L’objectif est ici de montrer comment le revenu de base peut être un outil pour parvenir à une autonomie tant individuelle que collective et ainsi être un outil de changement radical. Article initialement publié sur ce blog médiapart.

Le revenu de base, un projet d’autonomie

Regardez les blancs tourbillons au pied d’une cascade de montagne.

Les saisons se succèdent, l’eau surabonde ou s’écoule en un maigre filet ; toujours les spirales d’écume semblent demeurer semblables. 

Mais qu’une pierre tombe au fond du bassin, et voici le dessin modifié du tout au tout, sans retour.

Ivan Illich, La convivialité, 1973

Si nous avions finalement collectivement la force de faire tomber la pierre qui permettrait de modifier, de faire bouger « sans retour » les contours du grand dessin qui nous enserre et semble fixé depuis des années. Nous souhaitons ici nous intéresser à un sujet qui fait l’actualité depuis quelques mois grâce à sa publicisation (tardive si nous nous intéressons aux premiers germes d’une telle idée) par certain·es candidat·es à l’élection présidentielle (Charlotte Marchandise, Benoit Hamon et Yannick Jadot).

Le « revenu de base », perçue comme une idée profondément novatrice au milieu de la pauvreté de la réflexion politique de ces dernières années, représente (dans ses versions les plus ambitieuses) selon nous une possibilité d’ouverture de nos imaginaires. Ceux-ci restés tristement enfermés depuis plusieurs siècles pourraient s’ouvrir à d’autres horizons que celui du seul emploi salarié et de son pendant qu’est la consommation. Ce revenu (nécessairement suffisant1) versé à tous·tes citoyen·nes d’une communauté politique de la naissance à la mort permettrait de tracer un chemin vers une véritable Autonomie. Notre objectif est dans une série d’articles de mettre en écho les pensées d’auteurs, qui ont chacun à leur manière pensé l’autonomie comme horizon et projet possible d’une transition, de la société actuelle représentée par un institué capitaliste à vocation totalisante, à une société « conviviale ». Il nous semble qu’en l’état actuel, ou nos imaginaires sociaux sont dominés par l’idée d’une « crise » – structurante de notre rapport au politique, à l’économique, à l’emploi, à la consommation – le revenu de base pourrait être un outil de déconstruction de cet imaginaire pour renouer avec les projets de société dessinés dans la seconde moitié du XXe par différents auteurs.

Cornelius Castoriadis, né à Constantinople en 1922, a mis des années à tenter de définir les « germes » d’un « projet d’autonomie » individuelle et collective. De ses 15 ans ou il rejoint le parti communiste grec jusqu’à sa mort à Paris en 1997 en passant par la fondation avec Claude Lefort du groupe et journal dissident du Parti Communiste Internationaliste Français « Socialisme ou barbarie » en 1948, il restera un penseur hétéroclite, tantôt économiste pour l’OCDE de 1948 à 1970, puis psychanalyste à partir de 1973 et enfin directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à partir de 1979. Son érudition et son intérêt pour l’histoire, l’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie, l’économie, mais également les sciences « dures » font de lui un penseur atypique, ardent défenseur de la transdisciplinarité qu’il considère comme fondamentale pour penser les enjeux politiques et sociaux du monde de manière globale. C’est avec lui que nous nous poserons la question de la possible autonomie que permettrait un revenu de base.

Cornelius Castoriadis

Avec un revenu de base : auto-instituons en permanence la société !

« Que signifie autonome ? Cela veut dire autosnomos, “qui se donne à soi-même sa loi“. En philosophie, c’est clair : se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions et qu’on n’accepte aucune autorité. Pas même l’autorité de sa propre pensée antérieure. »2 Ainsi pour Cornélius Castoriadis, la notion d’autonomie comme émancipation individuelle et collective face à une hétéronomie institutionnelle capitaliste est centrale3. L’objectif premier de l’individu et de la société humaine entière devrait être de mettre en place les structures permettant aux individus et à la communauté politique toute entière de s’ « auto-instituer », c’est-à-dire de fixer elle-même ses lois4. Le projet d’un revenu de base prend ici toute sa mesure. En effet versé à tout·es les membres d’une communauté politique celui-ci permettrait de libérer nos imaginaires de la question du « manque » qui est structurante dans nos sociétés « d’abondances ». Un revenu de base couvrant les dépenses « nécessaires » d’une personne devrait (à terme) rendre à celle-ci sa liberté de choix. L’indépendance économique permise par ce revenu suffisant cesserait la structuration de l’entièreté de nos vies autour du travail salarié. Ce dernier érigé au rang de « valeur » reste encore aujourd’hui pour beaucoup un moyen, pour accéder à la vie (consommation des biens et services essentiels) ou à la reconnaissance (le fait d’avoir une place dans la société) tandis que d’autres en reste exclu·es et cumulent ainsi nombres de « handicaps sociaux ». La remise en cause de la centralité du travail ou au moins son questionnement est un préalable nécessaire pour atteindre l’autonomie.

Le revenu de base libérant du travail subi permettrait de retrouver la véritable valeur du temps libre. Ce temps libérée ne serait plus envisagé uniquement comme des « Divertissements » opposés au temps travaillé/utile pourrait alors reprendre son sens grec de Skholé. Ce temps qui libéré « des urgences du monde » est selon P. Bourdieu la condition nécessaire de l’existence de tous les champs savants. Véritablement libérées – que ce soit en travaillant à mi temps, ou en décidant de ne travailler que 6 mois par an, 1 année sur deux, ne plus travailler du tout – ces temps ouvriraient la possibilité de s’adonner à des Loisirs. Ceux-ci opposés aux Divertissements caractérisés par la passivité de l’individu qui souhaite se changer les idées, se reposer (souvent avec pour objectif d’être plus productif au travail par la suite) sont des activités qui mobilisent toutes les facultés intellectuelles et/ou physiques de l’individu. La poésie, le football, la philosophie, les jeux de société, la musique, la promenade, la physique quantique, le vélo, la méditation, la pêche, les mathématiques, le tricot, l’autoréparation des biens, la cuisine et bien d’autres, sont des loisirs. Autant d’activités qui semblent indispensables et qui pourtant ne sont qu’annexes (supposant que l’on ai la force ou le temps de s’y consacrer) au travail productif dans nos sociétés. Le développement de ces activités autonomes – car librement choisis par les individus – permettrait selon nous un meilleur développement qualitatif ou horizontal (car limitant les exclu·es de la société) opposé à un développement vertical et quantitatif fondé sur la compétition et l’accumulation pseudo-rationnelle et illimitée des ressources.

Se libérer des cadres mentaux, la liberté d’apprendre

Il est impossible dans le système scolaire actuel de demander à étudier les mathématiques, la philosophie et la musicologie de concert. La pression à l’emploi qui pousse à demander dès le plus jeune âge aux individus de préparer leur « avenir », de penser à un projet professionnel, mais également à spécialiser les filières dès le collège pour permettre une plus grande employabilité des étudiant·es dans « le vrai monde » qui les attend est un gâchis gigantesque de diversité. Cette peur de ne pas avoir un emploi conduit à un fractionnement des savoirs ce qui réduit très largement les possibilités des étudiant·es de former eux·elles-mêmes leurs esprits critiques. La libération de la pression à l’employabilité des étudiant·es (et des institutions scolaires) qui domine notre système scolaire grâce au revenu de base entraînerait une autonomisation ainsi qu’une différenciation des esprits, ce qui représenterait une richesse infinie pour notre société. Le temps scolaire pourrait également être d’avantage choisi en fonction des aspirations des différents individus. Il semble absurde que nous reconnaissant toutes et tous différent·es nous nous imposions collectivement de suivre durant des années les mêmes parcours de vie structurés sur une logique bien cadrée Études – Emplois/chômage – Retraite.

L’autonomie passe par la possibilité de choisir de travailler à 16 ans pour pouvoir reprendre des études à 25 et voyager de 32 à 33ans. La maîtrise de nos temps de vie par le système actuel uniformisé nuit à la différence et ainsi à la richesse de nos sociétés.

En somme un revenu universel permettrait qu’individuellement et ainsi par la suite collectivement nous nous structurions librement en nous laissant la possibilité de remettre en cause l’entièreté de l’imaginaire qui nous structure. Nous pourrions ainsi parvenir à une société autonome qui dispose autant de son temps physique que de son temps d’esprit pour parvenir à réfléchir encore et toujours à sa nécessaire autonomie.

« Est citoyen·e celui·celle qui est capable de gouverner et d’être gouverné·e »

Reprenant cette phrase d’Aristote, Castoriadis nous explique le caractère non démocratique de nos institutions représentatives. Ici encore nous pensons qu’après avoir permis la libération de la nécessité de « travailler pour vivre » un revenu de base qui déstructurerait nos imaginaires actuellement presque tout entier dominés par « l’imaginaire social-historique capitaliste » serait une voie pour prendre conscience de notre pouvoir instituant. Car si comme individu et société nous sommes institués et donc dans un sens dominés par un imaginaire construit historiquement et socialement. Le grand espoir portée par la pensée de C. Castoriadis est de nous dire que cette dimension instituée si elle existe belle est bien est le résultat d’une multitude de processus choisis plus ou moins consciemment par la société. Ainsi le pouvoir politique d’une société est gigantesque, sa dimension instituante doit lui permettre de remettre en cause jusqu’à l’imaginaire qui la structure et domine ses membres. Un revenu assuré à vie permettrait d’entraîner un processus de remise en question de l’existant pour finalement de manière autonome nous demander collectivement ce qui devrait exister.5 Très pratiquement nous pensons que la libération du temps, des esprits et des corps permettrait une prise de conscience quant à notre capacité collective à choisir notre/nos sociétés. Si ce processus est nécessairement long, car supposant une remise en cause de tout le cadre institutionnel représentatif actuel et notre vision de ce qu’est la politique. La possibilité de mettre en place des structures démocratiques ou chacun·e aurait effectivement, librement le choix de s’impliquer ou non dans la vie de la cité nous semble pouvoir être l’un des nombreux résultats positifs de l’instauration d’un revenu de base ou revenu pour l’autonomie individuelle et collective.

Car loin d’être une finalité, l’Autonomie telle que définie par C. Castoriadis est un projet permanent. Un projet permanent de remise en cause de l’institué existant par la reconnaissance de notre pouvoir collectif Instituant. En permettant l’émancipation individuelle un revenu de base nous laisserait collectivement la possibilité de réfléchir à ce qui est pour définir ce qui doit être et tenter dans un processus permanent et sûrement infini d’y arriver.

Un revenu de base nous permettrait d’être chacun·e des infinité·es de cailloux pour modifier en continu le dessin des spirales d’écumes trop longtemps resté semblable.

Aidons-nous, allons mieux. 

C.C.


1 – Nous ne nous intéresserons pas ici au financement d’une telle mesure, cette question largement traitée dans l’actualité nous paraissant accessoire tant l’idée politique derrière le projet d’un revenu universel nous semble plus importante. De plus nous pensons que nécessairement pour réussir ce projet doit être d’origine démocratique et qu’ainsi les questions de financement, de versement et toutes les autres questions que pourraient poser une telle mesure devraient être régler démocratiquement (le processus devant impliquer la majorité des citoyenn·es et non une classe politique privilégiée). 

2 – Voir l’article « L’individu privatisé » de Cornelius Castoriadis paru dans Le Monde diplomatique de février 1998

3 – Voir notamment l’introduction de la thèse de Philippe Caumières, « Le projet d’autonomie selon Cornelius Castoriadis » sous la direction de M. Alain Brossat soutenue le 16 février 2007 à l’université Paris 8

4 – Nous nous baserons ici sur l’ouvrage majeur de C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, paru aux Editions du Seuil en 1975, et sur les 6 ouvrages composants « Les carrefours du labyrinthe » publié au Seuil également entre 1978 et 1999.

5 – Il faut tout de même noter que cette auto-institution qui doit être individuelle et collective se doit d’être doublée d’une « auto-limitation » nécessaire à la vie en société pour permettre « d’agir sans nuire au bonheur des autres individus et des générations futures. » Nous pourrions en toute autonomie définir les limites de notre société pour décider de ne pas nuire à notre environnement qu’il soit naturel ou humain.

Image : Fractale Formation.