Dans un article intitulé « Le revenu universel est-il juste ? »(1), Floran Augagneur, philosophe, pose la question, d’une part, de savoir « pourquoi l’idée du revenu de base dépasse les clivages idéologiques classiques » et, d’autre part, « pourquoi elle trouve des adversaires et des partisans au sein de chaque famille idéologique ».

Sans prendre une quelconque position en faveur ou en défaveur du revenu de base, celui-ci suggère l’utilisation d’une grille de lecture directement inspirée de la philosophie morale(2).

A la question posée dans son titre lui-même, cet article esquisse une argumentation qui met en évidence la nécessité de l’ancrage de l’idée du revenu de base dans une architecture théorique, donc de la définition de principes forts. En voici un résumé.

Dans son article, Floran Augagneur rappelle d’abord que le raisonnement en philosophie morale peut se faire sur la base de trois principaux critères : principes, finalités, conséquences. Ces critères constituent l’angle d’attaque de doctrines qui permettent de donner une définition à une « institution juste », qui soit rationnelle et souhaitable. Ainsi, « les « déontologistes » (dans la veine de Kant) se concentreront sur les principes du revenu universel pour déterminer s’il est juste, alors que les « téléologistes » tenteront d’en identifier la finalité, les intentions ou les conséquences ».

Pour chacune de ces approches, les points discutés dans cet article ne sont certes pas exhaustifs. Ils ont seulement pour objet d’illustrer les incomplétudes ou les incohérences de certains raisonnements.

Une approche fondée sur les principes

La doctrine déontologique donne la priorité aux principes. Dans cette approche, le revenu universel serait juste, moral ou souhaitable en fonction des principes sur lesquels il repose indépendamment des fins qu’il poursuit. La pensée de John Rawls(3) s’inscrit dans cette mouvance. Une institution peut être qualifiée de « juste » (donc rationnelle et souhaitable) à la condition que les principes qui la justifie soient justes. Il essaie de construire une alternative à la méritocratie, et les principes de justice qu’il dégage peuvent servir de socle à un raisonnement ouvrant sur la préconisation d’un revenu de base.

Mais Rawls n’y était pas favorable. La raison principale en est le fait que sa philosophie est basée sur la théorie du contrat social qui veut que les individus doivent contracter et coopérer. Il excluait ainsi le versement d’un revenu minimum au profit du surfeur qui, à Malibu, passe ses journées à jouer avec les vagues. Il serait donc nécessaire, pour soutenir le revenu de base, de « développer une philosophie alternative à celle du contrat, ou d’acter que ce contrat n’est plus en mesure d’être respecté. »

L’approche basée sur les finalités…

La doctrine téléologique privilégie les finalités. Selon cette doctrine, d’après Augagneur « le revenu universel serait juste non pas parce qu’il reposerait sur des principes justes mais parce qu’il aurait un objectif louable ou serait un instrument permettant de maximiser une finalité juste : court-circuiter, voire dynamiter un système qu’on souhaite affaiblir ou transformer (le salariat, le marché de l’emploi, le capitalisme, le productivisme, etc.) ».

Si l’on se place dans une logique de « distribution », le revenu universel est considéré comme un revenu primaire. La question se pose alors de la nature du travail. Par exemple, le digital labor(4) peut être analysé comme un travail dissimulé. De même, un grand nombre d’activités quotidiennes en dehors de l’emploi salarié peuvent être analysées comme ayant une utilité sociale, à l’instar d’un travail.

Mais si considérer le revenu universel comme un revenu primaire permet de réconcilier le revenu universel avec le contractualisme, la question se pose alors de savoir s’il n’y a pas une contradiction entre, d’une part, le souhait de remise en cause du travail dans la société et, d’autre part, le fait de vouloir rémunérer tout le travail, y compris non-marchand.

Si, par contre, l’on se place dans une logique de « redistribution », le revenu de base doit alors être considéré comme un revenu de transfert. Il apportera sans aucun doute des réponses à de nombreux dysfonctionnement du système actuel, notamment ceux qui relèvent du non-recours et des effets de trappe. Mais en aucune façon il ne pourrait être considéré en lui-même comme un outil de la lutte contre les inégalités. En effet, celle-ci dépendrait plutôt du système de prélèvement fiscal adopté, proportionnel ou progressif.

… Et celle basée sur les conséquences

L’approche par les conséquences justes, quant à elle, est remplie « d’incertitudes et de contradictions ». En effet, en l’absence d’expérimentations grandeur nature, ces conséquences ne sont que souhaitées ou espérées. Par exemple, rien ne prouve que, au lieu de renverser les rapports de force en améliorant le pouvoir de négociation des travailleurs, le revenu universel ne contraindrait pas les gens à accepter n’importe quel emploi pour compléter ce revenu qui, par définition, ne pourra jamais être très élevé, devenant ainsi une subvention aux entreprises.

De même, certains considèrent que le revenu de base « renforcerait la coopération », alors que d’autres pensent au contraire qu’il y a un risque de désocialisation.

Enfin, une approche qui serait basée sur l’argument utilitariste mènerait à des amalgames. Par exemple, le fait de vouloir lier la mise en place d’un revenu de base à un objectif de croissance économique le fragiliserait considérablement.

En effet, devenant dépendant « de la conjoncture et de la théorie économique », il ne serait plus qu’une simple variable d’ajustement, et risquerait ainsi de connaître le sort de l’État-Providence, systématiquement attaqué par la vague néolibérale depuis les années 1980.

Une nécessité : des principes forts

Il résulte de ces incertitudes et de ces contradictions que, en observant des débats ou à la lecture d’articles au sujet du revenu de base, l’on peut se rendre compte que les argumentaires sont souvent adaptés, bricolés, afin de mettre en phase des principes et des résultats qui sont en fait contradictoires. Ce type de contradiction apparaît, par exemple, dans un article de Michel Foucault(5) dans lequel il « semble soutenir les principes du revenu universel sous la forme de l’impôt négatif », mais en même temps, « en critique la finalité, que ce soient les intentions ou les conséquences ».

Il apparaît donc clairement à la lecture de l’article d’Augagneur que, dans la double perspective d’une argumentation robuste en faveur du revenu de base pour le court et le moyen terme, ainsi que de sa pérennisation, une architecture théorique solide, donc la définition de principes forts, s’avère tout à fait indispensable.

La recherche de justifications philosophiques s’inscrit dans la durée

Cette synthèse de l’article particulièrement éclairant de Floran Augagneur représente le premier acte d’une réflexion entamée depuis plusieurs mois autour de la question des justifications philosophiques du revenu de base. L’intention ici est d’inscrire cette quête dans une interrogation plus large : « Qu’est-ce qu’une société juste ? ».

Pour le non-spécialiste, cette démarche s’apparente à un véritable parcours initiatique, débutant aux origines de la philosophie politique et morale (« l’Ethique à Nicomaque » d’Aristote), menant vers, notamment, « la Théorie de la Justice » de John Rawls et les analyses de ses contradicteurs, jusqu’aux récentes tentatives de justification d’une allocation universelle de Philippe Van Parijs. 

Il s’agit là d’une activité qui s’inscrit dans la durée. Elle prendra le temps qu’il faudra. Reste à espérer que cet article et ceux qui suivront, venant jalonner le cheminement de la réflexion, susciteront des commentaires de la part de leurs lecteurs. Celles et ceux qui souhaitent se joindre à ce parcours sont parfaitement bienvenu(e)s.

Les idées émises dans cet article et ceux à venir n’expriment pas une position du MFRB et n’engagent que leur auteur.

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(1) Floran Augagneur, « Le revenu universel est-il juste ? », dans la Revue d’éthique et de théologie morale, 295, septembre 2017, pp. 57 – 68 (Édition revue et développée de l’article paru dans la revue Projet, 2017). Les citations sont issues de cet article.

(2) La philosophie morale est la branche de la philosophie et plus précisément de la philosophie pratique qui a pour objet la mise en pratique de la morale elle-même basée sur un raisonnement éthique.

(3) John Rawls, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971.

(4) Dominique Cardon et Antonio Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Ina, 2015.

(5) Michel Foucault, La Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978 – 1979), Le Seuil, 2004.

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