Le marché du travail peut schématiquement être divisé en deux. D’un côté il y a les « insiders », les travailleurs en CDI avec un emploi relativement bien protégé et des possibilités de progression hiérarchique. De l’autre, il y a les « outsiders », les travailleurs en emplois précaires (intérim, CDD) qui servent de variables d’ajustement pour les entreprises. En liant l’octroi de minima sociaux à une condition de recherche d’emploi, on fragilise les outsiders. Au contraire, l’inconditionnalité d’un revenu de base accroîtrait leur pouvoir de négociation et favorisait une meilleure intégration de ces derniers sur le marché du travail, mais aussi de meilleures conditions de travail pour tous.
Comment favoriser une meilleure intégration des travailleurs précaires sur le marché du travail ? En les obligeant à accepter un emploi sous peine de suspendre leur allocation chômage ou leur RSA ? Certainement pas. Au contraire, ce qu’il faut, c’est accroître leur pouvoir de refuser un emploi. Et un revenu de base, parce qu’il est inconditionnel, le permettrait.
Insiders et outsiders
Commençons par analyser le marché du travail. Lindbeck et Snower [1], deux économistes de l’école dite des « nouveaux keynésiens », cherchent à expliquer la dualité du marché du travail. Il y aurait d’un côté des insiders, des travailleurs bien intégrés dans l’entreprise, jouissants d’emplois protégés (CDI), avec de bonnes conditions de travail, des opportunités de progression hiérarchique, une capacité de faire entendre leur voix par la direction, etc. De l’autre côté, il y aurait les outsiders, les travailleurs en emplois précaires (intérim, CDD). Ceux-ci servent de variable d’ajustement à l’entreprise et ont moins de possibilités de faire entendre leur voix, aucune opportunité d’ascension hiérarchique, de moins bonnes conditions de travail, etc.
Pour expliquer cette division en deux du marché du travail, certains commentateurs mettront d’abord en cause le pouvoir de négociation des syndicats, qui ne défendraient que les insiders au détriment des outsiders. Mais Lindbeck et Snower rappellent que s’il y a cette division entre insiders et outsiders, c’est avant tout parce qu’il est dans l’intérêt de l’entreprise de retenir une main‑d’œuvre fidèle et engagée (des insiders) par des contrats protecteurs et de bonnes conditions de travail, même si cela se fait au détriment des outsiders qui servent de main‑d’œuvre d’ajustement. D’autres économistes estiment que l’existence de cette « armée de réserve » d’outsiders en recherche d’emploi permet pour les employeurs de tempérer les exigences des insiders, qui ne souhaitent pas se faire remplacer par les outsiders.
Comment la mise sous conditions des minima sociaux détériore les conditions de travail
Bien entendu, l’existence de minima sociaux, qui peuvent apporter une protection (RSA socle) ou un complément de revenu (prime d’activité) aux outsiders, a des conséquences sur la dynamique du marché du travail. Certains commentateurs accusent ces minima sociaux de décharger les employeurs de l’obligation d’assurer de bonnes conditions de travail à leurs employés, à commencer par les outsiders. Ces aides joueraient le rôle de complément de revenu permettant aux employeurs de proposer des emplois mal payés aux outsiders, et même de les mettre en concurrence avec des insiders qui seraient trop protégés dans leur emploi.
Cette explication ne tient pas face à l’analyse : si les outsiders acceptent des emplois mal rémunérés, ce n’est pas parce qu’ils touchent par ailleurs des revenus sociaux, mais c’est au contraire parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter ces emplois. Pour éviter la prolifération d’emplois de mauvaise qualité, il faut donner aux outsiders la capacité de les refuser, et ce sont justement ces revenus sociaux qui permettent cela.
Certains pays (l’Allemagne avec les lois Hartz, les États-Unis) ont décidé de durcir les conditions d’accès aux minima sociaux, et de suspendre la perception d’une prestation aux allocataires qui refuseraient deux propositions d’emploi. De telles mesures obligent justement les outsiders à accepter n’importe quel emploi, même mal rémunéré ou avec de mauvaises conditions de travail, uniquement pour conserver son allocation. Ainsi, suite à la mise en place des lois Hartz en Allemagne, on a assisté à une prolifération de mini-jobs mal payés. Cela démontre bien que ce n’est pas l’existence de revenus sociaux qui conduisent à la multiplication des ces emplois de mauvaise qualité, mais plutôt le durcissement des conditions pour y avoir droit, qui réduit le pouvoir de négociation des travailleurs.
Pire, cette main‑d’œuvre prête à accepter n’importe quel emploi pour conserver son allocation peut faire une rude concurrence aux insiders, et tirer vers le bas leurs conditions de travail ou constituer une pression à la baisse sur leurs salaires. Certaines études prouvent que, dans les pays qui ont renforcé la condition d’octroi d’une prestation à des démarches de recherche d’emploi, la qualité de l’emploi s’est détériorée [2].
Le revenu inconditionnel, garant d’une amélioration des conditions pour les outsiders
Ce constat plaide en faveur d’une suppression des conditions de recherche d’un emploi pour bénéficier d’un revenu social, ce que permettrait un revenu de base universel, inconditionnel et individuel. Avec un tel revenu de base, les outsiders ont un pouvoir accru pour refuser un emploi ou des conditions de travail jugés indignes, parce qu’ils savent qu’on ne peut pas leur retirer leur revenu de base. Les outsiders peuvent alors devenir plus exigeants sur leur salaire et leurs conditions de travail.
Ils peuvent même, s’ils souhaitent mieux s’intégrer dans l’entreprise, demander à obtenir des emplois plus stables, négocier des formations, des progressions dans la hiérarchie de l’entreprise, etc. Ils peuvent ainsi se rapprocher des insiders. Comme le rappelle Philippe Van Parijs, c’est l’inconditionnalité du revenu de base qui permet d’éviter l’exploitation des outsiders.
Faire converger les intérêts des insiders et des outsiders
Les insiders quant à eux ne verront plus les outsiders comme une menace pour eux, comme des individus tellement poussés par la nécessité qu’ils sont prêts à tout pour les remplacer dans l’emploi. Il est même vraisemblable que le revenu de base favorise un rapprochement entre insiders et outsiders et une plus grande solidarité.
C’est d’ailleurs une opportunité formidable pour les syndicats de travailleurs, que l’on accuse bien trop souvent aujourd’hui de ne défendre que les insiders. Avec un revenu de base, ils pourraient mieux concilier les intérêts des outsiders avec ceux des insiders dans les négociations avec le patronat, car ils ne verraient pas dans les premiers une menace pour les derniers. Il est d’ailleurs vraisemblable que le revenu de base permette une meilleure syndicalisation des outsiders, libérés de la contrainte d’accepter n’importe quel emploi pour vivre.
Ainsi le revenu de base ne permet pas seulement, parce qu’il est inconditionnel, d’améliorer les conditions de travail des outsiders et de les rapprocher de celles des insiders. Il peut permettre d’aboutir à une convergence des intérêts entre insiders et outsiders, permettant aux syndicats de défendre les intérêts de tous les travailleurs.
[1] Asaar Lindbeck, Denis Snower, The Insider-Outsider Theory of Employment and Unemployment, the M.I.T. Press, Cambridge, MA, 1986
[2] John Krinsky, Le Workfare, Institut du salariat, novembre 2009.
Le workfare américain a entraîné aux États-Unis une détérioration des conditions de travail du salariat américain au profit des logiques de flexibilisation et une lutte contre l’assistanat.
Jean-Claude Barbier, Pour un bilan du Workfare et de l’activation de la protection sociale, La vie des idées. En 2008 les études montraient que le Workfare n’avait pas impacté les personnes les plus éloignés de l’emploi.
Je me réjouis de voir les candidats s’intéresser au revenu de base.
Il faut bien leur faire comprendre que ce ne doit pas être un sujet pour endormir des électeurs et l’oublier après le scrutin.
Soyons vigilants.