Stuart White est maître de conférence en théorie politique à l’Université d’Oxford, attaché au département de Sciences Politiques et Relations Internationales et au Jesus College. Il est également contributeur pour le blog OurKingdom, qui est la section britannique de openDemocracy pour lequel il a édité une série d’articles sur le thème de la ‘richesse démocratique’. Cet été à Braga (Portugal), il était l’intervenant-phare d’une Université d’été sur le revenu de base.

Une interview initialement publiée en anglais sur le site basicincome.org.uk, traduite par Noélie Buisson-Descombes.

Avant d’apporter votre soutien au revenu de base inconditionnel, vous étiez assez sceptique sur la question. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

J’ai entendu parler de revenu de base pour la première fois dans les années 80. À cette époque, je travaillais temporairement à l’institut d’études fiscales (IFS) au Royaume-Uni. J’ai tout de suite trouvé l’idée particulièrement intéressante, et par la suite j’en ai fait ma thèse doctorale et en ai traité dans mon livre The Civic Minimum (« Un minimum citoyen », ndlt), qui est sorti en 2003.

Je trouvais l’idée très séduisante, mais comme beaucoup j’y voyais au moins une objection d’ordre éthique, à savoir : qu’un revenu de base inconditionnel permet aux gens de recevoir une part du revenu de la société, sans lui apporter de contribution productive en contrepartie. Ce qui enfreint – ou du moins semble enfreindre – un important principe de réciprocité : si vous décidez de prendre votre part des ressources générées par les contributions productives de vos concitoyens, alors vous vous devez de contribuer vous aussi, en raison de vos capacités. Si vous demandez un part du revenu généré par cet effort collectif sans y contribuer alors que vous pouvez le faire, vous abusez de vos concitoyens et, dans un certain sens, vous les exploitez. À première vue le revenu de base permet d’exploiter nos concitoyens.

Je pense que l’objection de l’exploitation est toujours valable, mais elle peut être valable sans être décisive, et ce car il y a aussi des problèmes éthiques à conditionner les allocations sociales à l’emploi ou au fait de vouloir un emploi. Et ces problèmes sont plus importants sur le plan moral que le potentiel écart au principe de réciprocité permis par le revenu de base.

Une objection peut être valable sans être décisive.

Je vais tenter de développer. En règle générale, les individus ont grandement intérêt à éviter les rapports économiques (avec un employeur, un conjoint, des employés administratifs) dans lesquels ils dépendent tant de ressources vitales qu’ils en sont forcés de se soumettre à un rapport de domination. Si j’ai besoin de ce boulot pour avoir un revenu décent, alors mon employeur peut utiliser ma dépendance pour prendre le pouvoir sur moi, et utiliser ce pouvoir à sa guise pour guider mes actions. Des théoriciens politiques républicains tels que Philip Pettit et Quentin Skinner soutiennent que ce type de domination, cette dépendance au bon vouloir arbitraire d’autrui, nous prive de notre liberté. D’autres, notamment Robert E. Goodin, ont exploré la façon dont des situations de « vulnérabilité » du type que je viens de décrire peuvent mener à une forme particulière d’exploitation.

C’est ici l’intérêt majeur du revenu de base, selon moi – et c’est d’ailleurs principalement sur cet argument qu’insistent certains défenseurs du revenu de base comme Daniel Raventos et Julie Wark ou encore David Casassas. En garantissant à tous un revenu d’existence, on va dans le sens d’un affaiblissement de ces situations de dépendance, de vulnérabilité et de domination. Même avec un revenu de base d’un montant modeste, on peut donner aux gens juste ce qu’il faut d’indépendance financière vis-à-vis d’employeurs ou de conjoints, qui va se traduire par une diminution des risques de dépendance, de vulnérabilité et de domination.

On peut résumer notre dilemme comme suit. Imaginons une société A qui fonctionne avec un revenu de base. Comme le revenu de base est inconditionnel en termes de travail, on va avoir un certain manque de réciprocité car certains citoyens choisiront de vivre de leur revenu de base sans travailler (en partant du principe qu’ils en sont capables et en ont l’opportunité). Mais parce que le revenu de base est inconditionnel vis-à-vis du travail, il permet de diminuer la vulnérabilité et la domination dans les relations économiques. Dans la société B, le système d’allocations sociales est bien plus fortement conditionné au travail. Il n’en découle donc pas de rupture du principe de réciprocité, mais la conditionnalité pousse les gens sur le marché du travail et engendre de la vulnérabilité et de la domination.

À choisir, je préfère largement la société A à la société B. en d’autres termes, un manque de réciprocité paraît être le prix à payer, sur le plan éthique, pour se débarrasser ou au moins nettement réduire la vulnérabilité et la domination. C’est ce que je veux signifier lorsque je dis que l’objection de l’exploitation est valide, mais pas rédhibitoire.

Passé un temps, j’étais plus optimiste quant à la possibilité d’éviter ce dilemme. Je me serais demandé alors si nous ne pouvions pas concevoir un système de protection sociale fortement conditionnel mais qui évite cependant la vulnérabilité et la domination tout autant que la non-réciprocité. C’est en résumé l’objectif que je m’étais donné d’explorer dans The Civic Minimum, et j’espérais naïvement qu’il émergerait des politiques sociales du nouveau parti travailliste. Au vu des dernières évolutions, je suis plus pessimiste sur ce point et donc plus enclin à soutenir le revenu de base.

8746485017_5f6809cc64En effet, l’observation de la mise en œuvre de la conditionnalité au Royaume-Uni ces dernières années nous apprend pas mal de choses. Le dernier gouvernement travailliste a lancé une réforme des allocations pour les personnes handicapées en mettant en œuvre une évaluation de la capacité de travailler (Work Capabilities Assessment ou WCA). Comme l’ont observé des blogueuses telles que Kaliya Franklin (‘Bendygirl’) et Sue Marsh, et je pense que tout le monde aujourd’hui partage leur avis, le WCA a été une catastrophe sur le plan humain. Il a mis énormément de personnes handicapées dans des situations d’angoisse et de stress et a entraîné beaucoup de souffrance. Les critères de la conditionnalité sont délicats à fixer, et les dégâts éthiques peuvent être énormes. (Sur cette question, voir ce superbe article de Deborah Padfield.)

Une réponse logique à ce problème serait de tout mettre en oeuvre pour que les critères de conditionnalité soient plus justes, plus humains, et pour cela de modifier les modes de décision pour que les citoyens concernés aient plus de pouvoir dans la prise de décision politique. Ces objectifs sont aussi les miens, de tout cœur. Mais l’instauration progressive d’un revenu de base serait une réponse complémentaire, et peut-être plus durable.

Vous êtes intervenu en tant qu’expert à l’Universités d’été du revenu de base à Braga. Pouvez-vous nous résumer les point clés que vous avez voulu y transmettre ?

J’ai voulu faire des conférences qui servent d’introduction aux aspects philosophiques du débat sur le revenu de base.

Les trois premières conférences m’ont permis d’exposer trois « familles » d’arguments pour le revenu de base. J’appelle la première famille « communiste », m’inspirant en particulier du fameux article de Robert van der Veen et Philippe Van Parijs, « Une voie capitaliste vers le communisme » (pdf). Le communisme, selon eux, n’est pas forcément lié à une propriété publique ou commune des moyens de production mais dépend, premièrement du degré selon lequel la société redistribue son revenu selon les besoins de chacun, et deuxièmement du degré de non-aliénation au travail, c’est-à-dire de la satisfaction qu’on a à travailler. Le revenu de base y est présenté comme un moyen de faire la transition d’une société capitaliste à une augmentation progressive du communisme, dans cette acception-là du terme.

Ma seconde conférence explorait les arguments de la famille libérale pour le revenu de base. Les principaux sont ceux qui s’attachent à la juste distribution des ressources naturelles et autres « actifs extérieurs » rares. Une juste distribution de ces ressources, qui pourrait être monétisée via la taxation et la redistribution de leur valeur marchande sous forme de revenu de base, est conçue comme redistribution antérieure à toute répartition des fruits du travail, et donc comme indépendante du principe de réciprocité.

Et enfin, troisièmement, il y a la famille des arguments républicains et en particulier l’argument que j’ai ébauché ci-dessus, à savoir qu’un revenu de base est nécessaire pour éviter la perte de liberté par la domination. Je pense que les trois familles d’arguments ont leur pierre à apporter à l’argumentaire pour le revenu de base.

7686192960_69be66f425Mais après avoir exposé les arguments en faveur du revenu universel de base, je voulais envisager un certain nombre d’obstacles. La quatrième conférence explorait donc l’objection de l’exploitation dont j’ai parlé. J’ai abordé les différentes manières qu’on pourrait trouver de contrer cette objection. Ici il faut bien noter que par certains aspects un revenu de base peut améliorer la réciprocité dans notre société, par exemple en offrant un salaire social pour des contributions productives, par exemple de soin et d’accompagnement, qui sont par ailleurs non rémunérées dans notre société.

La cinquième conférence explore l’idée qu’il existe une meilleure alternative, une alternative peut-être plus libérale, au revenu de base, à savoir le capital de base. Dans cette vision, chacun reçoit une somme d’argent en une fois, au début de sa vie adulte, plutôt qu’un revenu de base. Ou bien nous pourrions donner aux gens la possibilité de convertir leur revenu de base en grosse somme versée en une fois. Je me suis positionné en faveur d’un degré limité de convertibilité, mais je crois qu’il ne faut pas que ça aille au-delà d’un certain seuil afin de préserver les effets républicains du revenu de base, en terme de prévention de la vulnérabilité et de la domination.

Enfin, dans ma sixième conférence j’ai étudié l’objection selon laquelle c’est bien de philosopher, mais qu’en pratique un revenu de base n’est pas possible à mettre en œuvre. J’ai décortiqué certaines propositions de mise en œuvre existantes, et certaines politiques déjà mises en place dans le monde, et ai avancé l’idée que le revenu de base est faisable, quoiqu’on ait peut-être besoin d’un certains nombre d’outils et d’institutions pour l’obtenir. Je reviendrai sur ce point plus tard.

Qu’est-ce que vous avez appris durant ces trois jours de discussions sur le revenu de base ?

J’ai d’abord à nouveau entendu parler de penseurs qu’il faudrait que je relise, notamment André Gorz.

Mais j’ai également appris beaucoup sur le contexte social et économique actuel et les connexions entre le revenu de base et les besoins et aspirations de nos contemporains.

Par certains aspects, le contexte actuel est similaire à celui qu’on avait par le passé. Par exemple l’idée du revenu de base a pris de l’ampleur pendant les années 80, alors que le chômage de masse se développait. On est dans le même cas de figure en ce moment. En effet certains pays européens font face à de très forts taux de chômage, particulièrement chez les jeunes. Le revenu de base a aussi été théorisé en lien avec l’idée d’une transition vers une économie écologiquement durable, et cette aspiration reste valable aujourd’hui.

Cependant il y a aussi des évolutions technologiques et économiques plus récentes, notamment en lien avec Internet et qui s’ajoutent à ce contexte. Je n’arrive pas encore très bien à analyser ces aspects-là de la situation actuelle. L’argument principal étant que les évolutions technologiques, potentiellement libératoires par nature, risquent à long terme d’entraîner des pertes d’emploi et une augmentation de la précarité, sauf si l’on crée un revenu de base pour offrir à chacun un minimum de sécurité économique. On a par exemple l’émergence d’une économie collaborative, de partage. Elle apparaît comme une libération mais risque d’entraîner de nombreuses pertes d’emploi et, comme nous le fait remarquer Guy Standing, d’augmenter la précarité. Donc on doit se demander si l’on peut avoir cette libération sans la précarité qui l’accompagne, ou en limitant cette précarité, et c’est peut-être là le rôle du revenu de base. (On peut trouver de bons articles sur ces thèmes chez Lui du blog Simulacrum, ou chez Alex Hern et Aaron Peters.)

Ces Universités m’ont été très utiles pour mieux comprendre cette thématique, mais je ne fais que commencer.

Votre dernière conférence portait sur l’applicabilité du RBI. Alors, est-ce qu’il est applicable et y a‑t-il des chances de le voir appliqué en Europe dans les années qui viennent ?

Ma sixième conférence dégageait trois voies vers le revenu de base.

La première et la plus directe consiste à réformer le système fiscal et social. Au Royaume-Uni, le Citizen’s Income Trust (Fondation pour un revenu citoyen, ndlt) a proposé une solution intéressante pour la redistribution des dépenses publiques actuelles, allocations et niches fiscales, sous la forme d’un revenu de base. On arrive à un revenu de base équivalent à environ 50 – 60% du seuil de pauvreté chez les ménages en âge de travailler.

La seconde voie, moins directe, est de créer une sorte de fonds d’investissement public et de payer aux citoyens une part des revenus annuels de ce fonds. C’est le modèle de l’Alaska Permanent Fund dont ont discuté en détail Karl Widerquist et Maichael Howard.

Il y a une troisième voie, très indirecte, c’est d’obtenir quelque chose qui ressemble à un revenu de base en militant pour une meilleure distribution de la propriété privée. Si la propriété privée est mieux répartie, plus de personnes bénéficient d’un revenu de cette propriété, indépendamment de leur force de travail. De nombreux États subventionnent l’accumulation de propriété privée, mais il le font souvent de manière à favoriser les plus aisés (par exemple avec des déductions d’impôts). Il existe cependant d’autres moyens, plus égalitaires, de soutenir l’accumulation d’avoirs, comme la politique du Child Trust Fund (livret d’épargne enfants) du précédent gouvernement britannique.

Si l’on se réfère à James Meade et John Rawls, on peut voir ces propositions, respectivement comme les voies « État-providence », « sociale-démocrate » et « capitalisme libéral » vers un revenu de base. Je pense qu’il faut rester ouvert d’esprit quant à ces voies et que pour aller vers un revenu de base conséquent il nous faudra peut-être en combiner deux, voire les trois.

En termes de faisabilité politique, le pense que les propositions sociale-démocrate et de capitalisme libéral sont pour l’instant plus facilement envisageables dans les pays anglo-saxons, mais je n’en sais rien en ce qui concerne le reste de l’Europe. En effet les Etats-Unis et le Royaume Uni fonctionnent déjà plus sur une idéologie où le droit à la propriété domine sur le système fiscal et social comme mode de répartition des richesses.

Cependant je pense que pour avoir un revenu suffisant il faudra pas mal utiliser le système fiscal et social. Ce qui nous ramène aux peurs liées à l’objection de l’exploitation. La préparation du terrain pour un revenu de base fondé sur une politique fiscale et sociale, en tous cas au Royaume Uni, ne va pas être une sinécure quand on voit l’hostilité de la plupart des gens à ce que d’autres soient « payés à ne rien faire » via les allocations. Je pense que le seul moyen d’y parvenir est d’essayer de rééquilibrer le débat public en menant une campagne de prise de conscience des dégâts de la conditionnalité (et de l’évaluation avec critères).

Que faudrait-il faire pour élargir le mouvement ?

En ce qui concerne l’élargissement du mouvement, je ne pense pas être le mieux placé pour répondre ! J’ajouterais juste que vous avez raisons de parler de mouvement. Un mouvement n’est pas simplement un réseau de gens qui partagent des idées, aussi important que cela puisse être. C’est un réseau qui milite pour des idées. Il faut mener cette campagne, militer, non seulement auprès des élites mais aussi, pour la raison que je viens d’évoquer, dans l’opinion publique et auprès de nos concitoyens.

Je crois que depuis 2011, on peut observer en Europe une évolution intéressante : un mouvement né en réaction contre les coupes budgétaires est en train de se muer en un mouvement constructif, qui parle de créer un monde meilleur que celui que nous avions même avant la crise financière, plutôt que de simplement éviter les coupes (quoique ce soit important aussi). Le revenu de base est une idée puissante qui peut trouver sa place dans ce mouvement alternatif.

Dans le contexte européen en particulier, Philippe Van Parijs a présenté de façon intéressante la possibilité de financer un « euro-dividende », un revenu de base financé par une taxe à la valeur ajoutée, arguant que ce dividende pourrait constituer une solidarité supplémentaire dont nous avons grand besoin. L’Initiative citoyenne Européenne sur le revenu de base tombe à point nommé et nous donne l’objectif concret qu’il nous fallait pour développer un réseau militant à l’échelle européenne.

Propos recueillis par Stanislas Jourdan.


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Traduction : Noélie Buisson-Descombes