Nous reproduisons ci-dessous l’entretien de Manja Taylor avec Taku Fundira, chercheur principal en économie à l’Institut d’Etudes de la Pauvreté et des Inégalités, et directeur de recherche et promoteur de la campagne BIG (Basic Income Grant, Allocation d’un revenu de base) de la SADC (Southern African Developement Community, Communité de Développement de l’Afrique Australe). Il évoque toute la région de l’Afrique australe.

[Manja Taylor]  Vous souvenez-vous de votre toute première rencontre avec le Revenu de base ?

[Taku Fundira] Oh oui, je m’en souviens. C’était il y a deux ans. Je venais juste de changer d’emploi. Auparavant, je travaillais dans le secteur du commerce international. Alors que mon emploi actuel porte sur la justice économique et sociale, la protection sociale et la sécurité du revenu. Le débat sur le revenu de base commençait tout juste, C’était une nouvelle phase d’apprentissage où on discutait du pour et du contre.

Nous développons des modèles économétriques pour mesurer l’impact de l’allocation d’un revenu de base sur les économies locales dans la SADC. Nous cherchons à déterminer quel serait le modèle le plus efficace pour l’allocation d’un revenu de base en Afrique-du-Sud et pour toute la région de la SADC.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’histoire du revenu de base en Afrique-du-Sud ?

Si on regarde l’histoire de l’Afrique-du-sud depuis le début de la démocratie en 1994 – Avec l’ANC (African National Congress,  Congrès national africain) comme parti dirigeant – je pense qu’il est clair qu’au moins pour part, leur objectif a toujours été de remédier à la pauvreté et aux inégalités de revenus par le biais d’une redistribution des richesses. Malheureusement, les choses ne se sont pas déroulées au cours des vingt dernières années comme initialement prévu. Nous rencontrons encore des hauts niveaux de pauvreté, de chômage et le fossé des inégalités est encore très large…

En 1999, faisant suite aux recommandations du rapport d’un groupe de travail interdépartemental, une commission, connue sous le nom de commission Taylor, a été formée afin d’étudier la possibilité d’un système global de sécurité sociale pour l’Afrique-du-Sud. Et en 2002, cette commission a recommandé d’allouer un revenu de base. Il fut alors démontré que l’Afrique-du-Sud avait les moyens de le financer. Et cela devrait faire partie des choix politiques ! Dans le même temps, une coalition pour le revenu de base s’était constituée et faisait pression pour qu’il soit adopté. Mais malheureusement, le gouvernement refusa de l’intégrer dans sa politique. 

Ce que nous avons remarqué, c’est que l’idée s’est répandue dans les programmes existants. L’aide reste cependant limitée à certaines catégories de personnes et dépend des revenus. Mais étendre ces programmes d’aide est un pas qui va dans la bonne direction. Nous voudrions que l’allocation d’un revenu de base universel soit l’objectif final clairement défini, non seulement en Afrique-du-Sud, mais aussi dans le reste de la SADC.

La SADC relève que tout en étant le pays le plus riche en ressources, l’Afrique-du-sud est aussi le pays où l’inégalité des revenus est la pire au monde… Où va donc toute cette richesse ?

Durant l’apartheid, il y eut une volonté délibérée du gouvernement de créer une main d’œuvre bon marché : celle des Sud-Africains noirs. Et les effets s’en font encore sentir aujourd’hui. La plupart des revenus demeurent entre les mains de la minorité blanche. C’est pourquoi nous avons encore aujourd’hui des masses importantes de main d’œuvre non qualifiée. Cela est particulièrement vrai dans le secteur minier. 

Dans la SADC, les gouvernements ont répété à maintes reprises qu’ils n’avaient pas d’argent pour financer des programmes de protection sociale universelle. Mais nous savons que notre pays dispose de suffisamment de ressources internes pour financer cela. Soixante-deux milliards de dollars américains quittent chaque année le continent africain du fait de trafics illicites et de manipulation des prix par les multinationales. Il faut restructurer cela pour que la richesse reste à l’intérieur des frontières régionales. Ce qui permettra de financer le revenu de base.

Par ailleurs, l’exploitation des ressources du continent continue sans qu’il n’y ait le moindre réinvestissement pour l’avenir. Ce qui ne laissera aucune ressource dont tirer profit aux générations futures. C’est pourquoi il y a de l’engouement à mobiliser nos ressources internes alors que la confiance dans l’aide des donateurs tend à se réduire. L’Afrique peut financer son propre développement. 

Si nous voulons atteindre cet objectif, nous devrons, en tant que société civile, faire beaucoup de bruit auprès des bonnes personnes et auprès de nos politiciens.

En Europe, les médias et les hommes politiques appellent le flux actuel des demandeurs d’asile une “crise de migrants”. Pouvez-vous décrire la situation actuelle des réfugiés dans les pays de la SADC ?

L’Afrique-du-Sud est la principale destination des migrants, bien que nous ne voyions pas cela comme une crise.

La plupart de gens sont à la recherche d’opportunités économiques et malheureusement, l’Afrique-du-Sud est perçue comme un pays de cocagne, alors qu’en réalité, elle a ses propres défis à relever. Pour nous, l’instauration d’un revenu de base peut limiter ces schémas de migration car cela apporterait la certitude d’un revenu aux gens pourraient s’organiser à partir de ce revenu minimum. (Plus d’un demi-million de migrants actuellement en Afrique australe (chiffre du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations-Unis) [en]).

L’idée du revenu de base es- elle aujourd’hui majoritairement partagée dans la population, chez les politiques ou les dirigeants économiques ?

S:oyons honnête ! La perception qu’a le public du revenu de base en est encore au stade embryonnaire. Beaucoup de gens ne sont pas conscients du contexte et assimilent ces aides à de la charité. Ils pensent que « c’est pour les feignants », que cela favorisera certains fléaux sociaux comme l’alcoolisme, les grossesses adolescentes, etc.

En ce qui nous concerne, nous avons été éduqués dans l’idée qu’il nous fallait « trouver un emploi pour être quelqu’un dans cette société ». Dans le cas contraire, c’est stigmatisant. Cela requiert donc un changement des mentalités. Le revenu de base n’est pas de la charité. C’est de la justice. C’est un droit humain fondamental.

Certains politiques soutiennent l’idée du revenu de base parce qu’ils ont été confrontés à des expériences ou des experts dans d’autres pays. Mais il y en a d’autres qui demeurent totalement opposés à cette idée. Ce qui pourrait changer leur perception, ce serait de voir quelqu’un qui a bénéficié d’une telle aide et de constater les conséquences positives que ça leur a apporté. 

Nous étudions les projets-pilotes qui ont eu lieu en Amérique latine et à Otjivero (Namibie) pour démontrer l’impact positif et convaincre nos politiques. 

Parfois ceux-là utilisent les projets-pilotes pour leur campagne électorale, dans le genre « si vous ne votez pas pour nous, vous n’obtiendrez pas cette allocation… ». C’est de la manipulation. Nous avons besoin d’une campagne massive pour informer et politiser.

Comment fonctionneraient les transferts de liquidités ? Et de quelle façon les résultats de l’étude du projet de revenu de base namibien influencent-ils le revenu de base ?

Actuellement, tous les transferts pilotes de liquidités se font en fonction du niveau de revenus (en Afrique-du-Sud, une allocation de soutien à l’enfant est versée aux familles monoparentales dont le revenu est inférieur à 3000 $ US par an, et aux familles biparentales à partir de 6000 $. Comparativement aux autres pays de la SADC, l’Afrique-du-Sud dispose des programmes d’aides financés par l’impôt les plus développés pour les enfants, les personnes âgées ou les handicapées, pour les enfants en famille d’accueil, etc.

Dans les autres pays de la SADC, les allocations proviennent d’une communauté internationale de donateurs, des gouvernements ou des ONG européennes, ou des aides américaines. A l’heure actuelle, seule l’Afrique-du-Sud autofinance ses aides par l’impôt. Auparavant, elle recevait des aides budgétaires directes en provenance de donateurs internationaux, comme par exemple l’Union européenne. Mais cette pratique est en voie de disparition et toute aide s’organise à présent dans le cadre d’un projet spécifique.

Y a‑t-il une coopération avec les autres pays ? Avez-vous, par exemple, connaissance du dividende versé en Alaska ?

Oui, nous avons connaissance de la création de fonds souverains destinés à générer des revenus sur une autre base que la ressource limitée que constitue, par exemple, le pétrole, pour que la génération qui suivra la nôtre continue d’en bénéficier. Il y a cet exemple en Alaska, mais il y en a d’autresi en Iran ou en Lybie. Nous sommes très conscients de l’énorme défi qu’il nous faut relever. Et comme dans tout combat âprement gagné, ça ne se fera pas du jour au lendemain.

Ce nous pensons aujourd’hui, c’est que les transferts de liquidités sont la solution. Nous opérons en Afrique australe où nous partageons la même vision de la promotion d’un accès universel. La SADC est une coalition très souple composée de tous les états de l’Afrique australe qui partagent la même vision de la sécurité sociale. Nous regroupons quinze pays (Congo-Kinshasa, Tanzanie, Seychelles, Angola, Zambie, Malawi, Île Maurice, Mozambique, Namibie, Zimbabwe, Botswana, Madagascar, Swaziland, Afrique-du-Sud, Lesotho) et nous travaillons à établir des coalitions nationales dans chacun de ces états. Nous faisons campagne pour des transferts de liquidités universels à un niveau national. L’Institut d’Étude de la Pauvreté et des Inégalités est le secrétariat de cette coalition. Et nous aidons les autres pays à démarrer des mouvements nationaux pour un revenu de base, comme celui qui existe déjà en Namibie. A certains pays qui travaillent en silence, nous disons « non, combinons nos forces et parlons d’une seule voix ! » Enfin, nous délivrons des titres de « champion » aux pays qui étendent leurs programmes d’aide par transfert de liquidités. Ainsi, nous combinons nos forces et nos ressources et nous apprenons de l’expérience des uns des autres.

Pourquoi pensez-vous que la semaine internationale est importante pour le revenu de base ?

Toute couverture médiatique pour le revenu de base est bonne à prendre, et le fait que ce sujet soit discuté à un niveau mondial aidera notre cause en Afrique australe. Nous ressentons cela. Plus il y aura de gens à penser que le revenu de base est la solution, plus notre cause sera facilitée. Les montants mis en avant en Europe sont largement supérieurs à ce que nous demandons. Pour nous, le premier défi est dans le financement et dans nos ressources. Et il s’agit de changer les mentalités.

Qu’avez-vous programmé en termes d’activités pour la semaine internationale du revenu de base ?

Nous avons d’abord diffusé l’information auprès des partenaires de notre coalition.

  • Au Malawi, un évènement est organisé le 21 septembre en vue de discuter du revenu de base. Le gouverment a été invité.
  • Au Mozambique, la semaine de la protection sociale est célébrée tous les ans et se déroulera cette année du 12 au 18 octobre. Le revenu de base en sera le sujet principal.
  • En Zambie, des séminaires-débats sont organisés tout au long de l’année. J’ignore s’ils ont une date programmée pour la semaine prochaine mais ils devraient au moins faire une déclaration de presse. 
  • Au Zimbabwe, des débats sur le revenu de base sont organisés dans les lycées et les universités pour débattre des problèmes de société.
  • Quant à nous, en Afrique-du-Sud, nous ciblons toutes les plateformes possibles à propos du revenu de base. Mercredi dernier, j’ai effectué une prise de parole de cinq minutes sur le revenu de base à Prétoria auprès des industries d’extraction au cours d’un séminaire organisé par différentes organisations impliquées dans le commerce international et le développement industriel. Le sujet portant sur l’inclusion dans le débat sur le revenu de base de la question des coûts de transfert et de la manipulation de ces coûts. Le 16, nous devrions passer à la radio pour discuter du revenu de base.la SADC, avons également organisé une présentation en Éthiopie sur le revenu de base, au cours d’un évènement organisé du 25 au 28 août.

Quelle est votre vision du revenu de base inconditionnel pour l’Afrique-du-Sud, l’intégralité du continent africain et le monde entier ?

Nous aimerions voir nos pays investir davantage dans la protection sociale et plus particulièrement dans la sécurité du revenu. Nous pensons qu’un revenu minimal pour tous constitue un droit humain fondamental, qui doit être opposable en justice pour que nos gouvernements aient l’obligation de le fournir. Nous croyons en l’appel consistant à ne laisser personne sur le bas-côté de la route. Et nous sommes convaincus que l’Afrique dispose de suffisamment de ressources pour financer son propre revenu de base. Le défi se situe au niveau de la volonté politique. Notre peuple doit exiger ce droit et alors seulement les gouvernements agiront.

Nous militons pour un revenu de base inconditionnel dans la SADC qui soit principalement financé par nos ressources minières et d’autres sources de financement. Nous pressons nos gouvernements d’investir une partie des recettes et de créer un fonds de richesse souverain au bénéfice des générations futures en prenant en considération le caractère limité de la ressource.

Le revenu de base n’est pas pour autant la panacée. Et pour que l’Afrique se développe, d’autres programmes de développement social ont besoin d’être mis en place. Il nous faut commencer par le début, comme cela c’est fait en Europe, en suivant la même méthode. Et cela ne se fera pas en un jour.

Manja Taylor, 10/09/2015. Publié initialement sur le site Basic Income Week. Adaptation française de Virginie Caura.