Marie-Louise Duboin, auteure du livre Mais où-va l’argent ? et directrice de la revue La Grande Relève, nous présente l’économie distributive dans une interview.

Nicolas — Marie-Louise Duboin, comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la question du revenu de base ?

Marie-Louise — Je ne sais pas, je crois que je suis née avec parce que j’en ai toujours entendu parler à la maison !

N— Alors vous êtes pour ?

M‑L —Pour un revenu garanti, individuel, inconditionnel, oui… Mais ce sera très difficile, trop long, d’en obtenir un financement convenable dans le système capitaliste parce que c’est aller à l’encontre de ses principes.

N —Êtes-vous de ceux qui pensent que les nouvelles technologies vont entraîner la fin du travail ?

M‑L — Pas du tout. Évoquer la fin du travail est une absurdité, parce que du travail, il y en aura toujours. Et sans doute de plus en plus. Dans toutes les activités concernant les soins aux autres, et d’abord dans l’éducation. Dans la recherche, dans l’exploration, dans la créativité dans tous les domaines de la connaissance et des arts. Dans l’information au présent et dans la participation aux débats politiques, etc. ! Par contre, c’est la fin des emplois. Ils disparaissent déjà à toute allure, et les nouvelles technologies vont en supprimer encore bien plus qu’elles n’en créeront. Pour une raison très simple : un employeur ne crée ou ne maintient un emploi que s’il peut en tirer plus de profit qu’en utilisant un robot !

N — C’est pour cette raison que votre père, Jacques Duboin, a créé l’économie distributive ?

M‑L — Oui, mais il n’en a créé que le terme !

N — De quoi s’agit-il plus précisément ? En quoi cela s’oppose-t-il au système actuel ?

M‑L — L’expression économie distributive n’est pas facile à comprendre, sauf quand on l’oppose aux processus de REdistribution qui consistent, pour organiser une sorte de charité publique, à reprendre aux uns, par l’impôt, un peu de ce qu’ils estiment avoir bien gagné… Faute d’un terme parfait, on peut désigner l’ensemble de ces propositions par le terme d’économie de partage, pour montrer qu’il s’agit de changer la façon dont les richesses sont réparties, ou par celui de démocratie économique, pour souligner qu’il faut introduire la démocratie dans le domaine économique dont elle est aujourd’hui complètement exclue. On aborde alors le fonctionnement d’une économie dans laquelle la finance ne commande pas, le rôle de la monnaie ne permettant plus que toute activité soit soumise à la loi du profit. Et c’est le terme d’économie des besoins qui convient pour mettre en relief le fait que c’est par leurs fondements que “distributisme” et capitalisme s’opposent totalement.

N — Quels besoins ? Il y en a infiniment !

M‑L —Surtout depuis que le capitalisme s’emploie à en créer d’artificiels !! Mais vous avez raison, il est impossible de les satisfaire tous, donc il faut faire des choix. Mais comment ? Sur quels critères ? Le rôle de l’économie étant de produire des biens et des services, qui parviennent aux consommateurs par la vente, les décisions déterminantes sont évidemment celles qui concernent la production. Alors qui, quand, comment est fait le choix de ce qui va être produit, avec quels moyens, donc à l’intention de quels acheteurs ? Les économistes orthodoxes, pour qui le système capitaliste est éternel, affirment qu’il existe une loi universelle qui, en rendant ces choix automatiques, dispense de perdre du temps à en discuter. C’est la loi du marché. Et elle est très simple : on n’entreprend quoi que ce soit qu’en vue du profit financier à en tirer. Il faut donc choisir ce qui rapporte le plus. Or les “investisseurs” disposent aujourd’hui de prodigieux moyens de calcul pour prévoir, en permanence, les rentabilités escomptables, partout dans le monde. Cette expertise mathématique leur désigne les entreprises dont le “retour” s’annonce le plus “rentable”, c’est donc celles qu’ils choisissent pour y placer l’argent qui leur est confié pour le faire “fructifier”, et qui constitue les “avances” nécessaires pour produire. Ce choix des entreprises implique celui de leurs modes de production, des emplois dont elles ont besoin, et de toute la publicité qu’elles déploient pour pousser les consommateurs à acheter leurs produits. Le verdict est prononcé par la vente. Si ce qui a été produit trouve client, c’est la preuve que c’était bien, donc le marché a raison de permettre à l’entreprise de continuer, croître et prospérer ; et sinon, s’il y a trop d’invendus, c’est que ça n’intéresse personne, le marché a encore raison en menaçant de faillite les entreprises à qui la vente n’a pas assez “rapporté”. Voilà comment un seul et unique critère, celui de la rentabilité, pilote toute l’économie capitaliste.

N — À première vue, on pourrait pourtant dire que « le client est roi » puisque c’est lui qui décide de la production par le choix de ses achats. Il vote avec son porte-monnaie, et la production s’adapte à ses choix…

M‑L — En apparence seulement, car c’est oublier l’essentiel. Ce vote par le porte-monnaie est complètement faussé par le fait que certains ont mille fois plus de bulletins de vote que la moyenne, tandis que d’autres n’en ont même aucun ! Un tel vote ne permettait d’adapter la production aux besoins de tous que si chacun avait droit à une voix, donc si tout le monde disposait du même revenu. Mais dans les conditions actuelles, la production n’est faite que pour satisfaire les besoins dits “solvables”, c’est-à-dire ceux des clients qui peuvent payer. Or produire pour eux du luxe ou des gadgets inutiles parce que c’est bien plus “intéressant” que se consacrer, par exemple, à une agriculture saine qui exige beaucoup de savoir et de main d’œuvre… Alors tant pis pour tous les autres et, en plus, tant pis pour l’environnement, pour la préservation des ressources non renouvelables, pour la santé, etc. Vive l’agriculture extensible et les intrants qui rapportent. Et puis… tant mieux si quelques tricheries suscitées par l’appât du gain permet de gagner un peu plus …

N.— Donc, le “distributisme” s’oppose au capitalisme en refusant de soumettre l’économie à la loi du marché ?

M‑L — Oui, d’abord parce que ce n’est pas une loi de la nature, universelle et éternelle comme le prétendent les économistes classiques. Et surtout parce que cette pseudo loi a bien d’autres aspects trop lourds de conséquences… À commencer par le fait qu’elle dispense les élus de toute responsabilité économique. Ainsi, quand une entreprise privée congédie ses employés pour se délocaliser, pour être “plus compétitive” en payant moins de salaires et moins d’impôts, c’est une affaire privée, donc le gouvernement ne peut que laisser faire puisque ce n’est pas de son ressort… ! Ensuite, parce que cette quête aveugle du profit crée une rivalité permanente, une situation de guerre de tous contre tous, employeurs et employés sont stressés par la peur de perdre leur situation. Ce “chacun pour soi” détruit donc la société. En outre, cette loi du marché est celle du “laissez faire”, celle de la “liberté d’entreprendre” que ses farouches défenseurs prétendent nécessaire pour stimuler une inventivité qui serait synonyme de progrès social. C’est doublement faux : la liberté d’entreprendre est réservée à la minorité qui a les moyens financiers suffisants, l’immense majorité ne peut créer qu’en empruntant, donc en se soumettant, par la dette, à l’obligation de rentabilité pour verser les intérêts exigés par ses créanciers. Et puis surtout, c’est laisser faire n’importe quoi, avec tous les dangers qu’entraîne une telle insouciance. Avec le formidable développement des technologies (nanotechnologies, intelligence artificielle, interventions sur le génome, etc.) s’ouvrent de telles immenses possibilités souvent porteuses de lourdes conséquences, qu’il devient urgent, au contraire, de veiller à limiter les risques au maximum ! Des décisions aussi importantes pour le devenir de l’humanité doivent être basées sur la raison. Au lieu de laisser faire “la main invisible” du profit, il faut diffuser l’information et instaurer concertations et débats.

N.— Je ne vois pas comment peut fonctionner une économie non soumise à la loi du marché !

M‑L —Parce que l’imagination est bloquée par la religion de l’échange marchand… Si l’économie ne lui est plus soumise, c’est aux êtres humains concernés de l’organiser. En renversant la vapeur : au lieu de laisser la finance piloter l’économie, ils peuvent la mettre au service de leurs besoins économiques.

N.— C’est donc d’une réforme monétaire qu ‘il s’agit ?

M‑L— Bien plus que d’une réforme ! Toutes les réformes imaginables dans le système capitaliste ont été essayées et ont échoué. Pour s’affranchir de la dictature de la finance il faut s’en prendre à son fonctionnement, au rôle que joue son arme, qui est la monnaie, pour la désamorcer. La difficulté vient d’abord du fait que les économistes ont bien soin d’éluder ce sujet qui les dérange. Le résultat est que les gens, dans leur immense majorité, sont prêts à croire n’importe quoi, par exemple à propos de la création monétaire. Ou au sujet des dettes souveraines : quand on leur affirme qu’ils doivent se serrer la ceinture pour que l’État puisse rembourser, sinon ce serait condamner d’avance leurs enfants à payer à leur place, ils se sentent coupables et sont prêts à accepter.

N.— Vous pensez donc que, je cite, « notre ennemi, c’est la finance » !

M‑L— Nous ne nous contentons pas de le déclarer, nous le montrons. Mais si nous avons tant de mal à nous faire entendre, c’est parce que c’est oser aborder un domaine réputé si compliqué qu’il ne serait accessible qu’à quelques spécialistes, qui peuvent ainsi en parler doctement… à leur guise ! Et pourtant, sommes tous concernés par le fait que le monde est dominé par l’argent. Tant qu’une majorité de gens refusera d’essayer de comprendre les mécanismes qui nous ont conduits à la situation catastrophique actuelle, comme je le montrais dans mon livre Mais où va l’argent ?, elle ne fera qu’empirer. Admettre qu’il est “normal” qu’on n’y entende rien, qu’on ne peut donc que laisser faire ceux qui savent, et qui tiennent à ce que rien ne change, c’est permettre que rien ne change.

N.— Faut-il comprendre que vous voulez supprimer la monnaie ?

M‑L— Non, parce que l’économie doit être sérieusement gérée, ne serait-ce que pour éviter le gaspillage des ressources non renouvelables… C’est à cette gestion que doit servir la monnaie. En un mot, elle doit servir à compter tout ce qui doit être, je pèse le mot : é‑co-no-mi-sé. Et tout le reste, tout ce qui peut être consommé sans limite, et qui d’ailleurs n’est en général pas mesurable peut et doit être gratuit.

N.— Comment fonctionne cette économie ?

M‑L — L’objectif de l’économie des besoins est de produire et mettre à disposition, de façon raisonnée, c’est-à-dire en tenant compte des moyens disponibles et des retombées possibles, ce qui est nécessaire pour satisfaire les besoins de tous, en commençant par les plus vitaux, puis, dans la mesure du possible, les plus souhaitables et les moins indispensables. Presque chaque mot de ce résumé suscite des questions de détail : comment produire ? Comment mettre à disposition ? Que veut dire de façon raisonnée ? Comment savoir quels sont les “moyens disponibles”… Etc. Depuis… 1935, et pas seulement en France, c’est plusieurs milliers de personnes qui ont envisagé, imaginé, discuté les modalités de fonctionnement qui peuvent répondre à ces questions auxquelles plusieurs solutions sont en général envisageables. Or c’est aux personnes concernées d’en décider. Les solutions adoptées peuvent donc être différentes selon les lieux, et elles peuvent être modifiées au cours du temps. Et c’est là un premier point important : la démocratie apporte à l’économie une véritable souplesse : il devient possible d’en adapter l’organisation aux conditions locales et les modalités peuvent enfin évoluer avec les moyens de production. En envisageant ces détails de fonctionnement, on comprend à quel point s’affranchir des impératifs figés de la loi du marché, est une véritable libération. On découvre tous les verrous qui s’ouvrent, toutes les possibilités qui ne sont que des rêves dans le système du profit, tous les interdits qui bloquent même les imaginations, et tous les dangers vers lesquels nous précipite cette course en avant pour une croissance hors de toute mesure, par une compétition qui, même “libre et non faussée”, est mortifère.

N. — Si ce n’est plus le profit qui stimule les activités, où va-t-on !

M‑L— Vers le contraire de cette lutte permanente : vers la coopération qui, outre qu’elle rend la vie humaine moins violente, est économiquement bien plus efficace et plus productrice de qualité. On va s’en apercevoir dans tous les domaines, à tous les niveaux. Commençons par les choix économiques déterminants : quelles productions faut-il mettre en route et avec quels moyens ? Ces décisions essentielles sont politiques. Elles résultent du débat démocratique qui est organisé de façon à ce qu’un maximum d’informations objectives puisse être pris en compte. Cette prospection revient à l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE). Sa mission n’est plus limitée à la publication des bilans économiques, elle est considérablement élargie : il lui revient de recenser et de rendre publics, en permanence, les besoins, les moyens matériels accessibles, le personnel disponible, les méthodes envisageables et leurs retombées prévisibles. Le recensement des ventes passées fait partie des informations qui lui sont nécessaires pour évaluer les besoins, y compris ceux destinés à des contrats d’échanges avec l’extérieur. Les propositions de travail, sous forme de contrats civiques (on verra plus loin) lui permettent de connaître les moyens disponibles en personnel. Moyens techniques et chiffrage des fournitures nécessaires lui sont communiqués par les entreprises en activité et les chercheurs. Les professionnels de la santé, de l’environnement, de l’agronomie, etc. sont là pour prévoir, selon les cas envisagés, les retombées dans leurs domaines respectifs.

N.— Je vous arrête : c’est ne pas respecter le secret des affaires, les secrets professionnels, les brevets d’exclusivité !

M‑L — Bien sûr. Le secret professionnel n’a de raison d’être que s’il s’agit de rivaliser avec des concurrents. Mais quand l’objectif commun est de produire le mieux possible en disposant des meilleures techniques, aucun brevet ne peut les confisquer, les découvertes les plus récentes sont alors largement accessibles. En outre le débat démocratique n’a aucune raison de favoriser l’obsolescence programmée, mais au contraire le développement d ateliers de réparations. Sortir de la loi du marché c’est aussi rendre inutiles fraudes et contrefaçons telles que vaches folles, sang contaminé ou tromperies sur les effets de certains médicaments. Dans le domaine de la santé, j’irais même plus loin : les médicaments sont une énorme source de profits (surtout pour les laboratoires pharmaceutiques), comme sans doute bien des dépenses “curatives”. Se libérer de la loi du profit ne peut que favoriser le développement éminemment souhaitable de la médecine préventive et changer aussi bien des aspects actuels des professions médicales.

N — Et pourquoi pas adieu aussi aux pesticides, aux armes et aux drogues…

M‑L— Ils résultent, en effet, de la même motivation. Je reprends. C’est à tous les niveaux appropriés (local, régional, etc.) selon le principe de subsidiarité et en disposant de toutes ces données que s’organise le débat de politique économique, quasi en permanence, au sein de ce qu’on peut appeler le Conseil Économique et Social (CES). Ces décisions établissent le projet de production où sont précisés ce qui va être produit, où, et par quelles entreprises, dans quelles conditions, avec qui, avec quoi, quelles quantités sont prévues, où ces produits seront mis en vente et à quels prix, etc.

N —C’est la planification à la soviétique !

M‑L— Pourquoi “à la soviétique” ? Vous oubliez qu’en France, un Commissariat au Plan a existé dans les années 1950 – 70 et qu’il a largement contribué aux reconstructions et réadaptations nécessaires après la guerre. Ne vous est-il pas évident que pas une seule entreprise, capitaliste ou pas, ne peut fonctionner sans avoir un plan : il faut savoir ce qu’on veut faire pour réunir les fournitures et savoir comment on va s’y prendre avant de pouvoir produire quoi que ce soit !

N —Le projet est donc destiné à préparer la production…

M‑L— Oui, mais pas seulement. Le projet établit aussi l’estimation chiffrée, pour une période donnée, de la richesse qu’on a décidé de produire et mettre en vente. C’est cette estimation qui fixe le montant de la masse monétaire qui est alors créée par la banque centrale.

N — Vous voulez dire que si telle région décide ainsi de produire un milliard en produits divers, il va y être créé un milliard en monnaie ? Mais ce sera l’inflation !

M‑L— Non parce que cette nouvelle monnaie ne peut servir qu’à acheter son équivalent de produits : lors de tout achat, que ce soit d’un bien ou d’un service, elle est automatiquement annulée. La monnaie distributive ne circule pas. Son rôle est de faire passer les produits des producteurs aux consommateurs. C’est bien le but de l’économie, non ? Puisque les produits se renouvellent, ne vous paraît-il pas logique que la monnaie pour les acheter se renouvelle au même rythme ? Monnaie et produits sont ainsi deux flux qui s’écoulent en parallèle, et qu’il s’agit d’équilibrer.

N —Mais il y a des aléas et la réalisation n’est jamais tout à fait conforme aux prévisions…

M‑L — Non, bien sûr, même si les informations sont d’autant plus fiables qu’elles n’y a plus de raison, comme on l’a vu, de les bloquer ou de les truquer. Mais des erreurs sont toujours possibles, et puis il y a les aléas, les catastrophes imprévisibles. C’est pour cela que l’INSEE compare, en continu, les résultats qui lui sont communiqués avec les prévisions qui ont déterminé la masse monétaire. Et le pouvoir d’achat de cette monnaie est corrigé en permanence pour rectifier, rétablir l’équilibre entre les flux de la production et de la consommation.

N — Tout ça paraît bien compliqué.

M‑L —Pas plus que ce que font aujourd’hui les Bourses. Les logiciels nécessaires pour assurer cet équilibre sont semblables à ceux qui ont été mis au point par les traders et qui fonctionnent dans le monde entier, 24 heures sur 24. Pour les adapter, il faut juste changer de point de vue !!

N — Une monnaie qui s’annule à l’achat, ça change complètement nos habitudes !

M‑L — Pas pour tous les gens qui touchent si peu qu’ils ne peuvent rien mettre de côté ! Pour tous ceux dont les fins de mois sont difficiles, la monnaie actuelle est déjà une telle monnaie de consommation ! Et quand on poinçonne un billet de métro, quand on colle un timbre sur une lettre, on a bien l’habitude que ce moyen de paiement soit automatiquement périmé, “oblitéré”.

N — Et pourquoi cette restriction ? Est-ce qu’il n’est pas plus simple d’instituer des taxes (taxe Tobin, TTF sur les transactions financières…) pour réduire la spéculation ? Et pourquoi ne pas l’interdire ? Ce serait plus radical !

M‑L — Parce que le milieu financier est devenu plus puissant que les gouvernements. Il dispose aujourd’hui des moyens de contourner toute loi qui empêcherait, ou interdirait, telle ou telle spéculation, tel ou tel paradis fiscal, le “shadow banking” est bien au point, les transactions “sous la table” sont, si j’ose dire, monnaie courante. Aujourd’hui, “l’argent va à l’argent”, hors de toute raison. Pour que la monnaie ne puisse plus « faire des petits » il faut qu’elle ne puisse pas être “placée”, donc qu’elle ne circule pas. J’insiste sur ce point parce qu’il est passé sous silence. Il est ignoré alors qu’il est essentiel : c’est la possibilité de placer de l’argent pour qu’il rapporte qui creuse de plus en plus les inégalités, injustifiées, entre les fortunes. Et c’est facile à comprendre : tout vient du fait que les intérêts sont proportionnels au capital placé. Pour tous ceux qui ont à peine de quoi vivre (et ils sont majoritaires dans le monde) c’est une source de revenu inaccessible. Si le taux d’intérêt est de quelques pour cent, quand vous pouvez placer cent euros, vous en tirez quelques euros, et ceux qui peuvent placer un million ramassent quelques dizaines de milliers… Et à ceux qui placent un milliard, c’est plusieurs dizaines de millions qui leur tombent du ciel. … ou plutôt du capitalisme, puisque c’est sur cette croissance exponentielle que ce système est fondé. À ce taux, la différence est déjà énorme. Mais les investisseurs exigent maintenant des “retours à deux chiffres”, ce qui veut dire des taux de plus de 10 % ! Par exemple, le “rendement” annuel des actions des multinationales de l’industrie pharmaceutique a atteint 27 % en 2005. Faites le calcul ! Voilà comment plus vous possédez, plus vous gagnez, sans rien faire. C’est automatiquement, mathématiquement, que l’écart se creuse, donc que les inégalités entre les êtres humains augmentent de plus en plus vite et hors de toute raison. Faut-il que cette démesure puisse continuer ?

N — Non, bien sûr. Mais comment une telle monnaie peut-elle être créée et annulée ?

M‑L — Comme l’est aujourd’hui la monnaie bancaire, c’est-à-dire comme l’essentiel (de l’ordre de 90%) de la monnaie utilisée pour les paiements. Cette monnaie était scripturale à l’origine : des écritures dans les comptes des banques. Sa forme actuelle est informatique, numérique : les banques la créent par addition, l’annulent par soustraction sur les comptes informatisés de leurs ordinateurs, entre lesquels elle est transférée, au sein du réseau informatique qui leur est réservé. Cette forme est adaptée aux moyens performants qui existent, elle est bien rodée, elle est donc à conserver. Elle permet l’usage, très commode, des cartes bancaires comme moyens de paiement (et pour les détaillants comme moyen de gestion de leurs inventaires).

N —Si la forme de la monnaie est la même, qu’est-ce qui change ?

M‑L — Sa raison d’être, l’organisme qui a le droit de la créer, et avec quel objectif. Aujourd’hui, ce sont des organismes privés, les banques, qui la créent, et dans leur propre intérêt, quand elles ouvrent des crédits pour leurs clients. Elles la gèrent en tenant les comptes. Elles l’annulent et encaissent les intérêts quand ces crédits leur sont remboursés. Pour que l’économie ait enfin l’intérêt général pour objectif, un tel privilège doit être remis en question. On devrait même se demander comment il a pu être maintenu dans ce qu’on appelle pourtant les démocraties : il s’agissait d’un droit régalien, est-ce qu’avec la république, ce droit ne devait-il pas revenir au peuple ? La forme informatique de la monnaie bancaire est donc adaptée à la monnaie distributive, mais c’est une institution publique, transparente et contrôlée, qui la crée et la gère en se conformant aux décisions de politique économique prises démocratiquement dans les CES, comme on vient de le voir. Les pièces et les billets, qui sont faits pour circuler, sont donc exclus. Ne le regrettons pas : ils servent surtout au blanchiment d’argent sale et aux paiements “au noir“ ! Et pour les petits achats, cette “menue monnaie” est déjà en train d’être remplacée par le porte-monnaie “électronique”.

N — C’est donc la banque publique qui crée la monnaie, dans l’intérêt général. Comment ?

M‑L — Par inscriptions sur deux types de comptes : les comptes des entreprises, pour acheter ce dont elles ont besoin pour produire et les comptes individuels, destinés à la consommation. Les entreprises dont les projets chiffrés ont été acceptés par les CES s’engagent par contrat à les exécuter comme prévu. La banque inscrit donc sur leurs comptes les sommes qu’elles ont demandées.

N —Donc la banque publique assure l’avance nécessaire aux entreprises comme le font aujourd’hui les investisseurs privés ?

M‑L — Oui, sauf que ces entreprises n’ont rien à rembourser. Non seulement elles n’ont plus d’intérêts à payer à qui que ce soit, mais pas non plus d’impôts, ni de taxes quelconques, ni de cotisations sociales, puisque le fonctionnement de tous les services publics est financé de la même façon. Alors ça change tout ! Le travail n’a plus pour but d’augmenter le bénéfice d’un patron ou les dividendes des actionnaires, ni d’être compétitifs pour gagner des marchés. Le personnel de l’entreprise est le groupe des personnes qui ont soumis un projet commun au CES. En signant le contrat correspondant quand le CES l’a accepté, elles se sont engagées à le réaliser ensemble, avec le financement prévu. Il ne s’agit plus d’un “patron” et de “ses” employés, mais d’une coopérative, dont tous les membres, chacun dans sa fonction, ont le même objectif : remplir le mieux possible leur contrat et d’en fournir la preuve au moment d’en demander soit ensemble le prolongement, si tout s’est bien passé, soit pour en faire état dans d’autres projets si des changements sont souhaités.

N —Plus de patrons, plus d’employés, que des coopérateurs. Bon. Mais comment leur travail est-il rémunéré ?

M‑L — Oui, que des coopérateurs, mais la hiérarchie de leurs fonctions n’implique pas celle de leurs revenus. Le travail n’est plus une marchandise. Au XXIe siècle, on ne peut plus condamner quiconque, sous peine de n’avoir pas de quoi vivre, à chercher sur le marché quelqu’un qui ne lui achète son travail que s’il peut en tirer profit. La condamnation à ne manger qu’à la sueur de son front se justifiait dans les siècles passés parce que la menace, quasi permanente, de pénurie alimentaire rendait vitale la nécessité de produire, ce qui se faisait alors surtout de façon artisanale. Notre système économique a été conçu en ces temps où il fallait bien obliger tout le monde à travailler, et le plus possible. Le progrès des connaissances dans tous les domaines, au siècle dernier, a si complètement changé nos moyens de production que nous sommes sortis de cette ère de rareté. Nous sommes entrés dans une ère d’abondance potentielle, en ce sens qu’il est devenu possible de remplacer du travail humain par celui de robots pour produire ce dont l’humanité a besoin pour vivre : se nourrir, s’abriter, se soigner, etc. Cette “grande relève” est du temps humain libéré qui se transforme aujourd’hui en chômage. Elle peut au contraire permettre de réduire le temps de travail en le partageant mieux, et de développer des activités choisies : loisirs, culture, art, sport… et politique, mais à condition d’adapter notre système économique à cette évolution. D’abord en reconnaissant que si nous disposons aujourd’hui de telles possibilités c’est grâce aux connaissances que les générations précédentes ont acquises et nous ont léguées. Les richesses produites aujourd’hui en sont l’usufruit, il faut donc les partager puisque nous en sommes tous, au même titre, cohéritiers. Le revenu inconditionnel, assuré de la naissance à la mort, versé à chacun par la société dont il fait partie et que pour cette raison est désigné par revenu social, est cette part d’héritage.

N —Est-ce que cela signifie qu’en économie distributive la totalité des revenus de chacun est la même pour tous ?

M‑L —Recevoir une part de revenu, au titre de cet héritage commun, est un droit fondamental qui est reconnu à tous en économie distributive. Mais la richesse à partager n’est pas la même d’une région à l’autre puisqu’elle dépend d’un grand nombre de facteurs et des décisions du CES qui fixent, comme on l’a vu, les masses totales de monnaie. La part de monnaie réservée, en priorité, pour la production assure aussi l’entretien de tous les services publics, dont la plupart, comme la santé et la formation, sont d’accès gratuit. Reste la masse destinée à la consommation, dont la répartition doit être débattue. Si la production et les services publics ne laissent qu’un minimum, juste de quoi assurer la survie de tous les habitants, l’égalité économique au niveau de base paraît la seule possibilité humainement défendable. Dès qu’on entreprend de produire plus, on peut soit tout partager également, soit en réserver une petite fraction pour introduire de la souplesse : susciter, encourager certaines activités par des suppléments de revenus, mais en se gardant bien d’oublier qu’il n’y a pas d’égalité des droits politiques, donc de véritable démocratie, s’il n’y a pas égalité des droits économiques.

N —C’est l’abolition du salariat ?

M‑L — Oui, bien sûr. Elle semble aussi difficile à défendre que le furent l’abolition de l’esclavage au 18e siècle, du travail des enfants au 19e, puis du repos hebdomadaire et des congés payés ! Mais elle est inévitable. La preuve, c’est qu’elle a déjà commencé, mais dans le mauvais sens ! Le salariat, tel qu’on le rêve encore, est moribond. Il se transforme, à toute allure, en précariat : c’est Uber et autres en France, les “jobs de merde” en Allemagne et les “jobs à zéro heure” au Royaume-Uni, tous ces “petits boulots” mal payés, de durée souvent très courte, sans aucune garantie et sans protection sociale. Et il est complètement irréaliste de nier que les technologies du numérique vont se développer parce qu’elles ”permettent” de réduire encore plus la masse salariale. En outre, on ne peut plus mesurer le salaire par le temps passé comme on le comptait à l’époque du travail à la chaîne. Les techniques modernes rendent impossible de faire la part dans la richesse produite de ce qui résulte du travail effectué par tel employé, celle de la formation qu’il a reçue et de ses capacités innées, celle du milieu dans lequel il a été élevé, celle de l’état des connaissances à son époque, celle des choix de l’organisation, des méthodes, etc. Nous proposons d’appliquer le principe mutualiste : toute la production actuelle est faite par l’ensemble des actifs, selon leurs capacités, et elle est partagée entre tous, actifs et inactifs, en fonction de leurs besoins. On n’a pas trouvé plus équitable ! Le revenu de chacun devient l’avance que lui fait la société humaine pour qu’il puisse devenir, être, et rester le plus longtemps possible, un citoyen heureux d’être actif et utile aux autres. Ce n’est plus le prix d’achat du travail qu’il a fourni.

N —S’il est payé d’avance, il ne fera rien.

M‑L — Mais si ! Il reçoit une avance pour être ce citoyen heureux d’être actif et reconnu comme tel. N’est-ce pas ce à quoi chacun aspire ? Et pourquoi trouve-t-on normal que les employés fassent aujourd’hui l’avance de leur travail, alors que c’est l’ordre inverse pour les entreprises ? Pour pouvoir vendre son travail il faut pourtant avoir d’abord acquit la force de l’effectuer. En économie des besoins, la société commence par fournir à chacun, dès la naissance, tout ce dont il a besoin pour devenir… “un citoyen”, plus précisément pour qu’il puisse, de la façon la plus autonome possible, épanouir sa personnalité en s’adonnant à une ou plusieurs activités par lesquelles il participe à la satisfaction des besoins de la société dont il est membre. À cette fin, la société commence par donner, et l’individu commence par recevoir. L’éducation reçue fait prendre conscience à chacun(e) de son appartenance à la société humaine, comprendre que celle-ci a besoin de sa coopération et que c’est par ses activités d’adulte qu’il (ou elle) va pouvoir être reconnu(e) et estimé(e) pour ses compétences et son altruisme. Le but de l’enseignement, accessible à tous aussi longtemps que nécessaire, est de préparer à cette réciprocité entre individu et société. Ainsi, les activités correspondent aux capacités et aux aspirations de ceux qui les ont choisies, elles sont donc beaucoup mieux exercées que sous la menace de n’avoir pas de quoi vivre. La population est moins stressée, a donc le temps de s’informer et de réfléchir pour participer à la démocratie.

N —Comment s’exerce pratiquement, au niveau individuel, ce choix des activités ?

M‑L —Comme évoqué précédemment, tout résident, homme ou femme bien sûr, fait au CES, une proposition pour s’engager par contrat dans une activité, en précisant dans quelles conditions et pour quelle durée. Un tel projet peut être individuel (artisanal, artistique, familial, …) ou proposé par un groupe de personnes qui se sont entendues pour former une coopérative. Le contrat signé ensuite avec le CES est, pour chaque participant, son contrat “civique”. Et le bilan de ce qui a été ainsi réalisé s’ajoute, à échéance, à son “curriculum vitae”, ce qui lui permet d’en faire état quand il ou elle en demande le renouvellement ou fait une autre proposition.

N — Alors tout le monde devient “intermittent” ?

M‑L — Oui. Avec un revenu garanti et une sécurité sociale assurée, chacun peut ainsi organiser sa vie, travailler plusieurs années sans relâche, mener de front plusieurs activités, prendre des années sabbatiques entre deux contrats…

N — Et si personne ne propose de participer à une activité jugée indispensable ? Et quels contrôles pour veiller à qu’aucun tire au flan n’en profite pour ne rien faire … ?

M‑L —Rassurez-vous, ces questions font partie des détails auxquels plusieurs solutions peuvent être apportées. J’en ai imaginé quelques unes, il y a plus de trente ans, en écrivant mon livre Les Affranchis. Instaurer un service civil obligatoire pour assurer certaines urgences et aussi pour apprendre à être solidaire et à sortir de ses habitudes, sa durée peut être de quelques mois, voire plus selon les besoins, entre 18 et 25 ans. Un service de coopération, échangé avec d’autres pays. Et rien n’empêche les CES de faire des propositions pour assurer des activités indispensables pour lesquelles aucun volontaire ne s’est présenté. Et rassurez-vous, la loi peut fixer un minimum d’engagement actif dû par chacun, entre 25 et 45 ans par exemple selon l’évolution de la productivité… et condamner les tire au flan que vous évoquez, si ce ne sont pas des malades et si c’est vraiment nécessaire, à quelque peine d’activité publique.

N — Beaucoup d’activités vont changer.

M‑L —De toute façon, car beaucoup vont devoir changer pour s’adapter aux nouvelles technologies et aux impératifs du climat et de l’énergie. Mais ce qu’il est important de souligner c’est combien sont humainement souhaitables et inédites celles qui sont ouvertes quand on se libère de l’orientation imposée par la quête d’un profit financier. Je n’ai fait qu’en évoquer quelques unes, au passage. À propos de l’éducation et de la formation, ce qui mérite pourtant un plus long développement. Dans le domaine de la santé, l’ouverture de la médecine à la prévention. J’ai montré que la démocratie économique fait de la politique une activité ouverte à tous… Je vous laisse imaginer l’intérêt des activités de recherche quand elles ne sont plus orientées a priori vers des applications immédiatement rentables. Et celui des activités artistiques quand elles échappent à toute avidité commerciale. Le changement dans l’activité des détaillants… n’est pas un détail. Ils ont toujours la responsabilité de la gestion de leur magasin, simplifiée par les paiements informatisés. Mais leur rôle d’intermédiaire ne consiste plus à pousser à la vente, et de préférence celle qui leur “rapporte”. Il devient celui d’informateur, et doublement : faire part aux fournisseurs des critiques, des souhaits et des compliments des clients, et informer la clientèle en transmettant leurs réponses, qui ne peuvent être qu’objectives, sur la fabrication de leurs produits.

N —Vous rêvez : vous croyez que “tout le monde, il est bon” ! Alors que les hommes sont naturellement méchants.

M‑L — On ne peut plus affirmer que tout le monde est, “naturellement”, soit méchant, soit bon. On sait maintenant que le comportement d’un être humain dépend très peu de l’inné, beaucoup plus de son milieu, et surtout de la façon dont il a été entouré pendant ses premiers mois, puis “éduqué” au cours de ses premières années. Or le “chacun pour soi” capitaliste incite à la guerre permanente de tous contre tous pour “arriver”. Comment voulez-vous que la société soit conviviale quand les enfants sont entraînés à la compétition dès l’école ? Quand ce qui ”paie” c’est jouer des coudes pour “gagner”, mépriser les autres pour passer devant eux, on aboutit forcément à ce que la “réussite” fasse d’un milliardaire comme D. Trump le modèle à suivre ! Le cancer qui ronge notre société, c’est cette idéologie du profit. La thérapie de choc nécessaire, c’est se débarrasser de la finance capitaliste qui a mené l’être humain à devenir l’adversaire de ses semblables !

N — On est en pleine utopie…

M‑L — Effectivement, puisque la démocratie économique n’existe nulle part. Mais il s’agit d’une utopie réaliste, les moyens de la réaliser existent déjà et ils vont se développer. Alors que l’illusion, c’est croire, sans raison, que nous ne traversons qu’une “crise”, les difficultés actuelles étant forcément passagères… L’humanité est en pleine mutation, notre organisation économique est dépassée, elle n’est pas adaptée aux moyens actuels, encore moins à ceux qui se préparent… il faut donc faire preuve d’imagination pour que l’utopie d’aujourd’hui fasse la réalité demain. Il est bien évident que le chemin peut être long. Mais comme rien n’assure qu’on dispose encore de beaucoup de temps, il est urgent de prendre la bonne direction.


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