En pleine campagne pour la récolte de 100.000 signatures, le réseau suisse francophone pour le revenu de base est fort occupé. Anne-Béatrice Duparc, Ralph et Bernard Kundig, ont tout de même eu la gentillesse de répondre à nos questions. Ils nous racontent le déroulement de l’initiative populaire et les perspectives que cela leur a ouvert depuis son lancement.

Tout d’abord, pouvez-vous nous raconter un peu le contexte suisse vis-à-vis du revenu de base ? Par qui est-il historiquement défendu ? Et depuis quand le BIEN-Suisse existe-t-il ?

Bernard Kundig : On parle d’allocation universelle puis de revenu de base inconditionnel en Suisse romande depuis la fin du siècle dernier, notamment à Genève, siège de l’Organisation Internationale du Travail, où l’association BIEN-Suisse est fondée en 2001. En 2006, à Bâle, est créé un réseau suisse alémanique indépendant, la Initiative Grundeinkommen (Initiative pour un revenu de base, en allemand) qui se développera avant tout dans sa propre région linguistique, la plus importante du pays.

Plus généralement, en Suisse le débat autour du revenu de base est influencé d’une part par les travaux de Philippe van Parjis à l’Université de Louvain (fondateur du réseau BIEN) ainsi que par l’humaniste Goetz Werner (entrepreneur et professeur de management, à l’Université de Karlsruhe).

En avril dernier, vous avez lancé une initiative pour le revenu de base en Suisse, pouvez-vous nous rappeler l’origine de cette initiative ? Que pouvez-vous en obtenir ?

Bernard Kundig : L’initiative populaire “Pour un revenu de base inconditionnel” a été lancée par un groupe de personnes issues de la société civile. Elle est soutenue en Suisse romande par BIEN-Suisse et en Suisse allemande par le réseau germanophone, qui a des liens forts avec le mouvement allemand en faveur du revenu de base.

En Suisse, l’initiative populaire est une institution de la démocratie directe. Au niveau fédéral, une initiative populaire doit réunir 100.000 signatures dans un délai de 18 mois, sur une proposition d’amendement de la constitution fédérale, pour aboutir. Dans ce cas, le parlement et le gouvernement doivent entrer en matière sur la proposition, prendre position et éventuellement proposer un contre-projet. À la fin de la procédure, qui dure de deux à trois ans, le texte de l’initiative ainsi que, le cas échéant, le contre-projet gouvernemental font l’objet d’une votation populaire au suffrage universel.

Ralph Kundig : Rien que le lancement de l’initiative, c’est déjà une réussite en soi. Celle-ci nous permet pour la première fois de parler du revenu de base comme d’un projet concret, un avenir possible. Cela démontre aussi qu’il y a un groupe de personne prêt à se mobiliser pour porter cette idée dans tout le pays. Le projet que nous portons propose un changement radical de société. Quelle que soit la réussite de cette initiative fédérale, elle sera une étape historique dans ce changement.

Nous sommes fin décembre 2012, soit près de 9 mois après le lancement de l’initiative : où en êtes-vous aujourd’hui ?

Bernard : À l’heure où nous donnons cette interview, nous avons obtenu quelques 53’000 signatures de citoyens suisses, soit environ la moitié. Mais pour être certains de réussir, nous devons viser 120’000 signatures, car l’expérience montre qu’il y a toujours environ 10% de “déchet” lors de la vérification des signatures par les communes.

Pensez-vous qu’il soit encore possible d’obtenir les 70.000 signatures manquantes ?

Bernard : Nous n’avons ni l’expérience ni ne disposons de l’infrastructure et des moyens financiers utilisés par les partis politiques ou organisations professionnelles dans ce genre de procédures. Néanmoins, nous sommes confiants de pouvoir arriver au nombre voulu dans les délais.

Anne-Béatrice : Nous allons régulièrement récolter dans la rue et sommes un nombre croissant de récolteurs à nous engager, parce que nous croyons profondément en ce projet. Il semble que l’idée fasse son chemin et que de nombreuses personnes, insatisfaites de l’organisation actuelle du système économique, comprennent le changement profond proposé par cette idée et qu’elles y soient favorables. La crise économique, qui commence aussi à se faire sentir en Suisse, amène les gens à réfléchir sur des façons différentes de vivre ensemble, de manière moins individualiste.

Nous sommes nombreux à nous éveiller à cette possibilité et le revenu de base fait partie des solutions qui peuvent porter cet élan sociétal de transformation. Les crises (économiques, écologiques) nous posent à tous des questions essentielles : quel système économique créer pour pouvoir vivre en tant que société avec moins ou pas de croissance ? Comment permettre à chacun d’avoir ses besoins de base satisfaits dans un monde où l’emploi diminue, mais pas le besoin en activité ? Comment donner sa place à la créativité pour trouver des solutions aux crises et vivre mieux ? Comment donner plus de place à ce qui est important pour chacun ?

En ce sens, promouvoir cette initiative, récolter des signatures, est une chance : cela permet de faire passer plus loin le flambeau des questionnements essentiels et du changement. Pour ces raisons, je suis confiante que nous arriverons à récolter les 120.000 signatures. Notez bien que l’atteinte de cet objectif sera en soit un événement, car rares sont les initiatives populaires non lancées par des partis ou syndicats qui arrivent à franchir ce cap.

Ralph : L’enthousiasme est ce qui nous anime pour obtenir les signatures manquantes. Pour cela, nous orchestrons des actions concrètes sur le terrain. Le réseau pour le revenu de base organise par exemple un événement le 20 janvier prochain, Génération Revenu de base 100x100, pour lequel 100 d’entre nous se sont engagés à récolter 100 signatures chacun, pour franchir une nouvelle étape de 10’000.

Qu’avez-vous appris grâce à cette initiative ? Comment vous y prenez-vous pour récolter les signatures ? Quels conseils donneriez-vous aux autres mouvements européens qui préparent actuellement des initiatives similaires ?

Bernard : Au début, certains d’entre nous étaient pessimistes, car ils avaient l’habitude des initiatives lancées par des organisations traditionnelles (syndicats, partis, lobbies) ; d’autres au contraire pensaient qu’il suffirait de proposer l’initiative sur les réseaux sociaux comme Facebook et qu’avec un look séduisant les signatures afflueraient quasiment toutes seules.

Mais nous avons appris par la pratique que la récolte de signatures doit principalement se faire “dans la vraie vie”, c’est-à-dire dans la rue, lors de manifestations, de fêtes populaires ou d’événements (projection du film DVD, débats) et que le travail d’explication doit se faire sur le vif. Cela implique une organisation technique et humaine minimale, des volontaires en suffisance, l’organisation de groupes locaux et des relais dans les médias.

la récolte de signatures doit principalement se faire “dans la vraie vie”

Anne-Béatrice : Nous sommes dans une situation très différente des pays européens qui vont lancer l’Initiative Citoyenne Européenne et récolter des signatures électroniques. Nous devons récolter les signatures de manière physique, sur papier. Et pour toucher les gens, il est important de trouver des manières de se faire entendre dans les médias, de créer des actions pour être visibles et propager l’idée dans la “vraie” vie. Il est important aussi d’aller dans la rue en étant bien visibles. Peu à peu les gens se familiarisent ainsi avec le projet que l’on porte et, à force de nous voir avec des pancartes dans des lieux publics, ils deviennent curieux et s’y intéressent.

Ralph : Comme l’a dit bien dit Béa, c’est avant tout une question de communication. Expliquer le principe du revenu de base à une personne complètement néophyte peut prendre quinze à trente minutes, soit un temps prohibitif pour récolter un nombre suffisant de signatures.

Il faut donc avoir une véritable stratégie d’action :

  • Battage médiatique, tous les moyens à disposition sont bons.
  • Bonne visibilité sur le terrain, concept visuel en relation avec le point #1.
  • Collecte des signatures des personnes informées ou qui comprennent instinctivement les enjeux, et distribution d’imprimés avec carte-réponses signables et pré-affranchies aux autres. Ceci joue ainsi pour elles et leur entourage le rôle du point #1.
  • Inscription des personnes potentiellement intéressées à collaborer d’une manière ou d’une autre à la campagne.
  • Et il ne faut en aucun cas mésestimer l’impact d’une rencontre et l’effet du bouche-à-oreille. Chaque personne que l’on approche, qu’elle signe ou pas, aura reçu l’information et sera susceptible de la porter plus loin.

Jusqu’ici, quelles ont été les retombées dans la société suisse ?

Bernard : Au moment du lancement officiel de l’initiative en avril dernier, nous avons bénéficié d’une importante couverture médiatique. En Suisse allemande, la première chaîne télévisée nous a même consacré un soir Arena, l’émission politique la plus écoutée du pays. Cela est dû en partie au fait que notre initiative, à la différence de beaucoup d’autres, a un caractère « systémique » : le découplage, même partiel, du revenu et du travail ne peut laisser aucun citoyen suisse indifférent.

Certaines organisations, surtout d’orientation écologique, éthique ou même politique (la section vaudoise du parti des Verts, le syndicat indépendant SYNA, pour en citer quelques-unes) nous ont soutenus ou même se sont jointes à différents degrés à nos efforts.

Ainsi, nous avons petit à petit appris le métier et commencé à voir nos efforts récompensés. Les réseaux sociaux restent très importants, mais ne sont pas suffisants. Aujourd’hui, l’effet d’annonce s’étant estompé, il est à nouveau plus difficile d’obtenir une couverture médiatique : pour avoir les journalistes, il faut organiser des événements suffisamment importants avec le soutien de personnalités reconnues, le thème du revenu de base ne suffisant pas à lui seul, d’autant plus que c’est une notion très inhabituelle et donc relativement difficile à expliquer de manière simple et concise.

Quelles actions envisagez-vous dans le futur proche ?

Anne-Béatrice : La récolte de signatures se terminera en août 2013, donc nous allons continuer d’y mettre toutes nos forces. Afin de faire connaître mieux l’idée et de mobiliser les gens, nous prévoyons un « Printemps du revenu de base » en Suisse romande qui rassemblera des événements très différents, tels un Grand Débat avec Philippe Van Parijs ou un concours artistique sur le thème, évidemment, du revenu de base !

Une fois la récolte des signatures clôturée, quelle sera la suite pour votre mouvement ?

Bernard : Il faudra se battre pour convaincre la plus grande partie possible du corps électoral. Nous ne sommes pas certains d’obtenir d’emblée un vote positif, mais, pour nous, le simple fait que le revenu de base inconditionnel entre de plain pied dans la vie politique suisse, et que tous les groupes d’intérêt de la société soient mis en demeure de se prononcer sur le changement de paradigme sociétal et économique qu’il implique, représente déjà un immense pas en avant.

Dans ce contexte — et peut-être déjà plus rapidement — nous serons certainement amenés à préciser certains aspects de notre démarche, à la fois concernant le « pourquoi faire » (crise écologique, crise de la croissance économique, inégalités croissantes, précarité des emplois, effritement du sens du travail, etc.) et le « comment faire » (financement).

Car, en définitive, ce n’est que la dimension du constat qui peut légitimer la radicalité de la rupture systémique engendrée par le revenu de base inconditionnel.

Ralph : De même que Anne-Béatrice, je pense que faire aboutir l’initiative fédérale sera un événement en soi. A partir de ce moment, le débat public commencera en Suisse, et sans doute aussi dans d’autres pays limitrophes. En effet, la Suisse joue une sorte de thermomètre dans une Europe où les citoyens ne disposent pas toujours de tels moyens d’expression démocratique.

Nous aurons donc certainement fort à faire pour communiquer et convaincre dans les différents médias. Nous devrons aussi trouver des moyens pour toucher la population dans son ensemble en créant notamment des événements et des productions culturelles ou artistiques.

Merci et bon courage pour la suite !

N’hésitez pas à imprimer les feuilles de signature pour l’initiative populaire fédérale suisse.


Crédits photos : © BIEN-SUISSE