Yoland Bresson, l’un des pionniers du revenu de base en France, revient sur la proposition de revenu d’existence en eurofranc annoncée par Nouvelle Donne. Interview.

Cela fait plus de trente ans que vous prônez la mise en place d’un revenu de base en France. Quelles leçons tirez-vous de l’initiative européenne lancée l’année dernière et des récents développements de l’idée en France ? Y a‑t-il des progrès ?

Bien que le nombre requis de signatures n’ait pas été atteint, l’Initiative Citoyenne européenne est pour moi un succès. Elle a permis de nous efforcer à nous rassembler, à nous structurer dans un mouvement unique, le Mouvement Français pour un Revenu de Base en France, à tisser ou resserrer des liens avec nos amis européens dans le cadre de l’alliance européenne en cours de construction… Je reviens d’un voyage en Bulgarie à l’invitation d’un syndicat pour débattre justement du revenu de base. J’y ai appris que les bulgares avaient dépassé leur quota avec 45.000 signatures pour l’initiative. Il y avait là des autrichiens, des slovènes, des roumains, des polonais… et ces derniers m’ont dit que plusieurs partis avaient, à la suite de l’initiative, inclu dans leur programme le revenu de base, qui devrait être débattu au Parlement avant la fin de l’année, et ils m’ont invité à venir présenter le revenu d’existence au Parlement polonais à l’automne prochain.

En France la diffusion de l’idée s’est incontestablement accélérée au risque cependant de créer une certaine confusion, tant les propositions peuvent diverger sur les montants et les modalités. Pour ma part, je pense qu’il est fondamental d’insister sur l’inconditionnalité, de l’attribution de la naissance à la mort et pour moi de l’égalité de la dotation. Je me suis rallié au terme générique de revenu de base pour faciliter le rassemblement de toutes les nuances, mais je tiens à la notion de ‘revenu d’existence’, revenu alloué parce qu’on existe, dont le montant dépend des ressources du pays, et non d’une évaluation des besoins pour vivre.

Vous avez inspiré la proposition de Nouvelle Donne de revenu de base en l’euro-franc. Pouvez-vous expliquer le raisonnement qui vous a conduit à proposer cette voie d’instauration du revenu d’existence ?

Je prends régulièrement l’exemple du jeu de cartes pour montrer que l’instauration du revenu de base est un changement dans la distribution des revenus et non une modification de la redistribution. Le jeu crée des gagnants et des perdants. La redistribution consiste, après résultat, à prélever sur les gagnants pour donner des subsides aux perdants et les autoriser ainsi à continuer de jouer. Donner à priori un revenu de base inconditionnellement à chacun, c’est changer la distribution des cartes, faire en sorte que chaque joueur ait un as dans sa main. On isole d’abord les quatre as et les distribue de manière égale à tous, avant de distribuer le reste des cartes. Le revenu de base applique le même raisonnement : on isole une part du PIB et le distribue également entre tous. Le reste du PIB est réparti inégalement selon les revenus d’activité. La différence avec le jeu de cartes c’est qu’à chaque tour, la distribution reprend intégralement, tandis qu’en économie le jeu est continu. Il faut donc prévoir une phase de transition qui nous fait passer de l’ancien mode exclusivement redistributif au nouveau mode de distribution.

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Le mécanisme le plus simple pour instaurer progressivement le revenu de base, sans affecter le fonctionnement de l’économie, est celui de l’écluse. Il faut ajouter en quelques années le montant du revenu de base aux revenus de chaque citoyen et préparer pendant cette période les modalités de prélèvement à la source qui assurera la pérennité ultérieure de l’allocation du revenu de base. L’idéal serait que la Banque centrale, ici la BCE, qui accroît chaque année la masse monétaire, le fasse en distribuant cette manne également entre tous les citoyens plutôt qu’en l’allouant aux banques privées, qui se chargent ensuite de prêter aux États et aux particuliers. Rien ne serait modifié, puisque les particuliers recevraient leurs revenus de base sur leurs comptes bancaires ou les déposeraient en banque. La FED aux USA avec le Quantitative Easing [QE] a déversé jusqu’à 85 milliards de dollars par mois pendant plus d’une année. Si elle les avait répandus en pluie sur les comptes des citoyens américains, ils bénéficieraient aujourd’hui d’un basic income [revenu de base, ndlr].

Devant la certitude que la BCE se refuserait à procéder ainsi, j’avais proposé une méthode alternative fondée sur un emprunt des particuliers auprès du système bancaire, mais dont l’emprunteur final était l’État, emprunt à durée infinie, donnant ainsi une rente perpétuelle aux banques en proportions des comptes d’existence ouverts et abondées par elles. Cette méthode reste valable en toute circonstance. Mais face à la crise que nous connaissons, le débat sur l’euro s’est réduit à sortir ou non de l’euro. Compte tenu des menaces déflationnistes, la baisse du pouvoir d’achat des ménages, l’atonie de nos économies, j’ai alors pensé qu’il y avait une opportunité exceptionnelle de réaliser la transformation structurelle du revenu de base, en même temps qu’une politique conjoncturelle efficace.

C’est ainsi que j’ai proposé d’initier la transition en créant une monnaie complémentaire nationale, l’eurofranc. Cette monnaie serait à parité avec l’euro, à cours légal obligatoire, inconvertible en euro, ne pouvant être utilisé pour acquérir des actifs capitalisables (immobilier, actions, obligations…), donc monnaie de consommation nationale, tous les prix et salaires restant libellés en euros. L’Euro de monnaie unique devenant monnaie commune. Le revenu de base serait alors distribué en eurofrancs, crées par la Banque de France. Et pour créer un choc de compétitivité maximum chaque citoyen recevrait 400 eurofrancs par mois, avec lesquels ils pourraient payer une partie de ses achats.

Un revenu de base en eurofranc permettrait de réaliser la transformation structurelle du revenu de base, en même temps qu’une politique conjoncturelle efficace.

Dans la foulée, la suppression des allocations familiales en euros et autres allocations conditionnelles, permettrait de supprimer les cotisations correspondantes prélevées sur le travail, réduisant significativement le coût du travail, améliorant la compétitivité, sans pour autant réduire le niveau de protection sociale. Les dépenses en eurofrancs donnant des recettes de TVA en eurofrancs permettrait à l’État de réaliser des dépenses courantes en eurofrancs réduisant les dépenses publiques en euros et le déficit. Le pouvoir d’achat supplémentaire issu de la dotation du revenu de base soutient une reprise de la demande et la croissance. Malheureusement nos gouvernants et les élites et experts qui se répandent dans les médias sont tellement enfermés dans leur mode de pensée figée qu’ils restent sourds et aveugles et ne voient même pas l’évidence. À l’exception de Nouvelle Donne.

Justement, la proposition de Nouvelle Donne revoit à la baisse le montant de 400 eurofrancs que vous proposiez. Par pragmatisme ou manque de courage politique ?

Le poids des préjugés est tel que Nouvelle Donne n’a pas échappé au réflexe traditionnel : créer ainsi de la monnaie ne risque-t-il pas de provoquer de l’inflation ? Cette crainte n’est pas fondée dans la conjoncture actuelle où le risque de déflation est beaucoup plus inquiétant. De plus, la création monétaire entraine deux conséquences envisageables : l’augmentation des quantités produites, la croissance réelle, ou (et) une augmentation des prix des biens et services, l’inflation. En situation de rareté ou d’incapacité à augmenter l’offre rapidement se sont les prix qui augmentent, c’est souvent ce qui est arrivé dans l’histoire ancienne et qui explique ce réflexe. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui où nos capacités de production sont insuffisamment exploitées et où nous sommes capables de produire de tout, vite et en trop, avec de moins en moins de labeur humain. En réduisant sa proposition à 150 eurofrancs, Nouvelle Donne a voulu anticiper la critique d’une forte création monétaire devenant inflationniste. Mais ce faisant, ils en ont diminué d’autant l’efficacité de la mesure pour sortir de la crise.

Une autre proposition de revenu de base européen a été formulée par Philippe Van Parijs : l’eurodividende. Ces deux scénarios sont-ils contradictoires ? Pourquoi préférer l’eurofranc à l’eurodividende ?

Je suis tout à fait en accord avec Philippe Van Parijs quand il propose un dividende européen. Il y a d’ailleurs quelques années lors d’un congrès du BIEN [Basic Income Earth Network] nous avions suggéré de transférer les aides agricoles de la PAC à tous les citoyens de l’Union, également réparti entre tous, afin de constituer le socle d’un basic income européen. Je pense qu’un dividende européen, même faible, identique partout aurait une immense valeur symbolique : il matérialiserait la citoyenneté européenne. Sur ce socle chaque pays pourrait élever un revenu de base complémentaire national, en eurofranc, eurolire, europeseta… du moins pendant une période transitoire. L’euro deviendrait monnaie commune et non plus unique, jusqu’à ce que la convergence de nos économies, de nos systèmes fiscaux, et sociaux ainsi que les mécanismes de solidarités inter-états nous permettent d’avoir un revenu de base européen égal pour tous, distribué en euro, redevenant vraiment la monnaie unique.


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