Le revenu de base n’a pas vocation à poursuivre le détricotage du système français de protection sociale conquis de haute lutte au cours du XXème siècle. Au contraire, il doit venir le compléter, en vue d’assurer la continuité des besoins de la population en ce XXIème siècle où la production de richesses est en profonde mutation.

Article initialement publié sur le blog alternative21, republié ici avec l’aimable autorisation de son auteur.

Ce sont en effet les ordonnances d’octobre 1945 qui ont donné le coup d’envoi à la sécurité sociale qui devait permettre l’exercice d’un droit universel à l’accès aux soins, financé par la solidarité des travailleurs. Avec les allocations familiales allouées, jusqu’il y a peu, inconditionnellement et l’assurance vieillesse s’esquissait un « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail » (programme du Conseil National de la Résistance).

Mais au fil du temps, en 70 ans, sous les coups de boutoir des politiques libérales d’une part, sous l’effet de la crise du salariat sur lequel repose en grande partie son financement d’autre part, notre sécurité sociale a vu chaque jour ses capacités se réduire au profit des mutuelles privées et des systèmes d’assurance par capitalisation limitant ainsi l’accès aux soins et le montant des pensions versées par les régimes de retraite par répartition pour les personnes les plus pauvres. Contrairement à ce que certains libéraux proposent (lire l’article « le revenu universel, avenir de la sécurité sociale » d’Eric Verhaeghe), l’allocation d’un revenu de base à tous, distribué de manière inconditionnelle, ne doit pas se substituer aux prérogatives de l’assurance maladie ni à celles d’un système de retraite par répartition et réduire ainsi la solidarité nationale à son minimum. Il doit au contraire, en complétant le dispositif, contribuer à améliorer le bien être de l’ensemble de la population pour ainsi réduire les causes des maladies et des accidents de la vie.

La mise en œuvre des ordonnances de 1945

En octobre 1945, au sortir d’une dernière tragédie mondiale, le gouvernement provisoire de la République française promulguait les lois pour assurer à tous cet accès aux soins. L’extrait suivant de l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 révèle l’ambition de ce vaste programme de solidarité :

La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère.

Envisagée sous cet angle, la sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ; un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longues années d’efforts persévérants, mais ce qu’il est possible de faire aujourd’hui, c’est d’organiser le cadre dans lequel se réalisera progressivement ce plan.

70 ans après, il serait temps de rouvrir ce chantier pour répondre au défi lancé en octobre 1945. La richesse produite par l’ensemble de la société a explosé. Mais avec l’augmentation de la productivité et les délocalisations, les emplois se font de plus en plus rares, le chômage augmente, la pauvreté et la précarité ne cessent de se développer. L’État, les communautés locales et les organisations sociales n’arrivent plus à faire face. Cette réalité contrastée impose de reprendre le projet d’une « organisation nationale d’entraide », et « la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ». Plan laissé en déshérence depuis les années d’après guerre, avec la généralisation à l’échelle de la planète de l’économie libérale et la privatisation de missions sociales que les États endettés ont de plus en plus de mal à assurer.

Cette nouvelle étape dans l’expression de la solidarité de l’ensemble d’une communauté politique pourrait se matérialiser par l’allocation à chacun de ses membres d’un revenu universel, véritable salaire social, pour assurer à chacun dignité et maîtrise de son destin. Avec ce seuil minimum de revenu assuré, quelles que soient sa situation et ses difficultés, personne ne devrait rester sur le bord de la route, contraint à devoir endosser la condition d’assisté. Avec le droit à l’accès aux soins, le droit à l’éducation et à l’instruction, le droit à un minimum vital permettrait à chacun de s’épanouir et d’exprimer tout son capital humain.

Les moyens à mettre en œuvre, pour allouer à tous cette véritable sécurité sociale intégrale existent. Ils sont aujourd’hui dispersés dans de multiples programmes d’assistance, complexes et lourds à administrer. D’autre part, en recyclant une petite partie de la richesse stockée dans les patrimoines des personnes privées et avec la contribution de tous sur ses revenus d’activité on pourrait trouver le financement nécessaire.

La richesse et les moyens existent pour créer une société en bonne santé

Depuis le début du vingt et unième siècle, la richesse mondiale a plus que doublé. Alors que l’on devrait tous se réjouir de ce résultat en profitant des bienfaits de tant de richesse, le nombre de personnes dépendant des distributions de nourriture de la Croix-Rouge a augmenté de 75% entre 2009 et 2012 dans 22 des pays de l’Union Européenne, des Balkans et de l’Europe Orientale.

Plus fort encore, de 2008 à 2010, dans une France en crise, les 10 % des ménages les plus pauvres se sont appauvris de 520 millions d’eurosles 10 % les plus riches se sont enrichis de 14 milliards, en captant 58 % de la richesse créée pendant ces deux dernières années (Observatoire des inégalités).

Les chiffres sont accablants. En France alors qu’en 2012, la richesse des Français a progressé de 8,2 % sur un an en moyenne, en 2013 on compte 4,9 millions de pauvres si l’on utilise le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian. Parmi eux ce sont 1 million de travailleurs qui exercent un emploi avec des revenus inférieurs à ce seuil (800 € environ).

En quarante ans, la productivité en Europe a triplé dans l’industrie et sextuplé dans l’agriculture, le travail devient de plus en plus inutile à la production de richesse.

Dans le livre Le capital au XXIè siècle Thomas Piketti montre que les niveaux atteints par l’accumulation du capital privé est à des sommets : « la concentration extrême des patrimoines menace les valeurs de méritocratie et de justice sociale des sociétés démocratiques ». Le niveau d’accumulation du capital, en France, est actuellement de l’ordre de celui qui a prévalu tout au long du XIXè siècle jusqu’à la veille de la première guerre mondiale (plus de 6 fois le revenu national annuel). Seules deux guerres mondiales et des millions de morts ont permis de ramener ce rapport à 2 au lieu de 6, laissant à nouveau des opportunités à ceux qui par leur éducation, leur intelligence et leur bras créent ensembles la richesse.

Aujourd’hui nous ne sommes pas dans une crise économique mais bien dans une crise du modèle de distribution de la richesse créée par le travail salarié.

Dans la course folle au profit, par la réduction des coûts à tous les niveaux de la production, et en particulier par la pression sur les salaires et les emplois au profit du seul rendement du capital, on ne lève plus suffisamment l’impôt pour réparer les dégâts sociaux de la mondialisation des échanges et de l’augmentation de la productivité, les États s’endettent auprès des banques et sont condamnés à une charge de plus en plus grande du service de la dette ce qui les conduit à des politiques d’austérité particulièrement douloureuses pour les plus faibles. La consommation stagne et avec elle le PIB, indicateur totem de nos performances. L’impasse est totale.

Sortir de ce cercle vicieux et changer de paradigme est un impératif. Un revenu d’existence alloué directement à tous les membres d’une communauté permettra « d’arroser la plante par le pied ». En travaillant mieux et en travaillant moins, chacun contribuerait à la diminution du chômage . En retrouvant la dignité et la maîtrise de son temps, l’être humain s’en portera mieux, il retrouvera le goût de l’initiative et sa capacité de création, la richesse augmentera et l’ensemble de la société en profitera. Tout le monde s’en portera mieux, la Sécurité Sociale aussi.

Pour sécuriser les parcours de vie il faut allouer à tous un revenu universel

Ce revenu d’existence, de base, socle, minimum, ce salaire social, ce dividende universel, peu importe son nom, il se doit d’être inconditionnel, universel et inaliénable. Ce revenu de vie se substitue à toutes les formes d’aides existantes (RSA, Allocations familiales, bourses d’études, etc…). Aides insuffisantes, conditionnelles, complexes, stigmatisantes, prétexte à des contrôles tatillons qui ont pour conséquence de maintenir l’individu dans la condition d’assisté dans une société condescendante. Il libère de nombreux employés de tâches de contrôle social pour, peu à peu, les orienter vers des missions d’aide et d’assistance. Il redonne à l’individu la capacité de mieux arbitrer le temps à consacrer à un emploi salarié en fonction de la qualité de cet emploi et de toutes les activités sociales et familiales à assumer ; il permet aussi indirectement de redistribuer les emplois vers ceux qui sont à la recherche d’un travail salarié et ainsi de mieux répartir la charge entre tous. Avec l’assurance de ce minimum de revenu il autorise l’audace, l’initiative, l’entreprise et la création.

Par l’allocation à tous les enfants jusqu’à 14 ans d’une moitié de ce revenu de base, on assure à tous, les mêmes conditions de développement dans un cadre familial sécurisé ; l’autre moitié assurant un revenu complémentaire à l’âge adulte pour quelques années de temps pour soi, une formation ou un projet, pour quelques années de congés dans le cadre de l’intermittence d’un emploi [1].

Pour son financement l’argent ne manque pas. De nombreuses solutions sont possibles : TVA sociale, redistribution par l’impôt, taxe sur le patrimoine ou sur les transactions financières, etc. Par exemple :

  • Une cotisation individuelle, se substituant à la CSG et à l’impôt sur les revenus, sur l’ensemble des revenus d’activités et qui ne souffrirait aucune exemption, pourrait assurer une partie importante du financement.
  • Une taxe sur les patrimoines privés, dont la concentration atteint aujourd’hui des sommets, contribuerait à redistribuer à chacun de nouveaux atouts dans son jeu.
  • Enfin un prélèvement sur l’excédent brut d’exploitation (E.B.E.) permettrait de mettre aussi à contribution les machines qui se substituent de plus en plus au travail humain et allègerait du même coût le fardeau qui pèse sur les salaires.
  • La création monétaire pourrait assurer la transition du système actuel à ce nouveau modèle de redistribution.

Égalité de traitement, simplicité et transparence dans le financement, telles sont aussi les conditions de la refondation de ce nouveau pacte social.

Le revenu de base : un vrai remède à la crise de la sécurité sociale

Les conséquences individuelles et sur la société d’une telle mesure sont aujourd’hui difficile à cerner. Mais on peut avancer quelques pistes.

  • Au niveau du rapport au travail salarié, ce revenu individuel permettra à chacun de mieux arbitrer la répartition entre le temps consacré à un emploi rémunéré et celui précieux consacré à des activités choisies et épanouissantes comme l’éducation des enfants, des activités sociales, associatives, politiques et culturelles ou à la réalisation d’un projet de vie. En libérant des heures hebdomadaires, des journées, voire des années, ce sont de nouveaux postes de travail offerts aux demandeurs d’emplois. Avec cette sécurité retrouvée, l’accès à des activités de création artisanale, de petits commerces ou à une agriculture familiale raisonnée et de proximité sera facilité et dynamisera une économie locale actuellement moribonde.
  • Avec le revenu de base, les travaux pénibles et peu valorisants seront moins demandés ; il imposera une réduction du temps d’astreinte à des tâches particulièrement pénibles et une automatisation accélérée de ces tâches.

Avec un travail choisi, un temps de travail réduit, la diminution du chômage et de la précarité, une sécurisation des parcours de vie avec l’assurance d’avoir toujours un minimum de revenus, il ne fait aucun doute que les conditions pour vivre en bonne santé s’amélioreront. Le stress au travail, la consommation de drogues, de psychotropes et de médicaments diminueront aussi. Les dépenses de l’assurance maladie pour les congés maladie et les accidents du travail se réduiront aussi progressivement.

Ainsi avec une population en meilleure santé, l’éradication de la misère et de la précarité avec un revenu de base alloué de la naissance à la mort, la sécurité sociale sera moins sollicitée et son budget retrouvera son équilibre sans que l’on ai besoin de réduire le niveau de remboursements des soins.

Enfin au niveau de l’État, des collectivités locales et des organismes sociaux, la réduction de la précarité et de l’assistanat qui lui est associé, permettront de réorienter de nombreux agents de missions de contrôle vers des missions d’accompagnement dans les domaines de l’éducation, de la prévention, et auprès des personnes handicapées ou âgées ce qui progressivement contribuera aussi à diminuer les maux de nos sociétés et en conséquence le recours à des soins lourds et coûteux.

Cette allocation universelle ne peut se substituer à la sécurité sociale pour servir, aux ménages à « couvrir librement leurs risques sociaux en effectuant les choix qui leur conviennent le mieux » comme le proposent les libéraux. Au contraire le revenu d’existence, en s’attaquant aux véritables causes de nos souffrances se révèlera être le meilleur partenaire d’une sécurité sociale universelle. Mais en attendant d’avoir réussi à soigner nos sociétés malades, il faut continuer à dénoncer ceux qui sous couvert d’une bonne gestion contribuent à aggraver nos maux en individualisant la charge de l’assurance et en réduisant progressivement les moyens et en conséquence l’étendue de la solidarité, tout en refusant d’agir sur les causes de nos souffrances que sont la précarité, l’exclusion ou des conditions de travail difficiles, agressives ou aliénantes — causes qui quotidiennement mettent à mal notre capital santé.


[1] Par exemple avec un revenu de base de l’ordre de 600 €, financé par une cotisation de 25 % sur les revenus d’activité et une taxe sur les patrimoines privés de 1,5 %, l’allocation pour chaque enfant serait limitée à 300 € de la naissance à 14 ans par exemple, ce qui permettrait de jouir plus tard, tout au long de sa vie professionnelle, de 14 années avec une allocation de 900 €.