Depuis quelque temps, l’idée d’un revenu de base ou revenu d’existence, inconditionnellement versé à tous de la naissance à la mort, fait son petit succès dans les médias et notre élite politique en manque d’idée s’accapare le concept. Certains y voient le bon moyen de simplifier un système social lourd et coûteux. Un montant de ce revenu de base apparemment généreux permettrait, pour les plus libéraux, de se dispenser de toute autre système de redistribution, contributif ou non comme les retraites par répartition, les allocations chômage ou même l’assurance maladie, chacun ayant les moyens, avec ce revenu de base, de se payer auprès d’organismes privés une retraite par capitalisation, une mutuelle santé privée tout en abaissant le coût du travail. Bref, ce serait un nouveau moyen de transformer le plomb des services sociaux en or pour quelques uns (lire l’article Le revenu universel, avenir de la sécurité sociale d’Eric Verhaeghe).

Aussi, tout article qui, dans le cadre de la nécessaire redistribution des richesses, met en avant l’allocation d’un revenu de base inconditionnel et universel, soulève légitimement des réactions de défiance de la part de ceux qui, à gauche, défendent encore l’idée de la nécessaire existence d’un système social public réellement protecteur et redistribuer (Voir l’article de Franck Lepage sur Facebook).

En effet, depuis les années 1980, on assiste à la libéralisation de tous les secteurs de l’économie et à la conquête par le marché de l’ensemble des domaines de la vie humaine. Les salariés, premières victimes du grand marché mondialisé et de la numérisation de l’économie, à la fois comme travailleurs et comme consommateurs, ne sont plus en état d’opposer un rapport de force décisif dans le partage de la valeur ajoutée.

Devant cet état de fait particulièrement défavorable pour tous ceux qui n’ont que leur intelligence et leurs bras, allouer un revenu inconditionnellement, déconnecté du travail, ne serait encore, comme l’écrit Franck Lepage, qu’une invention diabolique pour « nous faire prendre des vessies libérales pour des lanternes libertaires ».

Pas si sûr.

Les ravages du tout-liébral. État des lieux.

Depuis le 16 Novembre 1989, jour de la chute du mur de Berlin qui fut suivi de l’effondrement de l’empire soviétique, nous assistons à l’échelle planétaire au triomphe du tout-libéral et du grand marché dans l’ensemble des domaines de la vie sur terre. Seul l’air souillé par la pollution est encore disponible gratuitement, en attendant de devoir acheter des masques pour respirer un air filtré.

Les gains de productivité dans les pays capitalistes avancés n’ont pas servi à se libérer du temps de travail contraint ni permi aux travailleurs de s’émanciper socialement et culturellement. Au contraire, ceux-ci n’ont connu comme seules conséquences que l’exclusion et la précarité.

La mise en concurrence de la main d’œuvre à l’échelle du monde avec les délocalisations d’une grande partie de la production dans les ateliers sordides du continent asiatique n’a fait qu’accélérer la déqualification et la précarisation des emplois dans les pays consommateurs, en déplaçant ces emplois de la production vers ceux des services.

Libérées de la tutelle de toute structure publique, les méga-entreprises multinationales s’affranchissent de leurs obligations fiscales envers les États et, de par leur emprise sur le marché mondial, sont devenues de formidables machines à cash pour leurs actionnaires, concentrant de plus en plus, entre quelques mains, la richesse créée.

L’individualisation des performances, des objectifs et des carrières, la gestion des ressources humaines par le stress et la mise en concurrence des individus, l’utilisation des travailleurs intérimaires comme variable d’ajustement de la production ont mis à mal la combativité des salariés.

Cette dislocation des liens sociaux par l’individualisation de l’ensemble du parcours de l’être humain, de la réussite à l’école à la réussite professionnelle, l’éclatement de la cité entre zones dortoirs, zones commerciales et zones industrielles, ont conduit peu à peu à l’isolement, tout en développant des comportements de consommation moutonnier. L’être humain est devenu un égoïste grégaire (D.R. Dufour – philosophe ) où, seul avec son ombre, il est trop souvent en guerre contre l’autre, induisant souffrance et mal-être avec comme conséquence la surconsommation de médicaments et de drogues.

Après plus de trente années de politique économique ultra-libérale, le démantèlement de l’espace public au profit de l’espace privé est presque achevé et les victimes se comptent par millions.

Les chiffres sont accablants. La pauvreté augmente et la richesse privée se déploie dans la démesure. Voici quelques exemples :

  • En France en dix ans, de 2004 à 2014, les administrations publiques ont vu leur dette financière augmentée de 836 milliards alors que le patrimoine financier privé a augmenté de 1122 milliards, parce que l’État a failli à une de ses missions qui est de lever l’impôt (postjorion : dettes-brutes-et-nettes et INSEE).
  • Plus fort encore, de 2008 à 2010, dans une France en crise, les 10 % des ménages les plus pauvres se sont encore appauvris de 520 millions d’euros, mais les 10 % les plus riches se sont enrichis de 14 milliards, en captant 58 % de la richesse créée pendant ces deux dernières années (INSEE).
  • De 2008 à 2012, c’est un gain de revenu annuel de 500 euros pour les 10 % les plus riches contre une perte de 500 euros pour les 10 % les plus pauvres.
  • La France compte entre 4,9 et 8,5 millions de pauvres selon la définition adoptée. Entre 2004 et 2013, le nombre de personnes concernées par la précarité a augmenté d’un million au seuil à 50 % du revenu médian, principalement sous l’effet de la progression du chômage (Observatoire des inégalités).

Alors que les travailleurs ont dû se résigner à cette confiscation des profits, ils sont aussi abandonnés par les élites politiques. Les gouvernements de droite comme de gauche conduisent des politiques qui n’ont pour objectif que de déréguler encore plus le marché du travail (voir la dernière proposition de loi El Khomri) au nom d’une compétition sans fin.

La démocratie est en crise partout. Dans ce domaine, c’est le règne des réseaux occultes, des lobbies qui agissent dans l’ombre. Ce sont les connivences et les copinages entre le monde politique, le monde des affaires et des médias. La corruption, l’imposture et les trahisons sont légions. Le débat politique est entièrement préempté par les journalistes, et le citoyen ordinaire est condamné à être le spectateur d’un scénario qui n’a jamais été le sien. Il ne peut que périodiquement changer le nom de quelques acteurs dans cette pièce écrite par des auteurs occultes qui ne trouvent leur inspiration que dans l’économie libérale marchande.

Alors ? Que faire lorsque toutes les cartes maîtresses sont entre les mains de quelques uns et que le jeu est bloqué sinon redistribuer les cartes pour que tout le monde puisse posséder un atout dans son jeu ?

Une nécessaire redistribution des cartes

Face aux modèles autoritaires et au capitalisme d’État, le modèle de société libérale a trouvé sa justification comme la doctrine du moindre mal (1), faute d’une autre alternative. Mais trente ans après devant ce délabrement social et sociétal, il nous faut trouver une autre voie qui libère enfin l’individu au lieu de l’asservir et de l’avilir.

Si on peut souscrire au principe fondamental qui est de mieux partager la richesse entre tous les acteurs, dès sa création dans le processus de production, il faut aussi adopter des mesures réparatrices et correctrices. Ce n’est pas dans la précarité que l’on devient combatif. Les frustrations peuvent au contraire nous amener à élire de dangereux démagogues. L’allocation d’un revenu d’existence est une de ces premières mesures qu’un gouvernement porteur des intérêts d’une majorité populaire devra prendre.

Sans attendre des lendemains qui chantent après une révolution victorieuse, l’être humain doit être libéré au plus vite de l’angoisse de la misère et doit pouvoir assurer en toutes circonstances, et à toutes les étapes de sa vie, la satisfaction de ses besoins élémentaires pour lui et sa famille. Face à l’intermittence du travail et de la formation, devant l’impérieuse nécessité de partager le travail, le revenu de base inconditionnel et universel est une réponse, comme le souligne Daniel Bensaïd, philosophe marxiste : « La division sociale complexe du travail devrait pourtant permettre une socialisation accrue du revenu et une extension des solidarités. Ce serait le sens d’un revenu universel garanti ou d’un salaire social déconnecté du travail, non dans sa version libérale d’une aumône de survie, mais dans une logique du droit à l’existence et de l’extension des domaines de gratuité ». (2)

Son montant doit permettre, dans toutes les circonstances de la vie, d’assurer dans la dignité un niveau de vie décent. Avec un système d’assurance maladie qui garantit un accès aux soins gratuitement, avec l’accès à l’instruction et à la formation de son choix, chaque individu pourra s’émanciper d’un travail aliénant et s’épanouir dans une société réellement inclusive et solidaire.

Son financement, entre d’autres options, pourrait prendre la forme :

  • d’une cotisation sur l’ensemble des revenus d’activité, pour la contribution de tous ;
  • d’une contribution du patrimoine, pour la richesse stockée et très inégalement répartie ;
  • d’une cotisation sur l’excédent brut d’exploitation (E.B.E.) qui représenterait la contribution du capital et des machines dans cette nouvelle redistribution de la richesse créée et qui allégerait d’autant la contribution sur les salaires.

Loin d’être une prime à l’inactivité, ce revenu minimal garanti contribuera aussi au développement des activités autonomes, de l’artisanat, d’une agriculture raisonnée, des activités bénévoles, sociales, artistiques, culturelles, familiales et d’entraide. Enfin, par l’assurance qu’il donne aux travailleurs, il renforcera le rapport de force en faveur des salariés qui auront les moyens de dire non, de renégocier leur contrat de travail en leur faveur et permettre in fine un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés.

Les conséquences seront évidemment une réduction du coût social des diverses actions réparatrices qu’exige aujourd’hui ce grand corps malade que sont nos sociétés épuisées par des décennies d’un capitalisme débridé.

  • Le chômage diminuera par une meilleure répartition des emplois et l’augmentation des activités autonomes. En conséquence, Pôle emploi sera moins sollicité ;
  • les maladies dues au travail et au mal être qu’impose la précarité diminueront et le coût pour la sécurité sociale sera aussi allégé ;
  • les aides à la famille, à la précarité et à l’emploi deviendront inutiles.

Ainsi, le revenu de base ne doit pas être conçu pour privatiser encore plus notre système social en se substituant à toutes les aides actuelles. C’est au contraire parce qu’il complète les dispositifs de solidarité et de redistribution actuels qu’il permettra à terme par ses effets bénéfiques de soulager l’État social et… les déficit publics.

Ce nouveau paradigme ne suffira pas à lui seul à refonder une société solidaire. D’autres réformes dans les domaines de la démocratie, de l’éducation, de la gestion des biens communs et de l’espace public devront être portées par la volonté populaire.

  • Encourager une économie du partage, de la contribution et de l’échange, organisée localement, en favorisant l’émergence de ces lieux intermédiaires chers à Christopher Lasch (salles communes de loisirs, et de cuisine, ateliers de réparations, banques d’échanges et de location, ateliers d’expression artistique, etc) et des circuits courts d’achat des produits alimentaires agricoles, où l’individu, en convivialité avec l’autre, échange, apprend et crée dans ce cercle magique de « la triple obligation “Donner, recevoir, rendre” qui constitue le socle originaire de toutes les relations humaines. » (3)
  • Repenser la ville, le village, le quartier, en redonnant la main aux citoyens sur les aménagements nécessaires à l’expression de cet échange dans la convivialité, vitale à l’être humain, en construisant des lieux de vie où se mêlent vie privée, vie sociale et professionnelle, tout en préservant au mieux les ressources énergétiques et les matériaux.
  • Protéger l’individu des excès de l’économie de marché et de la voracité des prédateurs en interdisant la spéculation, les paradis fiscaux, en supprimant tout forme d’exemption du devoir de contribuer à la nécessaire solidarité envers la communauté et en limitant l’appropriation individuelle privée.

La liste ne demande qu’à être complétée et amendée. Il n’est pas nécessaire de faire du passé table rase et de se perdre à essayer d’élaborer le programme révolutionnaire idéal qui réponde à toutes les questions. Avec quelques principes et valeurs partagées, nous pouvons faire bouger les lignes, redonner force et confiance à ceux qui chaque jour créent la richesse.

Mais ne laissons pas l’oligarchie politico-médiatique dévoyer une idée dont l’heure sera réellement venue le jour où une majorité de citoyens s’en emparera. Il reste à construire ce rapport de force politique pour imposer au plus haut niveau de l’État une conception d’un revenu de base libérateur.

« Chacun de nous peut changer le monde. Même s’il n’a aucun pouvoir, même s’il n’a pas la moindre importance, chacun de nous peut changer le monde » écrivait Václav Havel quelques semaines après la chute du Mur de Berlin. A nous de nous emparer de cette idée émancipatrice.

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  1. J.C. Michéa : L’empire du moindre mal, Flammarion, Paris, 2007.
  2. Daniel Bensaïd : Éloge de la politique profane, Albin Michel-Idées, 2008, pages 49 – 50.
  3. Le complexe d’Orphée, J.C. Michéa, Editions Climat, pages 84 et 85.

Illustration : Keith Haring – Musée d’Art Moderne-Mai 2013 – Photo Guy Valette – DR.