L’idée de l’helicopter money selon laquelle les banques centrales pourraient verser directement de l’argent aux citoyens fait son chemin et fait souvent l’objet de confusion avec l’idée du revenu de base. Quelles sont les convergences possibles entre deux concepts dont les justifications théoriques sont pourtant bien distinctes ?

« Supposons qu’un jour un hélicoptère vole au-dessus de cette communauté et largue 1 000 dollars en billets depuis le ciel. Évidemment, les membres de la communauté vont s’empresser de récolter les billets. Supposons encore que tout le monde est convaincu que cela était un événement exceptionnel qui ne se répétera pas. » — Milton Friedman, 1969

Lorsqu’en 1969, Milton Friedman lance l’idée de l’helicopter money, la chose a de quoi surprendre. Par quelle logique le fondateur de l’école de Chicago, berceau de la pensée néolibérale, en arrive-t-il à suggérer que donner de l’argent gratuit à tout le monde serait bénéfique pour l’économie ? Loin d’un discours philanthropique, Friedman cherche en fait simplement à illustrer d’une métaphore des plus parlantes sa théorie de la neutralité de la monnaie. 

Friedman pose la question : que se passerait-il si l’on arrosait, comme du haut d’un hélicoptère, la population avec des billets de banques fraîchement imprimés ? Rien d’autre, selon Friedman, qu’une augmentation générale du niveau des prix, proportionnelle à l’augmentation de la masse monétaire qu’aura provoquée cette pluie de billets venus des cieux. Par cette expérience de pensée, Friedman cherche ainsi à démontrer que l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire, et que les banques centrales sont toujours en mesure d’éviter la déflation.

Mais en réalité, l’idée farfelue selon laquelle la banque centrale pourrait verser de l’argent à tous les citoyens remonte bien avant Milton Friedman. En 1924 par exemple, l’ingénieur Clifford Hugh Douglas énonçait sa théorie du « crédit social ». Une composante importante de la théorie de Douglas était de verser à chaque famille un « dividende national » mensuel, généré par création monétaire et dont le montant varierait selon la production nationale. 

Bien que cette théorie ait fait des émules au Canada dans les années 1930, le crédit social a depuis été largement relégué aux oubliettes de l’histoire de la pensée économique, laissant ainsi à Friedman la paternité du concept, et l’appellation fantaisiste qui va avec.

C’est en grande partie Ben Bernanke, l’ancien président de la banque centrale américaine, qui ressuscite l’helicopter money de Friedman. Dans un célèbre discours, il évoque l’idée qu’en cas de déflation persistante (comme au Japon), la banque centrale aurait toujours la possibilité de faire usage de son hélicoptère pour accomplir son mandat : le maintien d’une inflation aux alentours de 2 %. 

Radicale, l’idée a longtemps suscité les ricaneries des économistes, et valut par exemple à Bernanke le surnom moqueur de « Helicopter Ben ». C’est que ce concept va à contresens de l’idéologie monétaire du XXème siècle, au cours duquel les mécanismes de création monétaire ont été progressivement retirés du giron des États souverains pour être confiés au secteur bancaire privé, via le crédit bancaire. Elle va à l’encontre de décennies de traditions austères de la politique monétaire.

Une forme alternative de création monétaire

Il existe un malentendu récurrent sur la signification même d’helicopter money, probablement entretenu par le fait que Friedman n’a probablement jamais proposé sérieusement de mettre en place son idée. 

Ainsi, celle-ci se retrouve sujette à différentes interprétations, certains assimilant le concept à une vulgaire monétisation des dépenses publiques (opération par laquelle la banque centrale achète et annule les bons du trésors du gouvernement) comme cela était monnaie courante jusqu’à l’après-guerre. Mais la définition qui nous intéresse ici, c’est celle, plus radicale, qui consiste à définir l’helicopter money comme une opération de création monétaire spécifiquement orientée vers les citoyens.

Avec l’helicopter money, la création monétaire est gratuite, sans contrepartie, et arrive, tout droit de la planche à billets ou plus probablement de nos jours d’un transfert numéraire, sur le compte bancaire des bénéficiaires. 

C’est donc une forme alternative de création monétaire, bien différente de la création monétaire la plus courante : celle opérée par le secteur bancaire privé. Comme l’a récemment démontré la Banque d’Angleterre 1, ce sont en effet les banques privée qui créent la vaste majorité de la masse monétaire en circulation, lorsqu’elles émettent des crédits.

D’ailleurs l’avantage de l’helicopter money est précisément de contourner le secteur bancaire lorsque celui-ci ne prête pas aux agents économiques.

L’helicopter money est également bien différent des politiques dites d’assouplissements quantitatifs auxquels se prêtent actuellement les banques centrales. Les opérations d’assouplissements quantitatifs, souvent nommés QE (de l’anglais quantitative easing) ont pour but de parer à un risque de déflation de l’économie et de stimuler la relance du crédit. Ils consistent en un achat massif par la Banque Centrale d’actifs financiers, comme des obligations d’État, avec de la monnaie de base (réserves) créée expressément pour cela. Il s’agit donc d’une injection de monnaie dans le système financier dans le but d’inciter les banques (qui se retrouveraient avec plus de liquidités) à prêter davantage. Mais à la différence de l’helicopter money, la création monétaire via le QE est la contrepartie de l’acquisition d’actifs financiers, et est donc censée être temporaire : lorsque les actifs sont remboursés, la monnaie créée par le QE est détruite.

C’est en grande partie en raison de l’échec des diverses expériences de QE à travers le monde qu’un nombre croissant d’économistes vantent aujourd’hui les mérites de l’helicopter money.

L’helicopter money comme alternative au quantitative easing

En effet, les résultats des opérations de QE entreprises ces derniers temps par la BCE, la Banque du Japon et même la FED, n’ont pas vraiment répondu aux attentes. Si les banques ont assoupli leur condition de prêt, cela ne s’est pas traduit par une relance significative du crédit. La « transmission monétaire » ne fonctionne pas. Pour leur défense, les banques ne sont pas les uniques responsables : l’échec du QE s’explique en partie par un manque de demande pour le crédit bancaire, en raison du fait que les entreprises et les ménages sont déjà trop endettés, ou jugent que les perspectives économiques ne sont pas suffisamment optimistes. Conséquence : les banques centrales ont beau injecter des trillions de réserves, celles-ci ne sont pas relayées dans l’économie réelle, conduisant à une stagnation économique et une inflation toujours très basse.

Non seulement inefficaces, ces politiques d’assouplissements quantitatifs sont soupçonnées de favoriser l’émergence de bulles spéculatives puisque ces achats massifs réalisés par la BCE ont tendance à fortement gonfler la valeur des actifs. On reproche aussi à ces opérations de QE de creuser les inégalités économiques puisque ces actifs qui voient leur valeur augmenter sont détenus par des agents déjà particulièrement puissants économiquement. Dans une étude, la Banque d’Angleterre estime en effet que le QE a augmenté de 40 % la richesse des 5 % les plus riches 2.

Face à cela, la fameuse idée de Milton Friedman revient à l’ordre du jour, avec plus de sérieux que l’économiste américain ne lui en accordait. À partir de 2012, certains économistes dont Steve Keen et Anatole Kaletsky ont d’ailleurs rebaptisé l’idée autour du slogan « QE for people » qui fait ces temps-ci l’objet d’une campagne européenne, et défend à la fois l’idée de l’helicopter money mais aussi l’idée d’un « Green QE », c’est-à-dire que ces politiques d’assouplissement quantitatif serviraient à financer des investissements en biens et services (et par cela même des emplois) entièrement tournés vers des intérêts environnementaux.

L’argument est simple : puisque le secteur bancaire n’est pas capable de « transmettre » la politique monétaire, pourquoi la banque centrale ne pourrait-elle pas aller plus loin et intervenir directement dans l’économie réelle à sa place ? D’autant que le moyen le plus simple pour relancer l’inflation est certainement de distribuer de l’argent à la population, bien plus à même de la dépenser que ne le sont les banques et les grands épargnants. 

C’est dans ce contexte que le débat autour de cette idée a pris un nouveau tournant le 10 mars 2016, lorsque le président de la BCE lui-même, Mario Draghi, déclarait que l’idée d’un helicopter money était « un concept très intéressant », bien que la BCE ne l’ait pas encore étudiée. Curiosité sincère de Draghi ou maladresse de communication ? En tout cas, cette déclaration a provoqué une vague de polémiques et de discussions dans la communauté financière mondiale qui est en partie responsable du fait qu’aujourd’hui, l’idée fait petit à petit son chemin auprès des décideurs politiques.

Et le revenu de base dans tout ça ?

Les similarités entre les deux concepts ont conduit certains commentateurs à faire le rapprochement entre ces deux concepts, voire même à les assimiler. Pourtant, il s’agit bien de deux concepts différents à la fois dans la forme mais également dans ses justifications économiques et philosophiques.

Indéniablement, la ressemblance la plus forte entre le revenu de base et l’hélicopter money concerne le fait que les deux concepts renvoient à un versement d’argent à tous les citoyens sans contrepartie ou contrôle des ressources. On retrouve ici deux des principes essentiels derrière le revenu de base : universalité et inconditionnalité.

Une fois ces rapprochement faits, il convient immédiatement de pointer du doigt la différence pratique la plus évidente entre les deux concepts : la périodicité des paiements n’est pas une caractéristique fortement établie dans le paradigme de l’helicopter money. En pratique, la plupart des économistes (Eric Lonergan, Willem Buiter) défendant l’helicopter money évoquent plutot un versement one shot (en une seule fois), avec éventuellement la nécessité (mais non la promesse) de réitérer le versement si la banque centrale le juge pertinent. À ce titre, l’helicopter money s’apparente davantage à un « dividende social » ou « dividende citoyen » qu’à un revenu de base. 

Autre différence majeure : les propositions contemporaines de revenu de base impliquent généralement une redistribution des richesses par fiscalité, alors que la particularité essentielle de l’helicopter money est le recours à la création monétaire, sujet qui en soit fait l’objet de controverses au sein du mouvement du revenu de base. 

Cette différence peut néanmoins être vue sur le plan philosophique comme un rapprochement à la notion de prédistribution, telle que défendue par certains penseurs du revenu de base (James Meade, Yoland Bresson notamment). Selon cette vision, le revenu de base n’est pas tant une redistribution des richesses a posteriori, mais la distribution du fruit du capital commun comme un héritage.

En réalité, les différences à la fois dans les modalités pratiques que les fondements philosophiques sont d’autant plus claires lorsque l’on analyse plus finement les objectifs politiques derrière les deux propositions.

L’helicopter money est une mesure ponctuelle dont l’objectif unique est de stimuler l’activité économique pour parer à une menace de spirale déflationniste, cela en distribuant à la population, seulement quand c’est nécessaire, de la monnaie nouvellement créée.

Le revenu de base correspond quant à lui à un revenu perçu régulièrement dans l’optique de garantir à chacun un niveau de vie décent et une modernisation de la protection sociale. Il implique, chez nombre de ses partisans, l’idée d’une meilleure redistribution des richesses et d’un renforcement de la protection sociale. 

C’est pourquoi, alors que la littérature sur le revenu de base développe un argumentaire éthique autour de ces principes, les partisans de l’helicopter money n’y voient guère qu’une modalité pratique, afin de pouvoir rapidement relancer la demande et cela sans nécessité d’action gouvernementale. Certains tenants de l’helicopter money n’hésitent d’ailleurs pas à sacrifier l’universalité sur l’autel de l’efficacité économique, argumentant que donner de l’argent aux riches serait inutile pour stimuler la demande, et proposent donc de cibler les versements auprès des ménages dont les revenus sont inférieurs à un niveau défini.

Au final on peut aisément conclure que les deux concepts s’inscrivent dans des cadres institutionnels bien distincts. Le revenu de base relève clairement du champ des politiques sociales (même si ses partisans diront qu’il s’agit de bien plus qu’une simple mesure sociale) relevant des compétences du gouvernement, alors que l’helicopter money constitue un instrument de politique monétaire au service de l’objectif principal de la banque centrale : la stabilité des prix.

L’helicopter money, piste de décollage pour le revenu de base ?

Malgré ces importantes distinction théoriques et pratiques, il est intéressant de remarquer la porosité de ces deux concepts dans le champ politique. Ce n’est probablement pas une coïncidence si de nombreux tenants du revenu universel (mais pas tous) défendent également l’idée de l’helicopter money. Et vice versa.

C’est que les partisans des deux concepts partagent des intérêts stratégiques communs, notamment car ils se heurtent aux mêmes blocages. Par exemple, l’idée selon laquelle il n’existe pas « d’argent gratuit » et que tout revenu se mérite, par le travail. 

Autant pour les partisans de l’helicopter money que du revenu de base, l’émergence des deux débats est une contribution utile pour faire avancer l’acceptabilité politique de l’idée d’un versement d’argent « gratuit » sans contrepartie.

Pour les défenseurs du revenu de base, qui passent une grande partie de leur temps à devoir expliquer comment mettre en place le revenu de base, la manne financière potentielle qu’apporterait le recours à la création monétaire est également un argument pratique. Le fait que la politique monétaire soit capable subitement de mobiliser des milliards d’euros pour venir au secours du système bancaire et financier permet de faire avancer l’argument selon lequel la difficulté du financement du revenu de base est essentiellement une question de choix politique. 

De façon plus prospectiviste, l’expérimentation dans un avenir plus ou moins proche d’une forme d’helicopter money serait stratégiquement très utile à la cause du revenu de base. À l’instar du dividende citoyen en Alaska, souvent cité en exemple comme une forme de revenu de base, le versement d’un dividende monétaire par une banque centrale créerait un précédent supplémentaire de versements inconditionnels, et ce potentiellement à très grande échelle si l’on envisage cela dans la zone euro.

Certains vont même plus loin en envisageant que l’helicopter money puisse servir de tremplin à l’instauration pérenne d’un revenu de base. On trouve par exemple dans les écrits de Yoland Bresson l’idée de l’émission de dettes perpétuelles par le gouvernement comme un moyen clé d’amorçage d’un revenu d’existence, laissant le temps au gouvernement d’adopter les lourdes réformes fiscales et sociales nécessaires permettant d’aboutir à une solution durable de financement du revenu de base. D’autres auteurs comme Stéphane Laborde ont même fondé des théories monétaires autour du concept du revenu de base 3, en théorisant le fait que le revenu de base devrait être le canal de transmission permanent de la création monétaire. Kevin Spiritus et Willem Sas proposent quant à eux d’envisager une forme d’helicopter money comme mécanisme pérenne de stabilisation macro-économique pour la zone euro.

Bien que ces théories monétaires sont encore largement considérées comme farfelues, il se pourrait bien que le temps leur donne raison. Bientôt dix ans après le déclenchement de la crise financière des subprimes, l’ensemble des banques centrales font face à une inefficacité de leurs politiques spectaculairement corrélée à la taille de leur bilans comptables. En réalité, c’est tout le bagage théorique des banquiers centraux qui est remis en cause. Les banques centrales n’ont ni su prévenir la crise, ni ne savent la guérir : On assiste à une véritable crise intellectuelle de la discipline qui fait le terreau des propositions hétérodoxes telles que l’helicopter money.

Un récent sondage Bank of America-Merrill Lynch montrait qu’environ 40 % des gestionnaires de portefeuille s’attendent à ce qu’une grande banque centrale adopte une politique d’helicopter money d’ici 12 mois. Reste à voir quelle sera la première banque centrale à faire le pas, et si les partisans du revenu de base sauront se saisir de cette opportunité pour transformer l’essai en réussite.



1.  
Money creation in the modern economy, Bank of England Bulletin, 2014.


2.  The Distributional Effects of Asset Purchases, Bank of England, 12 juillet 2012.


3.  Théorie relative de la monnaie.