La Théorie de la Justice de John Rawls : un cadre théorique prometteur pour le revenu de base ?

Une façon de tenter de répondre à la question des justifications philosophiques du revenu de base consiste à se demander si celui-ci est « juste » et « moral ». Cette interrogation rejoint d’une manière naturelle la question plus large de savoir « qu’est-ce qu’une société juste ? » Elle renvoie donc directement aux théories de la justice, notamment à celle élaborée par le philosophe américain John Rawls, dont l’œuvre maîtresse, la Théorie de la Justice [1], semble constituer un cadre théorique très prometteur pour le revenu de base. Pourtant, Rawls y était opposé.

Cet article se propose de présenter les éléments de ce dilemme.

Ainsi qu’il a été développé dans un précédent article (De la nécessité d’un socle théorique pour le revenu de base), les arguments en faveur d’une institution comme le revenu de base, qui constituera par sa nature une réforme d’envergure, peuvent être assis soit sur des principes (approche déontologique), soit sur ses finalités (approche téléologique) ou sur ses conséquences (approche conséquentialiste). La pensée de Rawls se situe sans aucune ambiguïté dans l’approche basée sur les principes.

La Théorie de la Justice de John Rawls est une théorie « libérale-égalitaire »…

Depuis sa publication en 1971, la Théorie de la Justice de John Rawls est incontestablement la principale source d’inspiration des réflexions sur la justice sociale. Vouloir synthétiser en quelques lignes un ouvrage aussi complexe et aussi profond relève sans doute de la gageure. Le présent article se limitera donc à l’essentiel, à savoir la présentation des principes de justice qui s’en dégagent :

« 1. Chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous ;

2. Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : (a) elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, (b) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (le principe de différence) [2]»

Rawls a souhaité que ces principes s’appliquent en “ ordre lexical ”, c’est-à-dire qu’ils soient commandés par un ordre de priorité. Cela signifie que le principe de liberté (1) prime sur le principe d’égalité des chances (2.a.) qui lui-même prime sur le principe de différence (2.b).

L’énoncé et l’ordre de ces deux principes montrent clairement qu’il s’agit d’une théorie politique libérale. En effet, le premier principe, qui est prioritaire, vise à préserver l’indépendance individuelle et à garantir toutes les libertés à cette fin. Respectant la tradition libérale, il n’impose aucune conception quant à la « vie bonne », c’est-à-dire d’une vie heureuse, accomplie, réussie, et met l’accent sur le droit de chacun à développer sa propre conception du bien.

Mais ce libéralisme, contrairement à celui des fondateurs, accorde une place importante à l’idée d’égalité en mettant l’accent sur le fait que l’égalité des droits n’est pas suffisante, et qu’il est nécessaire, autant que faire se peut, que chaque citoyen puisse disposer de davantage de ressources pour construire sa vie.

En effet, le principe de différence affirme que nul n’a le droit de garder pour lui l’intégralité des avantages qu’il retire des circonstances favorables et moralement arbitraires dans lesquelles il se trouve placé et que les inégalités ne sont légitimes que si tous profitent du surcroît de richesses qu’elles rendent possible.

Ainsi, préoccupé par le conflit entre égalité et liberté, problème récurrent des sociétés modernes, Rawls suggère que ces deux tendances, également légitimes à ses yeux, soient complémentaires plutôt que contradictoires. Pour cette raison, sa théorie qui combine la liberté et l’égalité dans une théorie cohérente de la justice sociale peut être qualifiée de « libérale-égalitaire ».

… qui constitue un cadre théorique très prometteur pour le revenu de base…

Le cadre théorique proposé par Rawls semble très prometteur pour la justification d’un revenu de base inconditionnel [3].

En effet, d’une part, (i) le principe de différence n’exige pas seulement que chacun soit garanti d’un niveau minimum de consommation. En plus du revenu, il mentionne la richesse. Or, un revenu de base inconditionnel équivaut à une dotation versée pendant toute la vie.

Il mentionne également (ii) les pouvoirs et les prérogatives. Or, la nature inconditionnelle du revenu de base attribue du pouvoir aux plus faibles dans le contexte de l’emploi, ainsi que dans celui de leur famille.

Autre point, (iii) Rawls affirme qu’une société juste n’est pas seulement définie par une distribution équitable des chances et des richesses, mais également par une distribution équitable du respect de soi.

Son souci d’assurer les « bases sociales du respect de soi », présenté comme le fondement d’une véritable reconnaissance de chacun, devrait favoriser une manière de garantir un revenu de base qui facilite l’accès à des activités rémunératrices. Il devrait permettre à la fois d’éviter de tomber dans la trappe du chômage et de subir la stigmatisation et l’humiliation qui sont associées au fait de cibler les nécessiteux.

Enfin, (iv) à la fois dans la Théorie de la Justice et dans un article plus récent, afin de montrer comment ses principes de justice peuvent asseoir la fonction distributive des institutions d’une société juste, Rawls propose la mise en place d’un revenu minimum social garanti, sous la forme d’un impôt sur le revenu négatif [4], concept proche de celui du revenu de base inconditionnel.

… auquel, toutefois, le philosophe était opposé.

Cependant, dans la mesure où sa philosophie repose sur la théorie du contrat social (le contractualisme de Hobbes, Locke, Rousseau, Kant), qui obéit elle-même à une logique de réciprocité, chacun contribuant et recevant en contrepartie une part des bénéfices, Rawls était opposé à l’idée d’une dotation inconditionnelle. Cette opposition s’est exprimée d’une manière très explicite, notamment à travers cette déclaration devenue célèbre : « Ceux qui font du surf toute la journée à Malibu devraient trouver une façon de subvenir à leurs besoins et ne pourraient bénéficier des fonds publics ».

Ainsi, si l’on veut poursuivre une recherche de justifications philosophiques au revenu de base en s’inspirant de la pensée de Rawls, il faudra « développer une philosophie alternative à celle du contrat, ou bien acter que ce contrat n’est plus en mesure d’être respecté » [5].

Les articles à venir tenteront de répondre à cet objectif.

Robert Cauneau, membre du Mouvement Français pour un Revenu de Base – MFRB


Notes :

[1] John Rawls, Théorie de la Justice (trad. fr, Paris, Le seuil, 1989) ; Rawls a donné par la suite deux autres versions de sa théorie qui tentent de répondre à certaines objections : Libéralisme politique (tr. fr., Paris, PUF, 1995) ; La justice comme équité (tr. fr., Paris, La Découverte, 2006).

[2] John Rawls, La Justice comme équité, Reformulation (Justice as fairness A restatement), Bertrand Guillarme (trad.) Paris, La Découverte, 2008, p. 69 – 70.

[3] P. Van Parijs et Y. Vanderborght, Basic Income, Harvard University Press, 2017, pp. 109 – 113

[4] J. Rawls, Théorie de la justice, trad, de l’anglais par G. AUDARD, Paris, Seuil, 1987 : « Enfin, le gouvernement garantit un minimum social soit sous la forme d’allocations familiales et d’assurances maladie et de chômage, soit, plus systématiquement, par un supplément de revenu échelonné (ce qu’on appelle un impôt négatif sur le revenu).

[5] F Augagneur, Le revenu universel est-il juste ? Édition revue et développée d’un article paru dans la revue Projet en février 2017, publiée dans la Revue d’éthique et de théologie morale, 295, septembre 2017, pp. 57 – 68