mécanismes partageant l’objectif d’apporter un complément de revenu aux travailleurs modestes. Le premier, fiscal, calcule une prestation versée annuellement au foyer fiscal en fonction des revenus de l’année précédente. Le second, administré par les CAF et MSA, est calculé trimestriellement en fonction des revenus du foyer social. De nombreuses complications rendent ces dispositifs opaques. Autant la perception de la PPE demande pour seule démarche de cocher une case sur la déclaration annuelle de revenu (IRPP), autant la demande de RSA nécessite de compléter tous les trimestres un questionnaire dense et intrusif, long de six pages.

Notons la disposition particulière qui permet aux bénéficiaires des deux dispositifs de s’exonérer de la déclaration trimestrielle : la PPE “résiduelle” se voyant soustrait le montant du RSA Activité perçu l’année précédente, il est finalement plus simple de ne pas la demander, ce qui permet d’obtenir une PPE plus conséquente l’année suivante, sans entrer dans une rebutante complexité administrative.

Le rapport décrit également les positionnements décalés des deux prestations en termes de niveau de vie du ménage bénéficiaire, montrant que la PPE est parfois versée à des ménages dont le niveau de vie atteint les déciles supérieurs, ce qui s’explique par le biais induit par l’utilisation discutable du foyer fiscal comme entité économique de base. À l’inverse, le RSA – prestation “familialisée” – couvre plus justement les ressources du foyer social, au prix d’un questionnaire intrusif (un couple de concubins est considéré à l’identique d’un couple marié).

Au final, les indus et les non recours atteignent des niveaux inégalés pour le RSA Activité, confirmant qu’il ne présente pas l’exemple dont doit s’inspirer un futur dispositif.

Des principes sains

La première recommandation du rapport est explicite : simplifier le soutien aux travailleurs modestes en les réorganisant autour d’un seul dispositif”. C’était clairement l’intention initiale de Martin Hirsch au début des débats qui ont mené à l’instauration d’un RSA complexe, illisible et au final rebutant les bénéficiaires potentiels. La fusion envisagée début 2008 des mécanismes RMI, API et PPE n’a pas abouti, laissant la place à une coexistence de mécanismes mal coordonnés. Il s’agit aujourd’hui de remplacer le RSA activité et la PPE par un mécanisme unique, quitte à générer des gagnants et des perdants parmi les populations ciblées.

Martin Hirsch à l'assemblée nationale -- CC Richard Ying
Martin Hirsch à l’assemblée nationale – CC Richard Ying

Le rapport envisage comme piste A « un dispositif fiscal réformé, axé sur l’automaticité », en précisant que “le choix d’un instrument fiscal conduit à une quasi-automaticité de la perception de l’aide, telle qu’elle existe aujourd’hui pour la PPE”. Il est noté que ceci évite la stigmatisation des bénéficiaires et est par nature ouvert à tous, sans démarche particulière. Le non-recours extrêmement élevé qui sanctionne le RSA activité incite en effet au choix de mécanismes ne requérant aucune démarche de la part des publics ciblés. Si la prestation est pleinement légitime, exiger des démarches pour l’obtenir est une incohérence qu’il convient d’éliminer.

La troisième recommandation du rapport est de “prévoir une entrée dans le dispositif de soutien financier dès le 1er euro de revenu d’activité”. C’est une remise en question de la logique PPE qui définit un plancher de revenu (0,3 Smic) pour pouvoir bénéficier de la prime. Nous apprécions de voir reconnu le caractère malsain de ce seuil totalement artificiel qui proclame qu’il faut travailler à hauteur d’un certain montant de revenu annuel pour enfin “mériter” d’être aidé…

L’individualisation de la prestation est la quatrième rupture qu’il convient de signaler. Depuis longtemps, les analyses économiques ont érigé comme dogme la nécessité de prendre en considération les unités de consommation des ménages considérés. Les échelles d’Oxford ou autres se substituent à l’analyse simple des besoins réels de diverses configurations familiales.

Par exemple, le seuil de pauvreté d’un adulte seul est valorisé pour 1 alors que les adultes additionnels composant le foyer social (à partir de 14 ans) comptent pour 0,5 et les enfants (en dessous de 14 ans) seulement 0,3. Ce schéma a été établi à partir de sources statistiques mais ne présente aucune pertinence pour modéliser une allocation additionnelle comme celle évoquée par le rapport. En effet, la sur-pondération du premier adulte est globalement représentative du besoin de se loger, un poste de dépense ne variant pas proportionnellement au nombre d’adultes présents dans le foyer. C’est l’objet des diverses aides au logement de fournir une solution adaptée à chaque famille. Une allocation conditionnée par la participation au travail n’a pas beaucoup de rapport avec la dimension familiale du bénéficiaire. Cette simplification est bienvenue.

A sa création le RMI était pensé comme une solution temporaire permettant d’attendre la reprise d’un travail. De la même façon, le RSA a été présenté comme une rampe de lancement vers le travail. La cinquième recommandation du rapport Sirugue est de “garantir la pérennité du soutien financier des travailleurs modestes”, pouvant éventuellement être complétée par une ou des prestations accompagnant la reprise d’emploi. Le changement de perspective d’une allocation “pérenne” est majeur. Malheureusement, le rapport n’approfondit pas le fondement philosophique sous-jacent et n’en explicite pas toutes les conséquences.

Le RMI comme le RSA étaient limités aux personnes âgées d’au moins 25 ans, laissant de nombreux jeunes adultes sans aide. Le rapport met heureusement fin à cette anomalie en affirmant qu’un nouveau mécanisme doit s’appliquer dès 18 ans.

En réalité, le progrès le plus important réside dans l’abandon du discours malsain sur les “droits et devoirs” de personnes en situation précaire. Partant du constat que “l’inactivité n’est pas un choix”, le rapport distingue entre les bénéficiaires du RSA Socle (sans aucun revenu d’activité) et les bénéficiaires des RSA Activité et/ou PPE, qui, par définition sont en activité. Pour ce deuxième groupe, “la logique des droits et devoirs, au-delà des conceptions philosophiques éminemment discutables qu’elle charrie, ne peut aucunement s’appliquer à ce public”. Osons voir cette considération, présentée comme de pure logique, comme une avancée majeure vers la réalisation plénière de l’article 25 de la déclaration universelle des droits de l’homme : “Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires”.

Une réflexion encore contrainte

Limitée par la lettre de mission à l’analyse de la PPE et du RSA Activité, la Commission Sirugue a laissé de côté les deux autres dispositifs majeurs de soutien aux bas revenus : le RSA Socle et l’exonération Fillon de charges patronales sur les bas salaires (entre autres…). Il est dommage que ce rapport, qui analyse très finement la cohabitation entre deux dispositifs finalement assez marginaux (avec un budget annuel de 4 milliards d’euros) n’ait pas été élargi à un ensemble pesant une trentaine de milliards, dont les 4 règles de fonctionnement sont radicalement différentes bien qu’elles s’adressent toutes aux ménages ayant les plus bas revenus, notoirement insuffisants pour assurer leur autonomie financière.

Le RSA Socle est toujours vu comme un “minimum social”, dont le taux de non-recours élevé (30%) n’est pas analysé, alors que nombre des critiques formulées à l’encontre du RSA Activité pourraient s’y appliquer. Vu du bénéficiaire, le fait que ces prestations soient administrées par deux guichets différents constitue une difficulté peu justifiable. Il serait intéressant de considérer l’ensemble des aides sociales du point de vue du bénéficiaire, qui a finalement la contrainte de réaliser lui-même la synthèse entre les diverses administrations impliquées, sans aucun bénéfice de son côté.

L’exonération de charges sur les bas salaires est parfois présentée comme un “cadeau fait au patron”, ce qui est une vision curieuse d’un instrument de régulation destiné à rendre économiquement viables des revenus supérieurs à la valeur ajoutée produite aux alentours du SMIC. Bien entendu, ce mécanisme présente un effet d’aubaine pour certains employeurs qui sont fortement incités à ne pas augmenter les salaires au-delà de la zone donnant lieu à exonération. Voyons donc cet instrument plutôt comme un complément de salaire, subventionné par l’État, versé par l’employeur au salarié.

Six dispositifs d’aides (cas d’un célibataire)
Six dispositifs d’aides, de logiques et paramétrages variés, contribuent au revenu des plus modestes, hors aides au logement (cas d’un célibataire)

Dans cette vision, il est possible d’analyser la contribution résultante des instruments redistributifs sur diverses configurations familiales, selon les niveaux de revenus. Pour un célibataire, le graphique ci-contre montre que l’ensemble des aides apportées par l’État contribue à un montant quasiment stable jusqu’au niveau du SMIC, à environ 440€ par mois, puis descend brutalement pour s’annuler au voisinage du salaire médian (évitant un renforcement du revenu disponible médian, référence du seuil de pauvreté, ce qui limite de facto le taux de pauvreté).

Nous illustrons sur ce simple graphique comment la “trappe à inactivité” est remplacé par une “trappe à smicard” où le salarié comme son employeur sont motivés pour optimiser l’utilisation de l’aide publique, ce qui peut générer des comportements pervers : absence d’augmentation de salaire, rétribution partiellement en nature ou en liquide… Ce biais est renforcé pour les bénéficiaires d’aides personnelles au logement, qui voient leur allocation réduite avec la croissance de leurs revenus officiels.

Notons enfin que le rapport propose de simplifier le calcul du RSA en n’incluant dans les ressources que les seuls revenus d’activité. Ceci peut paraître séduisant, mais constitue en réalité une iniquité flagrante : le titulaire de modestes revenus d’activité, s’il est par ailleurs détenteur d’un patrimoine élevé, générateur de revenus financiers importants, doit-il être traité à l’identique d’un autre, démuni ?

Le rapport se montre en réalité hésitant sur la question des ressources à prendre en compte. La recommandation n°10 prévoit “une condition d’éligibilité déterminée par les ressources du foyer”, ce qui est en pratique très difficile à concilier avec le principe d’individualisation évoqué plus haut.

De la « prime d’activité » au « revenu initiateur d’activité »

La valse hésitation que nous repérons entre des avancées notables et des contraintes insolubles nous permet d’affirmer que si ce rapport est bienvenu dans la réflexion à mener sur l’avenir de notre protection sociale à l’égard des bas revenus, il ne propose pas encore de schéma viable pouvant gommer les inconvénients reconnus du RSA. Une étape supplémentaire doit être franchie, remettant en question un siècle de certitudes quant à la centralité du travail salarié dans nos sociétés.

Ceux qui exercent une activité salariée croient souvent qu’ils travaillent “pour” gagner un revenu à la fin du mois. En réalité, il faut comprendre que plus fondamentalement, la perception régulière d’un revenu les rend disponibles “pour” travailler chez leur employeur. Le deal proposé par l’employeur est : “je m’occupe de t’assurer un revenu, cela t’oblige à venir travailler chez moi”. Indépendamment de son éventuel statut de salarié, chacun sait bien qu’il a besoin d’un revenu assurant au minimum sa subsistance “avant” de pouvoir participer à la société, en s’y exprimant par de nombreuses formes de travail, dans sa cuisine, son jardin, son usine, son bureau…

Arrêtons de penser qu’il convient de distribuer une prime à celui qui assure une activité rémunérée. Est-il plus méritant que la mère ou le père de famille qui, avec patience et compétence, éduque ses enfants, citoyens de demain, assiste ses parents âgés, ou soutient telle ou telle association porteuse de valeurs sociales ?

Ne convient-il pas de penser plutôt à la distribution d’un revenu de subsistance à tous, permettant à chacun d’initier les activités socialement utiles dont il a les compétences ? L’allocation universelle étudiée par le rapport BELORGEY (voir page 103) constitue un schéma supérieur permettant de promouvoir l’activité de tous : « la propriété majeure du dispositif […] en restituant intégralement aux travailleurs le revenu de leur activité, elle est en réalité une mesure qui incite fortement au travail. »

Le rapport Sirugue constitue de notre point de vue une avancée très positive, par la prise de conscience des questions que posent nos politiques et instruments de support au revenu des plus modestes de nos concitoyens.

Nous appelons le gouvernement à élargir maintenant cette réflexion en actualisant et revisitant les travaux de la commission BELORGEY de 1999. Le Mouvement Français pour un Revenu de Base est volontaire pour y participer activement.


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