Et si on arrêtait de célébrer naïvement la fête du travail et si on luttait plutôt pour cesser de perdre notre vie à (essayer de) la gagner ?

Article initialement publié sur La Science du Partage, le blog de Guy Valette

Chacun, suivant sa conscience se fait son 1er mai : fête des travailleurs transformée un temps par Pétain en fête du Travail, journée internationale des luttes des travailleurs ou simplement fête du muguet et pique-nique en famille. Mais ce ne fut pas toujours une fête. Il y eut des 1er mai de grèves et de combats réprimés dans le sang. Cet article nous rappelle l’origine de ce jour chômé : c’était à la fin du XIXème siècle, en 1886, lors d’un mouvement de grève réunissant plus de 340.000 travailleurs. Ils luttaient pour la journée de 8 heures à Chicago aux USA, il s’en suivit des incidents violents. En France à la même époque on a tué aussi des travailleurs : le 1er Mai 1891 à Fourmies, il y eut 10 morts.

C’est dans le sang que commençait cette longue lutte pour se libérer du travail salarié et se donner du temps pour soi.

Ce n’est qu’en 1919 que la semaine de 48 heures avec la journée de 8 heures est instaurée. En 1936 ce sont les deux semaines de congés payés et la semaine de 40 heures. En 1956 c’est la troisième semaine de congés, puis la quatrième en 1969. En 1982 ce sont les 39 heures, la retraite à 60 ans et la 5ème semaine de relâche. En 2000 les 35 heures enfin.

Que de combats pour tenter de s’extirper de ce carcan, de cet esclavage des temps modernes qu’est le salariat !

Face à ces conquêtes sociales pour se libérer du joug du travail prolétarisé, le capitalisme a trouvé différentes parades pour préserver son taux de profit. C’est d’abord l’augmentation des cadences par l’automatisation de plus en plus poussée de l’appareil de production, ce qui s’est traduit par des licenciements et une intensification du travail pour ceux qui ont eu « le privilège » de voir leur contrat de travail renouvelé. La conquête de nouveaux marché offrant des débouchés à cette production de masse, c’est aussi la mondialisation des échanges qui a permis la délocalisation de la production dans les ateliers sordides d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine où les salaires sont dérisoires et les conditions de travail similaires à celles du XIXème siècle en Europe (on se souvient de l’effondrement des ateliers du Rana Plaza, il y a un an au Bengladesh avec ses 1200 victimes, des ouvrières du textile payées moins de 35 euros par mois).

Comme si cela ne suffisait pas, depuis le début de ce XXIème siècle, en France et dans de nombreux pays, les gouvernements successifs de la droite libérale ou de la “gauche de progrès”, au nom de cette satanée compétitivité, n’ont de cesse de remettre en cause certaines conquêtes sociales, avec par exemple l’augmentation du nombre d’années de cotisation ouvrant les droits à la retraite et la remise en cause des 35 heures.

Dans cette lutte incessante entre travail et capital, où les conquêtes d’un jour sont suivies de nouvelles déconvenues pour les travailleurs, le capital essaie par tous les moyens de réduire la valeur du capital humain dans le processus de création de la valeur marchande, en ayant recours soit à de nouvelles technologies toujours plus performantes, soit à une main d’œuvre sous payée et surexploitée.

Dans cette course effrénée, où il faut toujours avoir une longueur d’avance pour s’assurer les profits, la valeur de chaque marchandise contient des parts toujours plus minces de travail humain. C’est ainsi que pour un tee-shirt fabriqué au Bengladesh, vendu 30 euros, la part des salaires est évaluée à 30 cents soit 1 % de la valeur finale. Pour une tablette électronique iPad de chez Apple, à 400$ de prix de vente, la part de la main d’œuvre est estimée à moins de 28$, dont 8$ seulement pour l’assemblage en Chine. La diminution du travail vivant connaît une accélération importante et, n’est pas prête de s’arrêter. Ainsi : Facebook a acheté la messagerie WhatsApp qui emploie seulement 55 salariés pour 19 Milliards de dollars, par comparaison la multinationale Kodak, en faillite, a employé jusqu’à 145.000 personnes. Aux États-Unis, dans les vingt années à venir, la robotisation et la numérisation de l’économie devrait « détruire » encore plus de 47 % des emplois existants.

On aurait dû se réjouir de l’augmentation phénoménale de la productivité !

La machine aurait dû libérer en grande partie l’homme du salariat et du travail contraint. Il n’en a rien été, parce que ceux qui détiennent les machines et le capital ne peuvent pas imaginer voir leurs profits diminuer. Tout en réduisant sa place dans la production, ils ne peuvent se dispenser de ce capital humain. Alors c’est la fuite en avant, vers ce toujours plus qui ne conduit nulle part et où le laisser-faire tient lieu de politique à nos États moribonds.

Cette course au leadership, pour imposer une marque et maintenir un pricing power, exige de plus en plus d’investissements pour innover et tenter d’augmenter sans cesse la productivité, pour produire toujours plus en laissant sur le carreau de plus en plus de travailleurs. Outre le gaspillage de ressources, cette société de l’abondance que l’on nous impose par la dictature de la nouveauté et de l’obsolescence programmée, ne survit qu’en essayant de résoudre la quadrature du cercle qui est à la fois de contraindre et de marginaliser par tous les moyens le travail humain pour libérer des profits potentiels toujours de plus en plus importants, tout en essayant de maintenir la centralité du travail salarié dans l’organisation d’une société de consommation nécessaire à la réalisation de ces mêmes profits.

Alors, pour remplacer les emplois perdus dans la production industrielle et tenter de contenir le taux de chômage à un niveau acceptable, on a créé de nouveaux services. Toutes les activités humaines qui échappaient jusqu’à lors à la sphère marchande sont monétisées. Les petits boulots, les emplois précaires et les mini-jobs explosent dans le domaine du commerce et du service à la personne, tandis que les emplois qualifiés dans l’industrie se font rares. Ainsi, la précarité augmente dans les pays dits « richesˇ », où le PIB dépend essentiellement de la consommation des ménages. Pour entretenir le feu de la consommation, on ne trouve rien de mieux que de brûler les gains futurs par le développement du crédit jusqu’au surendettement, par la création monétaire qui est dans les seules mains du secteur bancaire. La crise de 2007 en est l’aboutissement. Pour sauver l’industrie financière avide et imprudente, les États s’endettent. Pour réduire les déficits on sabre les budgets sociaux, augmentant encore la précarité. Pendant les Trente Glorieuses, le capitalisme avait réussi à intégrer une très grande majorité de la population à son système économique, mais aujourd’hui il exclut de plus en plus et toujours plus violemment.

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Ainsi comme le souligne Anselme Jappe, la sortie de la société du travail n’est pas une sortie pacifique, mais bien un drame. Dans nos sociétés, le travail, indépendamment de son rôle fondamental, bien que réduit, dans la production, reste la « médiation sociale » principale. Sans contrat de travail, sans emploi, pas de logement, pas d’accès au crédit, pas d’émancipation de la cellule familiale. Ainsi l’être humain, pour se réaliser dans cette société marchande, est condamné à rechercher à tout prix un « job » et à consacrer toujours trop de temps à travailler pour d’autres, pour le profit de ceux qui détiennent le capital.

Desserrer l’étreinte du capital sur le travail est le combat que doivent reprendre les travailleurs et leurs organisations. Cette lutte d’émancipation passe par la nécessaire réduction du temps de travail. Après les 35 heures, la semaine de travail de 4 jours doit être un premier objectif à atteindre.

Une perspective nouvelle s’ouvre ainsi à nous : la construction d’une civilisation du temps libéré. Mais, au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à cette perspective et présentent la libération du temps comme une calamité. Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail – comment faire pour que les immenses quantités de travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens. – André Gorz.

La semaine de 4 jours : du temps libéré des emplois partagés

Les travaux de Pierre Larrouturou l’ont montré, la semaine de 4 jours n’est pas une hérésie économique, au contraire, elle est la seule solution pour partager le travail salarié qui existe encore. Mais la réforme des 35 heures semble avoir fermé définitivement la porte à toute évolution dans ce domaine. Pire, dans les pays occidentaux, face à la disparition du travail au profit d’une consommation supplémentaire d’énergie fossile, avec une croissance qui ne revient plus, face aux déficits budgétaires, on tourne le dos à toute réduction du temps travaillé, en incitant ceux qui ont encore un emploi à travailler plus et plus longtemps et en imposant à d’autres des « mini-jobs » , temps partiels insuffisants pour subvenir aux besoins élémentaires de chacun.

Avec la conquête de cette nouvelle réduction du temps légal de travail, les possibilités de gestion de ce temps libéré seraient diverses suivant les corps de métiers, au gré de l’entreprise et des salariés : de 4 jours de travail (28 heures) sur 5 (pour la plupart des salariés), à une année sabbatique tous les 5 ans, pour des chercheurs par exemple.

En redonnant la capacité à l’individu d’exercer ce « droit de retrait » partiel du salariat et d’arbitrer entre un temps de travail salarié et un temps pour réaliser sa vie (activités personnelles ou familiales, activités culturelles, sportives, associatives, sociales ou politiques), il ne fait pas de doute que l’ensemble de la société s’en trouvera mieux. Par cette réduction du temps de travail, de nombreux emplois seraient ainsi libérés, contribuant mécaniquement à la réduction du nombre de chômeurs, à la relance de l’économie et à la réduction des déficits des organismes sociaux de solidarité et du budget de l’État.

Mais la création d’emplois par la réduction du temps de travail doit encore résoudre l’équation qui est celle de libérer du temps sans baisser les revenus des salariés.

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Se réapproprier le capital collectif qui nous a été confisqué

Les industries du marketing, de la communication de l’information et de la connaissance le montrent. La richesse engrangée par les groupes leaders dans le secteur de l’immatériel ne dépend plus du temps de présence au poste de travail de quelques salariés. L’intermittence du travail, l’exigence de formation et d’échange continus tendent à se généraliser dans tous ces nouveaux secteurs industriels, mais on continue trop souvent à rétribuer le travail au temps passé à son poste de travail, à la manifestation mesurable de sa présence dans l’entreprise. Une autre piste existe : déconnecter partiellement le temps de travail, et les revenus que procure ce travail.

La division sociale complexe du travail devrait pourtant permettre une socialisation accrue du revenu et une extension des solidarités. Ce serait le sens d’un revenu universel garanti ou salaire social déconnecté du travail. (Daniel Ben Saïd- “Éloge de la politique profane” – Albin Michel – page 49 )

Les détenteurs de capitaux ou d’un patrimoine, les rentiers, ont toujours vécu, avec en plus d’un salaire éventuel, des revenus de leur patrimoine (intérêts, dividendes, loyers). Patrimoine privé qui ces temps derniers ne cesse de gonfler. Alors pourquoi le salarié ne jouirait-il pas aussi d’une rente universelle prélevée sur la richesse globale du pays ?

On sait aujourd’hui que la dynamique économique, la croissance endogène, est due au capital matériel et humain collectif accumulé au cours des siècles, sur lequel s’appuient les agents économiques pour produire de la valeur. Aujourd’hui il est accaparé par quelques uns pour leurs seuls profits. Par exemple, dans le domaine du tourisme, quand un hôtelier bénéficie de l’attractivité de sa région, il ne le doit pas seulement à son travail personnel ou à la qualité de ses prestations, il le doit aussi à l’investissement que les générations d’habitants de la région ont consenti, depuis des siècles, pour valoriser le pays (infrastructures, musées, châteaux, entretien et beauté des sites, etc …). Il serait juste qu’une partie des bénéfices de l’industrie touristique récompense ces efforts collectifs et soit attribuée sous forme de revenu universel.

Dans le même ordre d’idée, pourquoi l’exploitation des ressources naturelles d’un pays ne contribueraient-elles pas à abonder ce revenu complémentaire ? Plus généralement, pourquoi les fruits de la création, de l’intelligence des générations précédentes ne seraient-ils pas partagés au lieu d’être exclusivement la propriété de quelques uns ? Comme on se doit de transmettre aux générations suivantes les connaissances et la culture, fruits de la création des générations précédentes, on devrait tous pouvoir jouir de l’usufruit de ce patrimoine commun.

Mesurer la part de cette richesse qui provient de ce capital collectif peut paraître une tâche complexe à réaliser. Certains économistes l’évaluent autour de 15% du PIB.

Après tout, peu importe sa valeur, c’est son existence que l’on devrait revendiquer pour changer de paradigme et desserrer cet étau qui nous opprime et nous oppresse. Au XIXème siècle on a mis fin à l’esclavage, il serait temps de trouver les moyens de cesser de perdre sa vie à essayer de la gagner ; de vraiment « faire sa fête » au travail subi, au salariat.

Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissement docilement d’elles mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. – Paul Lafargue, Le Droit à la paresse


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