Baptiste Mylondo
Baptiste Mylondo

Baptiste Mylondo est économiste et philosophe. Il enseigne l’économie et la philosophie politique à l’institut d’études politiques (IEP) de Lyon. Défenseur du revenu inconditionnel, il a rédigé plusieurs ouvrages sur le sujet dont Ne pas perdre sa vie à la gagner : pour un revenu de citoyenneté (2012, Utopia) et Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste (2010, Utopia . Il est également l’auteur de Des caddies et des hommes : consommation citoyenne contre société de consommation (2005, La Dispute).

Il nous livre ici son analyse sur les changements sociétaux que le revenu universel impliquerait ; à savoir une modification radicale des conceptions sociales de phénomènes tels que le travail, le chômage, le salaire, l’utilité sociale, etc.

Frédérique-Anne Ray : Pouvez nous expliquer le principe et les grandes lignes de la proposition de revenu universel pour laquelle plaide votre ouvrage ?

Baptiste Mylondo : Il existe beaucoup de définitions, variant sur certains détails, mais globalement tous les promoteurs de cette idée s’accordent sur 3 principes fondamentaux. L’allocation universelle est un revenu :

  • Versé sans condition et sans contrepartie,

  • Perçu tout au long de la vie, à titre individuel,

  • Et suffisant pour vivre au dessus du seuil de pauvreté, pour accéder aux biens et services essentiels et pour pouvoir se passer durablement d’emploi.

Ce revenu, qui viendrait remplacer une part des aides déjà existantes (uniquement les prestations non contributives auxquelles le revenu inconditionnel viendrait se substituer parfaitement et avantageusement) permettrait de reconnaître la création de richesse produite par tous, puisque nous créons tous de la richesse, quelques soient nos activités. À ce titre-là, tout le monde a droit à une partie de la richesse. Les objectifs majeurs de cette proposition sont de plusieurs ordres :

  1. Lutter contre la pauvreté.

  2. Lutter contre les inégalités, car la lutte contre la pauvreté est insuffisante : nous ne pouvons pas se contenter de « mettre les gens au dessus du seuil de pauvreté » et laisser les écarts se creuser entre différentes classes de la société.

  3. Remettre en cause le primat de la « valeur travail ». Dans notre société, nous pensons que c’est par l’emploi que tout doit passer… Nous avons « décidé » de penser l’organisation sociale de cette manière, mais, selon moi, ce n’est pas la plus efficace.

  4. Remettre en cause la société de consommation, basée sur le concept du « toujours plus ».

suisse
Les initiateurs du référendum Suisse à propos de l’instauration d’un revenu inconditionnel ont déversé 8 millions de pièces devant le Parlement suisse afin de signifier que l’argent nécessaire à cette mesure était bien disponible.

Enfin, concernant le montant proposé, on évoque généralement 60 % du revenu médian (équivalent au seuil de pauvreté, soit 993 €). La question du « suffisant » est centrale, il est nécessaire que le revenu universel permette aux individus de se passer durablement d’emploi. La Suisse, qui organise prochainement un referendum sur cette proposition [la votation n’a pas adopté la proposition, NdA], envisage d’instaurer un revenu de 2000 €. Cependant, le montant est difficilement comparable entre pays, il s’agit de comparer le niveau d’accès aux biens, et non pas les montants proposés.

Ce que l’on nomme une « fausse contrainte » est caractérisé par le fait, face à un problème, de ne pas parvenir à le résoudre en raison d’une incapacité à « sortir du cadre de pensée » dans lequel nous nous sommes enfermé à son sujet. Les « experts » en économie indiquent régulièrement qu’il « n’est pas possible de remettre en cause la société économique dans laquelle nous vivons » et que « le chômage est un mal nécessaire généré par le marché du travail ». Dans quelle mesure ces modes de pensée constituent-ils une telle fausse contrainte et peuvent-ils contribuer au maintien des phénomènes de pauvreté et de chômage au sein de nos pays riches ? Face à nos difficultés économiques et sociales actuelles, en quoi l’allocation universelle constituerait-elle une sortie de fausse contrainte ?

Aujourd’hui notre société est organisée de telle sorte que nous avons besoin de la pauvreté et du chômage. La société fabrique de la pauvreté, et l’entretient. Si on remet en cause cela, il faut revoir entièrement toute l’organisation de notre société. Herbert Gans, en 1972, a écrit un article sur les fonctions de la pauvreté. Il était fonctionnaliste et partait ainsi du postulat que s’il existe un phénomène qui perdure dans une société, c’est que celui-ci a une fonction. Il s’est donc interrogé sur la perpétuation de la pauvreté et sur les fonctions de celle-ci. Son raisonnement a abouti au fait que « les pauvres », dans une société donnée, servent notamment à réaliser les tâches pénibles et renforcer la normativité sociale. En effet, on peut considérer que celui qui ne respecte pas les normes de la société se retrouvera dans la pauvreté, pauvreté considérée donc comme la « sanction » d’une « non-conformisation ».

C’est le même principe avec le chômage. Il constitue une menace sur tous les travailleurs. Aujourd’hui il existe une injonction au travail, « il faut travailler » quelque soient les conditions et celui qui ne se plie pas au monde du travail sera mis à l’écart de la société. Finalement, le chômage est devenu, au même titre que la pauvreté, une « sanction ». Nous avons actuellement du mal à imaginer un monde sans pauvreté, sans chômage… Ce qui est tout de même aberrant dans nos sociétés riches, où nous aurions les moyens de tous vivre correctement ! Il faudrait revoir l’organisation, la hiérarchisation de la société, le partage des tâches, pour avoir une société un peu plus « horizontale ». Le revenu inconditionnel est un moyen d’arriver à cela, à une complète réorganisation, à un changement total de regard sur la société, le travail, les relations interindividuelles. En revanche cela suppose effectivement un changement radical de notre conception de la société.

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Vous mentionnez une « déconnexion nécessaire entre emploi et revenu ». L’instauration d’une telle déconnection révolutionnerait certaines de nos conceptions économiques parmi les plus fondamentales. Pourquoi, selon vous, sommes-nous enfermés dans la conception que ces deux entités sont indissociables ? Et en quoi une telle déconnexion entrainerait-elle des changements dans ce qu’est notre rapport au travail ?

En effet, nous avons créé (socialement) une connexion nécessaire, une quasi-fusion, entre emploi et revenu. Ce phénomène est la conséquence logique de la construction de la théorie de la valeur en économie, due à Adam Smith, pour qui la création de valeur résulte uniquement du travail. Cette conception, complètement orientée, est une vision assez étriquée de ce qu’est la richesse. On peut penser la richesse comme allant bien au-delà de la sphère économique au sens strict. Mais, puisque nos sociétés ont adhéré à cette représentation, on a logiquement conclu que seul le travail, créateur de richesse, peut être une source de revenu (nous avons quelques contre-exemples avec le système d’aide sociale, mais cela est destiné à rester l’exception). La norme est que le revenu doit nécessairement venir de l’emploi : « emploi = revenu ».

Le revenu inconditionnel a pour but de transformer complètement cette conception car son fondement même est de considérer qu’il existe de multiples formes de création de richesse, et que l’emploi n’en est qu’une parmi d’autres. À partir du moment où l’on considère d’autres formes de création de richesse, alors celles-ci peuvent légitimement donner lieu à un revenu. Le revenu inconditionnel défend l’idée que toute activité humaine est créatrice de richesse, et si chacun d’entre nous est créateur de richesse, alors tout le monde doit avoir une part de la richesse produite.

La deuxième partie de votre question portait sur le changement de notre rapport au travail, c’est un aspect essentiel. L’idée de cette mesure est finalement profondément liée à la liberté. Donner un revenu à toute la population, au motif que chacun participe à la création de richesse, c’est donner, à tous, la possibilité de réellement choisir ce qu’il veut faire, la manière dont il veut contribuer à la société. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on a un revenu, et que celui-ci est suffisant, que l’on a la possibilité de choisir librement son activité et de la réaliser dans un cadre tout autre que le salariat. Il n’existe plus de contrainte effectuée sur les choix des activités des individus. Ils sont ainsi libres de décider, libre aussi de continuer à travailler sans rien changer. Le travail exercé sans obligations serait d’ailleurs peut-être plus à même de devenir une activité épanouissante pour l’homme, ce qui n’est à mon sens pas le cas aujourd’hui pour une majorité de la population « active ». Aujourd’hui l’emploi salarié reste, pour la plupart, une contrainte, « un gagne-pain », alors que dans le cadre d’une société ayant adopté le revenu inconditionnel, on peut espérer que ce rapport à l’emploi évoluerait.

Il faut également prendre en compte le gain de sécurité. Les soucis quotidiens de l’ordre de « se nourrir et se loger » n’auraient quasiment plus de réalité. Il y a deux aspects du revenu universel : d’un côté on soustrait l’inquiétude du lendemain, et de l’autre on encourage les initiatives. C’est une mesure qui légitimerait les envies de chacun, libre de faire ce que l’on souhaite de nos journées : salariat, associatif, jardinage, peinture, etc. Prenons l’exemple de la création d’entreprise, cela fournirait à tous la possibilité de lancer une activité, d’innover, sans avoir à craindre outre-mesure l’échec du projet. Il faut imaginer la richesse que cela crée pour la société toute entière.

« C’est le monopole de l’emploi comme source d’utilité sociale, de reconnaissance sociale et d’estime de soi que nous pourrions vaincre »

Thomas Paine (1737 – 1809) est le premier a avoir posé le principe d'un revenu universel. Il souhaitait le financer par l'impôt sur les héritages et combattre ainsi les rentes des aristocrates pour favoriser la création de valeur par la société civile.
Thomas Paine (1737 – 1809) est le premier a avoir posé le principe d’un revenu universel. Il souhaitait le financer par l’impôt sur les héritages et combattre ainsi les rentes des aristocrates pour favoriser la création de valeur par la société civile.
Dans votre ouvrage, vous indiquez que « le revenu inconditionnel remettrait en cause le chômage comme problème économique et social ». Peut-on penser qu’il ne serait plus perçu et vécu comme problématique dans une société adoptant l’allocation universelle ? Voire que la catégorie de pensée « chômage » n’existerait plus, en tout cas dans son sens actuel ?

Il faut d’abord réfléchir sur la société actuelle ; c’est un exercice que j’aime bien faire avec mes étudiants, on oublie trop souvent de le faire. Pourquoi aujourd’hui le chômage est-il un problème ?

Outre le fait que le chômage soit une construction sociale, c’est aussi un concept complètement « anti-économique », voir absurde. Je m’explique. Étymologiquement le mot économie (du grec « oîkos », maison et « nómos », gestion/administration) signifie « la gestion de la maison ». Mettons-nous donc à l’échelle de l’économie domestique. La question du chômage revient à se dire « la vaisselle est faite, le sol est propre, il n’y a plus de tâches domestiques à faire ». Normalement, à ce moment là, vous n’allez pas vous dire qu’il n’y a plus rien à faire et que c’est un problème, vous allez en profiter pour faire autre chose (de sûrement plus passionnant que le ménage). Le moment où il n’y a plus rien à faire, c’est tant mieux, parce que c’est là que commence le temps libre.

Revenons à l’échelle macro-économique maintenant, et nous allons observer le phénomène inverse : quand il n’y a plus de tâches à réaliser, donc plus de travail, « c’est la crise ». C’est bien normal car c’est le seul moyen pour la population d’obtenir un revenu. Cela n’empêche pas moins que cela soit absurde d’arriver à cette conclusion, une fois que tout est fait, c’est là où il y a du temps pour ce qu’on veut vraiment faire. C’est une inversion compète de la logique individuelle, et la conséquence directe de la « survalorisation de l’emploi ». Survalorisation produite par le fait que l’emploi est, dans notre société, la source quasi-exclusive de reconnaissance sociale, d’utilité sociale, d’estime de soi et de revenu, accessoirement. Par conséquent, celui qui n’a pas d’emploi est mis en marge de la société, n’a plus accès à la consommation, et est vu comme un parasite, un poids, une charge pour la société.


Insert : L’évolution de la conception du travail

Dans l’Antiquité, le travail intellectuel est valorisé car rapproché de la notion de création, à l’instar de celle de Dieu ; d’autre part, le labeur (labour) est un travail à la fois pénible et nécessaire, effectué principalement par les esclaves. Le mépris aristocratique pour les travailleurs manuels (mêmes libres) est général. Ces « artisans qui n’ont d’autre avoir et d’autre crédit que dans leurs bras » (Salluste, Jugurtha, 73) et dont on peut se demander « s’ils méritent d’être citoyens » (Aristote, Politique, IIIIII, 2). Existe ensuite, à Rome, une tradition de l’otium aristocratique, c’est-à-dire de la noble inactivité.

Au Moyen-Âge, l’oisiveté devient « mère de tous les vices » mais les tâches ingrates et laborieuses restent méprisées. Sous l’égide de la religion chrétienne, le fait d’accumuler des richesses et d’aspirer à plus que nécessaire est un péché. Le travail est valorisé dans sa dimension spirituelle (l’ascèse et l’effort détournant des tentations du monde, évitant l’oisiveté). Le clergé et la noblesse ne participent pas aux fonctions productives, effectuées par le tiers-états, puisque jugées dégradantes.

C’est uniquement au XIXè siècle que le travail prend un sens positif. Il est alors vu comme l’acte de création et d’expression de l’intelligence humaine, source d’épanouissement individuel. Hegel contribue à cette vision du travail en défendant le fait que le travail fait souffrir mais nous élève au-dessus de notre animalité. Marx, à sa suite, dira que le travail est le propre de l’homme, ce qui le distingue de l’animal.

Le XXIè siècle aboutit, avec le développement de la société de consommation, à une conception de « survalorisation du travail ». Travail qui conditionne l’accès aux biens et services — qui vont à leur tour définir le statut social de l’individu — et est dès lors au centre de l’organisation de la société et des interactions sociales.


On peut profondément remettre en cause le chômage si nous raisonnons autrement. Le problème, selon moi, c’est cette conception de la « valeur travail », sa survalorisation sociale. Ainsi que la marchandisation de l’emploi, c’est-à-dire que l’emploi devient la marchandise, le bien qui est recherché (on parle d’ailleurs de « marché du travail »).

Pour sortir de cette impasse dans laquelle on se trouve actuellement, il faudrait reconnaître une valeur sociale hors de l’emploi : ce n’est pas qu’à travers l’emploi qu’on accède à la reconnaissance des autres, à l’estime de soi, à l’utilité sociale et, à nouveau, à la création de richesse. Si la rémunération vient sanctionner la création de richesse, l’utilité sociale, alors la société devrait logiquement verser un revenu à tous, ce qui vient reconnaître la contribution sociale de tous. Et là, au lieu de se centrer sur la seule création de richesse du travail, on reconnaît aussi la création de richesse hors de l’emploi. À ce moment-ci, le chômage cesse d’être un « manque d’emploi ». Rappelons qu’initialement quand on disait « un jour chômé », c’est juste un jour où l’on ne travaillait pas et où on pouvait bénéficier de son temps libre. Puis, suite à cette survalorisation de l’emploi, il y a eu un changement de sens. Cependant, si le travail n’est plus au centre de toute l’organisation sociale, et qu’on reconnaît une multitude d’autres activités comme étant d’utilité sociale, alors le chômage n’est plus un problème.

On peut même penser que le terme disparaîtrait, car il n’aurait plus de sens, ou tout du moins plus le même sens, puisque nous aurions, collectivement, une vision complètement transformée ; un chômeur serait par exemple un bénévole ou simplement quelqu’un ayant « beaucoup de temps libre ».

Dans cette nouvelle société, il faudrait en fait se féliciter de pouvoir créer du chômage : faire reculer le temps contraint et faire augmenter le temps libéré.

Vous soutenez l’argument suivant : à trop être focalisé sur le coût des mesures, et notamment celui du revenu universel, on finit par en oublier leur portée sociétale. Vous prétendez également que le terme même de « coût » est biaisé…

C’est amusant de remarquer que la question du coût est la première question qui se pose ; la question du financement émerge dans l’esprit des gens avant l’anticipation des bienfaits (ou inconvénients) d’une telle mesure.

Il est d’abord nécessaire de mentionner que le terme de coût est un amorçage, il conduit les gens à penser une mesure donnée à travers un filtre financier négatif. Or, on peut aisément arguer que le revenu inconditionnel n’est pas un coût mais un investissement. Ce qui reste un amorçage d’ailleurs… Mais sûrement plus facilitant que celui de coût. Penser le revenu universel comme un investissement pour la création de richesse future change complètement la manière dont nous allons réfléchir sur cette mesure. Un investissement pourquoi ? Eh bien, en versant ce revenu, on encourage la création de richesse, notamment sociale, c’est donc la société entière qui va s’enrichir. Alors évidemment « on paie quelque chose » mais on aura bien plus, en richesse sociale, à terme. De nombreux économistes défendent cette mesure et prouvent qu’elle est viable.

Même si le but de cette interview est de s’attarder sur les changements sociétaux qu’elle provoquerait, je vais dire deux mots sur la principale critique qui remet en cause la viabilité de cette mesure, à savoir, « plus personne n’ira travailler ». Je ferais une réponse en deux temps : d’abord, ce n’est pas sûr, ensuite, ce ne serait pas si grave, cela se gère :

  1. Ce n’est pas sûr et les tests menés sur des petits bouts de territoires aux États-Unis et au Canada montrent plutôt que ce n’est pas le cas. En fait l’impact sur le volume d’heure travaillées est très faible (environ 10 %), c’est loin de la désertion annoncée.
  2. Mais quand bien même, imaginons que toute la population arrête de travailler. Cela signifie que tout le monde se contente de 1000 euro (environ) par mois, cela veut dire que nous serions prêt pour une société de décroissance et qu’il faudrait supprimer une bonne partie de la production… très peu réaliste, je ne pense pas que la société actuelle soit prête à ça. En outre, un phénomène de désertion massive serait le signe que le travail n’est pas « une source d’épanouissement primordiale » pour une majorité des gens, et donc le signe qu’il faut revoir entièrement notre politique de l’emploi : au lieu de vouloir à tout prix créer des emplois, peut-être faut-il imaginer un programme de destruction d’emploi : conserver ce dont on a vraiment besoin et supprimer le reste. À nouveau, cela semble très peu probable, mais si cela arrivait, serait-ce vraiment une mauvaise chose ? La population ne serait plus obligée de prendre des emplois qui ne l’épanouissent pas (puisqu’ils les quitteraient quand ils le désireraient). Et nous arrêterions d’être en surproduction et de, par exemple, gaspiller les denrées alimentaires qu’on produit, ce qui est une aberration et un phénomène contre-productif au niveau mondial. Enfin, si les personnes qui font actuellement les tâches pénibles ne veulent plus les faire — ce qui ne semble pas délirant — cela sera peut-être le moment de nous poser sérieusement des questions, parce que se dire « heureusement qu’il y a des pauvres pour accepter de faire les tâches pénibles », cela ne me semble pas un modèle de société très juste. On pourrait ainsi réfléchir à supprimer autant que possible les tâches pénibles (par la machinisation entre autre) puis à les partager (noyer les tâches pénibles dans des tâches gratifiantes) et enfin augmenter les salaires. Il faut tout de même se rendre compte qu’aujourd’hui il y a des gagnants sur toutes la ligne (tâches gratifiantes <-> haut salaire) et des perdants sur toute la ligne (tâches pénibles <-> bas salaire).

Le terme « coût » est mal choisi. Mot-piégé par excellence, il biaise le débat sur le revenu inconditionnel comme il biaise celui sur la protection sociale en l’enfermant dans un cadre comptable trop étroit. Une subvention ne « coûte pas » à une collectivité, elle lui rapporte. Ce n’est pas une dépense à perte, c’est un investissement. Les aides sociales devraient être comptabilisées comme une création de richesse.

On peut y avoir un simple artifice comptable, ou un véritable changement de perspective sociale.

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Vous parlez d’un passage du « toujours plus » au « suffisant »… Est-ce que, selon vous, le revenu inconditionnel est une mesure permettant de changer ce rapport au monde basé sur la comparaison (ex : en vouloir plus que les autres) et l’habituation (ex : s’habituer à ce que l’on a et en vouloir plus).

Je répondrais à cette question en dissociant les aspects individuels et collectifs. Au niveau individuel, cette mesure seule ne permettra pas de sortir de cette logique du « toujours plus », mais cela peut-être une première étape car elle permet un cheminement individuel (et collectif, j’y reviendrais par la suite).

À partir du moment où on met en place un tel revenu, cela permet d’inverser le sens des questions que l’on se pose aujourd’hui. Je m’explique. Aujourd’hui, nous avons un revenu parce que nous travaillons, souvent à plein temps, et nous consommons notre revenu : nous travaillons beaucoup et nous consommons beaucoup. Par conséquent, c’est le temps de travail qui détermine nos besoins de consommations : on consomme grosso modo ce qu’on gagne (et on élève ou abaisse notre niveau de vie selon nos gains). Le revenu inconditionnel change le sens de ce raisonnement, on a un revenu et on peut se dire : « est-ce que ça me suffit ? » et « est-ce que je veux plus ? ». Si je souhaite plus, « combien ? », et aller travailler de manière à gagner juste ce qui faut pour atteindre ce seuil. Cela permet de se poser la question du suffisant, qu’on ne se pose jamais concrètement.

Cependant, il faut savoir que lorsqu’on demande aux gens « est-ce que votre revenu est suffisant ? », ils ont tendance à dire non. Puis quand on leur demande combien il faudrait en plus pour que cela soit « suffisant », quelque soit leur revenu, ils répondent en moyenne 20% d’augmentation. Se poser la question en amont devrait permettre de mieux évaluer ses besoins et se fixer une limite.

Cela permet également de questionner les valeurs de notre société, finalement nous voulons « toujours plus », mais au lieu de vouloir toujours plus d’argent pourquoi est-ce qu’on ne se dirait pas « je veux toujours 20% de temps libre en plus ». Aujourd’hui, dans notre société de consommation, tout passe par l’argent. Nous pourrions cependant imaginer une société du « temps libéré » dans lesquels tout passerait par le temps libre : on se rendrait compte que cela est une véritable richesse et on en voudrait toujours plus. Ça permettrait revoir nos échelles de valeur.

Quant à l’aspect de la comparaison sociale, imaginons une société avec le revenu inconditionnel. Cela implique en premier lieu que l’on se soit mis d’accord collectivement sur qu’est-ce que c’est le « suffisant » et également qu’est-ce que c’est le « trop ». Ce sont des questions qu’on ne se pose jamais dans nos sociétés.

À partir du moment où nous y apportons des réponses collectives à ces questions, il devient possible de réguler ce que Fred Hirsch (économiste, auteur de Les Limites sociales de la croissance) appelle « la compétition positionnelle » : c’est-à-dire la compétition généralisée dans laquelle chacun est contre tous. Cette compétition passe essentiellement par l’acquisition de biens. Or cette compétition est un jeu à somme négative. Prenons l’exemple d’une salle de concert, imaginez-vous vous retrouver derrière quelqu’un qui est plus grand que vous, vous ne voyez plus bien la scène ; alors vous vous mettez sur la pointe des pieds, pour mieux voir. Sauf que la personne placée derrière vous se met, à son tour, sur la pointe des pieds parce qu’il ne voit plus, etc. etc. À la fin du processus, tout le monde se trouve sur la pointe des pieds et personne ne voit mieux qu’au début.

Il faudrait pouvoir réguler ce phénomène, c’est-à-dire qu’au lieu d’encourager cette logique de « je veux avoir plus que le voisin », on aurait finalement tous à gagner à se limiter. Et à encadrer la compétition positionnelle pour limiter cette surenchère absurde, qui épuise tout le monde. Et cela commence, à nouveau, par savoir ce qui est « suffisant » et ce qui est « trop ».

L’essentiel du processus de croissance résulte d’ailleurs de la compétition positionnelle : il faut avoir toujours plus pour avoir plus que les autres mais cela s’annule, alors il faut encore plus. Je ne suis pas sûr que ce soit un modèle de société très viable…

Il n’est d’ailleurs pas forcément question de réguler cette compétition mais de la déplacer vers des domaines comme la science, l’innovation, le sport, etc., tout domaine qui soit hors de la sphère économique. La société occidentale moderne est la seule qui ait accepté de porter la compétition positionnelle dans la sphère économique. Auparavant, dans la plupart des sociétés, le statut donnait accès à certains biens. Aujourd’hui ce sont les biens qui donnent accès au statut, ce qui permet la surenchère. C’est dangereux dans le sens où cela entraîne cette course absolue du « toujours plus », nuisible pour la société, la planète et notre bien-être.

Inventer, c’est penser à côté

— A. Einstein


Propos recueillis par Frédérique-Anne Ray. Entretien publié initialement sur Chrysppe.org.