L’universitaire japonaise Kaori Katada s’insurge contre la situation sociale dans son pays, où un nombre croissant de personnes, notamment les femmes, sont touchées par la précarité et les difficultés financières. Au fur et à mesure de son récit, des similitudes avec la France se font jour : mêmes bureaucratie, immobilisme, criminalisation de la pauvreté, découragement des ayant-droits aux allocations. Avocate du revenu de base au Japon, Kaori Katada nous met en garde contre son application unilatérale par la droite et plaide pour une large mobilisation populaire afin d’obtenir un revenu de base véritablement au service des citoyens.

Kaori Katada, vous êtes professeur assistant au département de protection sociale à l’université de la préfecture de Saitama. Vous avez réalisé une thèse sur le Revenu de Base. Comment en êtes-vous venue à étudier la politique d’assistance sociale ?

Je travaillais avec les sans-abris lorsque j’étais étudiante. J’étais très engagée. Je pense que c’est à cause du système de protection sociale qu’il y a toujours des sans-abris. On dit généralement que les japonais bénéficient de l’État-providence, que notre subsistance est garantie par le gouvernement. Mais il y a 30.000 sans-abris au Japon, et aussi 30.000 suicides chaque année, la plupart pour des raisons économiques. Le taux de pauvreté relative au Japon est de 15%, d’après le rapport de l’OCDE (NdR : Organisation de Coopération et de Développement Économiques), ce qui veut dire qu’un citoyen sur sept est dans un état de pauvreté (NdR : le seuil étant 50% du revenu médian).

Le système de protection sociale doit être changé ! Chaque année presque 100 personnes meurent de faim au Japon. Dans ce pays développé. Même s’ils ne meurent pas de faim, certains en viennent au suicide quand ils tombent à court d’argent. La plupart d’entre eux se sont vu refuser l’aide sociale. En Europe, le taux de couverture (NdR : nombre de personnes qui reçoivent l’assistance sociale sur nombre de personnes y ayant droit) est entre 60% et 70%, alors qu’au Japon il n’est qu’entre 10% et 20%, ce qui est très bas.

Peut-être l’une des raisons de ce faible taux est qu’il y a une réticence chez les japonais à réclamer l’aide sociale ?

Tout à fait ! Un sentiment de honte. L’assistance sociale est fortement stigmatisée au Japon. Non seulement le gouvernement japonais ignore les difficultés des gens pauvres, mais de plus en plus il les traite comme des criminels. Nous devrions être fiers d’utiliser notre système parce que c’est notre droit ! Notre droit social de citoyens. Mais nous avons ce sentiment de honte lorsque nous faisons appel au système, notamment chez les générations les plus âgées.

nous avons ce sentiment de honte lorsque nous faisons appel au système.

Qu’en est-il du chômage ?

Le chômage augmente. Actuellement, il se trouve entre 5% et 10%, pas aussi élevé qu’en Europe, mais beaucoup plus élevé qu’avant. Un autre problème est que même si vous trouvez un travail, la plupart des emplois sont instables et peu payés.

N’est-ce pas une dérive par rapport à l’éthique du travail japonaise basée sur l’emploi à vie ? À la fin des études, on rentre dans une entreprise et on y reste toute sa vie…

Oui, mais ce modèle ne s’applique plus à la nouvelle génération. Pour nous, il est très difficile de décrocher l’emploi garanti à vie. Pour obtenir un diplôme universitaire, les frais d’étude s’élèvent à plus de 4 millions de yens (environ 40.000 euros). Dans une université privée, c’est 10 millions de yens (environ 100.000 euros). Mais vous ne pouvez pas accéder à un emploi stable et correctement rémunéré sans diplôme universitaire.

Pensez-vous que le revenu de base peut aider à résoudre cette crise économique ?

pauvreté japonJe pense que nous devrions mettre en place un revenu de base le plus tôt possible, qu’il y ait crise ou non. Le revenu de base devrait être un droit humain fondamental. Son objectif premier et fondamental n’est pas de régler la crise mais d’assurer le bien-être de la population. Certains défenseurs du revenu de base défendent également le partage du travail, arguant que la division entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas est néfaste. Ceux qui travaillent devraient travailler moins, et ceux qui ne travaillent pas devraient travailler un peu.

Si on se contente de mettre en place le revenu de base, qui va s’occuper du foyer ? Je pense que ça continuera à revenir aux femmes. Pour qu’il y ait un vrai partage des tâches ménagères, il faut un partage du travail. L’égalité des sexes dans le monde du travail ne se concrétisera que si les hommes travaillent moins qu’avant. Et puis, la productivité a beaucoup augmenté, donc on doit travailler moins. Surtout au Japon, où le phénomène du karoushi (NdR : mort d’épuisement au travail) est fréquent et pose un vrai problème social.

Pour vous la lutte pour le revenu de base est aussi une lutte pour les droits des femmes ?

Absolument ! Le revenu de base peut libérer les femmes. La situation actuelle des femmes au Japon est mauvaise et le modèle patriarcal très fort. Le système d’aide sociale est dominé par cette mentalité patriarcale : si une femme veut bénéficier de prestations sociales, elle doit être la mère ou la femme de quelqu’un. Elle ne peut recevoir d’aide en tant que femme seule.

Mais si le revenu de base était mis en place, plus besoin d’être la femme ou la mère de quelqu’un pour recevoir ces aides, chaque citoyen y aurait droit. Donc je pense que c’est bénéfique pour les femmes. Et parfois on entend dire que le taux de divorce est plutôt bas au Japon par rapport à d’autres pays. Mais même si une femme souffre de violence conjugale, elle ne peut quitter son mari, parce qu’elle dépend de lui économiquement. Mais avec le revenu de base, elle a son propre budget et peut ainsi divorcer. Donc grâce au au revenu de base les gens peuvent être plus indépendants, en particulier les femmes.

Est-ce que vos collègues partagent cette vision ?

Au Japon, la discussion autour du revenu de base est plutôt dominée par les hommes. Parmi les membres du réseau japonais pour le revenu de base, je suis la seule femme.

Quel serait le montant idéal du revenu de base selon-vous ?

Je pense qu’il devrait être d’au moins 150.000 yens (NdR : environ 1 500 euros), afin de permettre de couvrir les besoins basiques. Mais je ne pense pas que le revenu de base est la panacée. C’est juste un système qui garantit un revenu.

Personnellement, je soutiens ce concept en conjonction avec la gratuité pour l’éducation, le soin des enfants et la santé. Nous devons avoir des services sociaux libres en plus du revenu garanti. Dans ces conditions il devient possible de vivre avec 150.000 yens par mois. C’est un objectif ambitieux mais pas impossible. D’ores et déjà de nombreux pays ont les services sociaux gratuits.

Comment le financeriez-vous ?

Je pense que c’est une question de volonté politique. Par exemple, au Japon, la question du financement des militaires ne se pose pas, alors pourquoi poser celle des aides sociales ? Ces dix dernières années, sous l’égide du PLD (Parti Libéral-Démocrate), la taxe sur le revenu a été profondément altérée. Avant, elle pouvait atteindre 70% pour les plus hauts revenus, mais maintenant elle plafonne à moins de 40%. Clairement le système fiscal est devenu favorable aux hauts revenus.

En premier lieu, nous pourrions revenir à la version antérieure de la taxe : nous pourrions utiliser l’argent prélevé sur les hauts revenus, à au moins 70%, pour financer le revenu de base. Également, un professeur d’économie célèbre, Shuji Ozawa, a fait une simulation de financement. D’après ses calculs, sans augmenter les charges sur les citoyens, juste en modifiant les systèmes d’assurance sociale et fiscal, on pourrait dès aujourd’hui instaurer un revenu de base de 80.000 yens (800 euros environ) par mois et par personne.

À part le professeur Shuji Ozawa, les économistes japonais soutiennent-ils le revenu de base ?

Il y a une solide base de partisans à l’idée. Mon superviseur lui aussi soutient le revenu de base. Mais il y a aussi des opposants. Le revenu de base est inconditionnel, or certains économistes préfèrent un système d’assurance sociale : vous devez donner une contribution pour recevoir des aides. Ils préfèrent cette idée de réciprocité.

Et chez les hommes politiques ? Les deux grands partis au Japon sont le PLD (Parti Libéral-Démocrate) de droite, et le PDJ (Parti Démocrate du Japon) de gauche, correct ?

En effet, sauf que le PDJ est plus libéral que de gauche ! Il y a aussi un parti communiste, mais il n’a aucun pouvoir. Sa base électorale, formée par des travailleurs, diminue chaque année. Tous les partis ont entendu parler du revenu de base, même si peu d’entre eux considèrent l’idée réalisable. Mon superviseur a été invité, avec d’autres universitaires, pour parler du revenu de base au meeting du PDJ, à l’époque où Kan était le leader du parti (NdR : Naoto Kan, ancien Premier Ministre du Japon, de Juin 2010 à Septembre 2011). Donc ils étaient définitivement intéressés par l’idée.

Le PDJ a mis en place le Kodomo Teate, un système d’allocations aux enfants il y a quelques années. L’idée est proche du revenu de base : une allocation inconditionnelle pour tous les enfants sans conditions sur les revenus. Presque un revenu de base pour les enfants. 26 000 yens (260 euros) par mois pour chaque enfant de moins de 15 ans. Mais ce système n’a pas perduré ; il n’a tenu que 2 ans.

Pourquoi a‑t-il échoué ?

Il y a de nombreuses raisons. L’une d’elles est le changement de leader du PDJ. Kan était relativement à gauche du parti. Mais maintenant, Noda est relativement à droite. Il n’aime pas cette idée, il a aussi changé une loi au sujet des personnes handicapées. Le système est pire maintenant. Une autre raison est le désastre de Fukushima : l’économie a pris un sérieux coup.

Seul le PDJ défend ces idées ?

Pas seulement. Hashimoto Tooru, le maire de la ville d’Oosaka, est un fervent adepte du revenu de base. Mais il est totalement du côté des néolibéraux. Il considère les pauvres comme des criminels.

Alors pourquoi soutient-il le concept ?

Parce que ce revenu peut être un outil pour supprimer les autres systèmes d’aide sociale. Vous avez le revenu de base, donc vous n’avez pas besoin d’autres aides, n’est-ce pas ? Plus besoin de salaire minimum non plus. Hashimoto a aussi envoyé de nombreux policiers dans les services d’allocations sociales. Donc si vous allez réclamer votre allocation sociale, la police vous attend. Ils intimident les ayant-droits. Ils projettent l’image que les pauvres sont violents. La même tactique que celle utilisée aux Etats-Unis. M Hashimoto est ce genre de personne, et il défend le revenu de base.

Les citoyens ordinaires, eux, connaissent-ils le revenu de base ?

Seulement quelques activistes connaissent l’idée, mais ma conviction est que les gens qui sont exclus ou marginalisés du marché du travail soutiendront le revenu de base si on leur explique l’idée. Les gens comme les handicapés, les mères célibataires… Ces dernières années, de nombreuses organisations m’ont invitée pour parler du sujet, surtout des organisations de femmes, ou de personnes handicapées, ou de syndicats de travailleurs en situation d’instabilité.

D’un autre côté, les gens qui ne sont pas marginalisés, comme les travailleurs adhérant à un syndicat traditionnel, ne soutiennent pas le revenu de base en général ; ils préfèrent le salaire minimum. Ils détestent l’idée que vous puissiez recevoir ce revenu sans travailler, car ils ont cette éthique du travail qui est très forte. Au Japon, nous avons cette longue tradition de grands syndicats, et vous le savez peut-être, ils sont très puissants. Cependant ils sont sur le déclin actuellement.

Pourtant, même sous sa forme radicale, le revenu de base peut être soutenu par des conservateurs. En 2010, la Société Japonaise pour l’Étude de la Protection Sociale (NdR : en anglais, Japanese Society for the Study of Social Welfare) m’a décerné le « Prix du Nouveau Chercheur du JSSSW », pour mon article sur le revenu de base. C’est vraiment surprenant parce que à priori cette société est très conservatrice et n’aime ni l’idée du revenu de base ni le féminisme. C’est le signe que l’idée prend de l’importance dans le débat.

D’habitude, au Japon, comment les nouvelles idées sont-elles introduites en politique ?

D’habitude, ça n’arrive pas au Japon. Les politiciens n’aiment pas les nouvelles idées. Par exemple, nous avons un système d’aide sociale appelé Seikatsuhogo, qui n’a pas changé depuis sa création après la Seconde Guerre Mondiale. Il a de nombreux problèmes, de gros défauts, mais il n’a toujours pas été changé.

Le Japon est une grande bureaucratie. Parfois nous disons que les bureaucrates contrôlent les politiciens, qu’ils ont plus de pouvoir qu’eux. Une phrase qui revient couramment est que vous ne pouvez pas changer la loi sans l’accord des fonctionnaires. Et nous ne changeons pas non plus les partis dominants : le PLD a été au pouvoir pendant plus de 50 ans, avant de finalement céder la place au PDJ en 2009. (NdR : le PLD vient juste de reprendre le pouvoir le 16 Décembre 2012).

Comment imaginez-vous que le revenu de base soit mis en place au Japon ?

Il y a deux scénarios. L’un est celui d’une initiative venant d’en haut, implémentée par le gouverneur (NdR : l’équivalent du préfet en France). L’autre est celui d’une initiative venant d’en bas, de la base, où les citoyens forcent le gouvernement à le mettre en place. Je préfère le second scénario, parce que si vous laissez le gouvernement introduire le revenu de base sans mobilisation populaire, il va définitivement utiliser cette idée comme un outil pour une politique de droite, comme Tooru Hashimoto. Nous devons empêcher ça. Donc ce dont nous avons besoin, c’est de plus de mobilisation populaire, de participation.

Vous vous êtes rendue au congrès du BIEN (Basic Income Earth Network, en français Réseau Mondial pour le Revenu de Base) à Munich. Qu’en avez-vous retenu ?

Oui. J’ai découvert qu’en fait, au Brésil, le revenu de base existe déjà. Du moins, sur papier ; il manque encore les financements. Il y avait des politiciens brésiliens à Munich ; l’un d’eux avait proposé cette loi sur le revenu de base (NdR : il s’agit de Eduardo Suplicy). Les Brésiliens ont aussi la Bolsa Familia, qui est une sorte d’allocation inconditionnelle pour les familles avec enfants.

Donc j’ai de l’espoir pour l’avenir de ce pays : peut-être que le Brésil mettra en place un revenu de base un jour prochain. Il y a aussi des projets pilotes de revenu de base, certains financés par l’UNICEF et la Banque mondiale. Ils sélectionnent des petites communautés, comme en Afrique ou en Inde, et ils donnent de l’argent à tous les membres de la communauté. Ainsi on peut observer les changements dans cette communauté.

Donc le ton était optimiste ?

Dans la salle de conférence, oui. Mais dehors, pas si optimiste. En Allemagne, j’ai trouvé la même situation qu’au Japon : deux écoles soutenant le revenu de base, l’une d’inspiration de gauche, qui affirme que le revenu de base peut aider à améliorer les conditions de vie des gens, l’autre d’inspiration néo-libérale, qui affirme que le revenu de base peut être un moyen de réduire le salaire minimum. Et il semble que l’école néolibérale est plus influente, comme au Japon.

J’ai rendu visite à des chercheurs à Berlin, et ils se méfient du revenu de base, parce qu’en Allemagne, disent-ils, l’idée a été détournée par la droite. Le revenu de base est associé à une réduction des services sociaux et à une diminution du salaire minimum. Donc ils préfèrent éviter le terme de « revenu de base ».

Quels sont vos plans pour l’avenir ?

J’aimerais aider au développement des mouvements populaires. Mais en tant qu’universitaire, mon travail est d’écrire et de publier des articles et des livres. J’ai déjà publié un livre avec des amies intitulé « Revenu de Base et Genre ». Nous avons formé un groupe de femmes pour écrire ce livre ensemble. Et j’ai plusieurs plans pour d’autres livres. Je compte publier le prochain en 2013.

Quel est l’esprit du revenu de base pour vous ?

Peut-être que grâce au revenu de base les gens ne seront plus divisés par l’État en catégories arbitraires : ceux qui travaillent, ceux qui ne travaillent pas… Je pense que le revenu de base peut amener plus d’égalité. Et puis la différence avec le revenu de base c’est que vous n’avez pas besoin de travailler pour gagner de quoi vivre.

Actuellement, nous sommes en quelque sorte forcés de prendre place dans le marché du travail, afin de gagner de l’argent. Mais si vous n’avez pas besoin de ça, vous pouvez choisir ce que vous voulez faire. Par exemple, le travail non rémunéré, comme prendre soins des enfants et des personnes âgées, ou s’occuper des tâches ménagères, peut être réinvesti grâce au revenu de base, de même que le travail créatif, comme l’art. Ces activités, qui ne sont pas valorisées dans notre société centrée sur le travail rémunéré, peuvent être revalorisées avec le revenu de base inconditionnel. La société s’en retrouve enrichie, et les gens plus heureux.

Un dernier mot à l’attention des partisans du revenu de base dans le monde ?

Faisons de notre mieux tous ensemble !


Interview réalisée à Tokyo le 23 Septembre 2012.
Merci à Karim Doumaz pour la prise de son.

Crédits photoPaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification World Bank Photo Collection / François Planche

The english version of the interview