Le blogueur irlandais Lui Smyth identifie trois tendances qui justifient l’implémentation d’un revenu de base le plus rapidement possible : le déclin des classes moyennes, la fin du plein-emploi, et l’augmentation des productions économiques non-marchandes.

Un texte publié initialement sur le blog simulacrum, traduit par Bernard Kundig, BIEN Suisse.

La digitalisation de notre économie va entraîner une nouvelle génération d’idéologies économiques radicales, à commencer par le « bitcoin ». Pour ceux qui disposent d’actifs financiers, de bon sens technologique et d’un certain sens de l’aventure, l’Etat est l’ennemi et une devise cryptographique la solution. Mais pour ceux qui se concentrent davantage sur le déclin des classes moyennes, sur la quasi disparition du marché des premiers emplois, ainsi que l’avènement d’une culture de la liberté, l’Etat est un allié tandis que la solution pourrait ressembler à un revenu de base inconditionnel.

Avant d’expliquer pourquoi ce concept va pénétrer le débat politique dans le monde développé, permettez moi de décrire à quoi un tel système pourrait ressembler :

  • Chaque membre adulte de la population reçoit un versement hebdomadaire de l’Etat qui suffit à une vie confortable. La seule condition est la citoyenneté et/ou la domiciliation.
  • On touche le revenu de base que l’on ait un emploi ou non ; tout salaire gagné se rajoute à ce versement.
  • La bureaucratie sociale est largement démantelée, il n’y a plus de contrôle des revenus, aucune signature à apposer, aucune menace pour la jeunesse de se voir enfermer dans une trappe de dépendance, aucune pension d’Etat particulière.
  • Le droit du travail est libéralisé, puisque les travailleurs n’ont plus rien à craindre d’un licenciement.
  • Les gens acceptent les emplois disponibles pour augmenter leur pouvoir d’achat. Des secteurs importants de l’économie sont remplacés par le bénévolat, comme cela se passe de plus en plus aujourd’hui déjà.
  • Ce système laisserait moins de place à la fraude dans la mesure où il n’y a qu’une seule catégorie d’ayant-droits et pas d’allocations spécifiques.

Tout cela semble assez radical par rapport aux statistiques actuelles, mais voilà pourquoi vous allez encore en entendre beaucoup plus à ce sujet :

1. Les classes moyennes sont en chute libre

D’après les observations de Jaron Lanier, il fut un temps où Kodak représentait 140’000 emplois de classe moyenne, et sur les ruines fumantes de la faillite de cette société nous avons aujourd’hui Instagram, avec 13 employés. C’est un exemple extrême, parce que dans la plupart des cas, la misère économique reste essentiellement confinée dans la jeunesse, avec des débutants travailleurs piégés dans un cercle de stages, dans une formation toujours plus longue, tout en étant de plus en plus endettés. Le résultat, c’est que les jeunes n’ont plus le droit de devenir adultes. Dans les années 1960, on était propriétaire pour la première fois en moyenne à 24 ans ; en 2002, ce n’était qu’à 28 ans.

Aujourd’hui, la moyenne s’établit autour de 37 ans. Le sentier vers l’indépendance économique est tendu par les forces du marché, trop de monde recherche trop peu d’emplois, et une poursuite du statu quo est à même d’aggraver encore cette situation. En évacuant toutes les inefficiences et en proposant des biens digitaux quasi gratuitement, internet tue les emploi de la classe moyenne. La numérisation a déjà largement démocratisé les études, le cinéma, la musique, le journalisme, sans parler de tout le reste. D’autres industries vont faire la même expérience douloureuse, y compris les professions juridiques, de l’immobilier, dans les assurances, la comptabilité ou la fonction publique, dans la mesure où tous ces secteurs sont soumis à la loi de l’efficacité et verront le nombre d’emplois qu’ils offrent se réduire dans les années à venir.

Quand il sera clair pour ceux qui occupent aujourd’hui les postes de l’establishment que leurs enfants ne trouveront pas de travail, ils vont faire pression pour une solution plus radicale. Pour le dire en termes économétriques, la masse salariale en tant que part prenante de l’économie se trouve en déclin structurel depuis de longues années et a touché un nouveau bas historique aux Etats-Unis. Pendant ce temps, les marges de profit des entreprises ont battu des records de tous les temps.

Les troubles économiques de ces dernières années ont permis à l’industrie de réduire leur personnel ainsi que de baisser le niveau des salaires d’entrée en emploi, sans pour autant réduire leurs capacités. Si cette tendance se poursuit, la création de richesses ne va plus concerner que les propriétaires de capital, et tout va commencer à suivre une logique marxiste. Les classes moyennes (ainsi que leurs représentants élus) empêcheront cela.

2. À long terme, la demande de travail humain est en déclin

Il faut s’imaginer un avenir dans lequel les robots exécutent la plupart de nos travaux manuel et les ordinateurs la plus grande partie de notre travail intellectuel, tandis que notre économie mécano digitalisée est dix fois plus performante. Nous n’avons pas besoin de nous entendre sur une date précise, cela pourrait être en 2050 ou en 2500 ; il suffit de s’accorder sur le fait que, selon toute probabilité, la tendance actuelle va se poursuivre. D’ici là, deux choses peuvent se produire : Soit nous perdons 90% de nos emplois, soit notre consommation de biens et de services se multiplie par dix. Ou un peu des deux.

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La première option nous oblige à revoir drastiquement à la baisse nos attentes concernant la demande de travail, tandis que la deuxième nous contraint à pratiquer une redistribution massive de pouvoir d’achat en direction des consommateurs. Nous avons redéfini la notion de travail par le passé et il n’y a aucune raison qui nous empêche de le refaire. Le concept d’ « emploi » compris comme une activité que se passe hors de chez soi et pour le compte d’autrui est une création essentiellement Victorienne.

Et même quand on a fait du travail une obligation formelle dans le cadre de l’économie de marché, nous avons toujours accepté le fait que certaines personnes n’avaient pas besoin de travailler. Nous ne demandons pas aux enfants, aux personnes âgées ou handicapées de travailler, et ces catégories sont relativement fluides. Pour les enfants, l’obligation de travailler à la maison ou à l’extérieur a été graduellement supprimée déjà à partir de la révolution industrielle, alors que l’âge de la retraite a été introduit plus tard, sous l’impulsion de gouvernements ne voulant pas provoquer une crise des pensions ni devoir faire face à des employés âgés défendant leur rôle social. Tandis que les hommes étaient contraints de quitter la maison pour trouver un travail rémunéré, on gardait les femmes à la maison pour travailler sans rémunération.

Nous avons toujours accepté le fait que certaines gens n’avaient pas besoin de travailler

Pendant les deux guerres mondiales, tout le monde était censé travailler. Lors d’une finale de coupe du monde, presque personne n’est censé travailler. Nous changeons tout le temps nos règles en ce qui concerne qui travaille et comment. Le fait de contraindre des chômeurs à trouver du travail dans un marché sans emplois simplement parce que « tout le monde doit travailler » est pour le moins mal avisé sinon cruel.

En 2012, l’année de travail moyenne comptait 2’226 heures en Corée du sud et 1’381 heures aux Pays-Bas, c’est-à-dire 38% de moins. On peut avoir une économie riche et développée avec relativement peu de travail. Si nous arrêtons de stigmatiser les chômeurs, nous pouvons aussi arrêter de pousser les gens à occuper des emplois socialement sans valeur. Depuis le télémarketing jusqu’à des boulots qui font de leurs détenteurs des mendiants, un grand nombre de personnes est contraint de végéter à la marge de l’économie et dans des rôles presque sans valeur économique marginale.

3. La production culturelle se détache de l’économie de marché

Sur ce plan, nous sommes déjà dans une société de volontaires et de créateurs — et c’est une bonne chose. L’article de Wikipedia que vous venez de lire, la vidéo de YouTube que vous venez de regarder, cette musique électronique russe que vous venez d’entendre, le code qui permet d’augmenter la puissance de votre moteur de recherche, tout cela vous a été donné le plus souvent gratuitement. Au lieu d’une économie de l’information à laquelle tout le monde s’attendait, nous avons obtenu une culture de l’information. Parmi les gens qui sont expulsés du marché de l’emploi, certains vont sans doute rester à la maison toute la journée sur le canapé, mais nombreux sont ceux qui vont sortir dans le monde et produire des biens culturels qu’ils offriront gratuitement.

Au lieu d’une économie de l’information à laquelle tout le monde s’attendait, nous avons obtenu une culture de l’information.

Je ne crois pas au mythe selon lequel les chômeurs sont paresseux. Je vis dans un pays qui a connu le « plein emploi » et qui compte aujourd’hui 14% de chômeurs, et je ne comprends pas que l’on puisse être assez misanthrope pour prétendre que ces 14% de la population seraient simplement devenus plus paresseux. L’emploi ne procure pas que de l’argent, il donne aussi une identité, un statut, la confiance en soi, un sens de la mission et un réseau de partenaires. Tout ceux qui ont accès à ces valeurs seront prêts à travailler pour cela.

Comme le dit Dan Pink dans son discours fantastique, nous sommes motivés par l’autonomie, la maîtrise et par les buts que nous nous donnons, mais pas par l’argent. Si les machines exécutent une plus grande part de notre travail, nous allons devoir trouver d’autres moyens permettant aux hommes de satisfaire ces besoins. Mais cela ne marchera pas si on les oblige à envoyer 500 CV chaque semaine.

Comment le financer ?

On pourrait commencer par obtenir des grandes sociétés qu’elles paient leurs impôts. Comme je l’ai mentionné plus haut, les marges de profit des entreprises ont battu un record de tous les temps, et cet argent circulera beaucoup plus vite s’il est donné aux consommateurs. Pour les travailleurs salariés, un revenu de base apparaîtra un peu comme un remballage d’allocations non taxées, quoiqu’ils auront vraisemblablement besoin d’un gain net pour l’accepter. Ce concept permettra aussi de faire des économies ailleurs dans le secteur public, de réduire les dimensions de la bureaucratie et d’augmenter le rôle des bénévoles et des volontaires.

Il stimulera aussi l’activité économique, comme le montre le scandale des PPI au Royaume-Uni qui a obligé les banques à transférer 10 millions de livres sterling à leurs clients, ce qui a conduit à une croissance de 0.1% du PIB parce que les consommateurs étaient beaucoup plus prompts à les dépenser.

A l’heure où des communautés peuvent créer leurs propres monnaies, quand le capital peut se glisser à travers les frontières numériques même quand il est légalement gelé, tandis que la production économique est de plus en plus décentralisée, la recherche de méthodes nous permettant de collecter des revenus suffisants pour le bien public va devenir une des grandes questions du siècle, peu importe que nous ayons un revenu de base ou non.

Sous le régime légal actuel, la plupart des gouvernements du monde développé sont en faillite, mais comme le prouve le sauvetage des banques, les règles peuvent au besoin être réécrites. La monnaie est un dispositif qui nous aide dans l’allocation des ressources, c’est un symbole et une convention qui semble à la fois solide à court terme et flexible, capable d’évoluer à long terme. Si vous brûlez à l’instant tous les billets que vous avez dans votre portefeuille, vous n’appauvrissez en rien le monde, mais vous réduisez simplement votre accès personnel aux ressources disponibles. Il y a toujours plus d’argent qui circule.

Il est de plus en plus évident que l’austérité ne fonctionne pas ; en fait, on n’aurait jamais du s’attendre à ce qu’elle fonctionne. Un revenu de base inconditionnel serait la réponse keynésienne qui aurait du être proposée dès qu’il est devenu clair que le secteur de la finance est pourri à la base. En d’autres termes, ce serait un « bailout » pour les consommateurs.


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Traduction française par Bernard Kundig, BIEN Suisse