Invité du grand entretien du jeudi 30 août sur France Inter, l’économiste Daniel Cohen a présenté l’intérêt de penser le revenu de base universel comme une mesure de soutien, d’intégration et de réhumanisation de notre économie. Retour sur une intervention qui donne matière à penser notre avenir collectif dans un contexte de crises et de bouleversements systémiques.
« Depuis un demi-siècle, le temps semble s’être accéléré, notre champ de vision s’être rétréci » (Daniel Cohen)
C’est l’un des constats que formule Daniel Cohen dans son dernier ouvrage Il faut dire que les temps ont changé (Albin Michel, 2018), bien illustré par un récent sondage réalisé par le CEVIPOF et l’ENS. Celui-ci révèle que seulement 5% des Français·es – et 13% des jeunes de 18 à 25 ans – souhaiteraient vivre et connaître l’avenir.
Contemporain·es de la révolution de l’information et de l’avènement de l’Intelligence Artificielle, mais aussi d’une crise climatique et écologique qu’il paraît impossible de résorber, nous sommes face à une incapacité nouvelle à nous imaginer et à nous projeter dans un avenir désirable qu’il faut construire.
« – Toi ça t’arrive de penser au futur ?
- Bien sûr, j’étais justement en train de penser à ce qu’on pourrait manger ce soir. »
Intégratrice des classes populaires dans l’idéal de progrès porté par la société industrielle, la croissance économique se fait aujourd’hui au prix d’une déshumanisation, d’une désintégration sociale et d’une dégradation de notre habitat. Face à cette « crise du futur » diffuse et globale, cet avenir qui semble pour beaucoup nous avoir glissé des mains, et vers lequel nous avançons à l’aveuglette, comment imaginer faire société et recréer une force de cohésion sociale ?
Le revenu de base : force d’intégration et pivot d’une transition
« Je pense qu’il faut donner aux gens les moyens d’une sécurité sociale qui leur permet de traverser les épisodes de l’Histoire de plus en plus mouvementée qu’ils sont en train de connaître » (Daniel Cohen)
Loin d’être une mesure anti-travail, le revenu de base représenterait une réponse pertinente face aux bouleversements économiques et sociaux actuels et serait porteur d’une double fonction : formuler une critique sociale, refusant la fatalité de la précarité comme forme d’existence, et se ressaisir de nos imaginaires collectifs, en redonnant du sens à des activités utiles, mieux choisies et moins subies par un impératif de rentabilité.
Comme l’affirme l’écologiste Jean Zin, la garantie d’un revenu permettrait non seulement de s’adapter et de réinventer de nouvelles formes de travail dans cette nouvelle ère économique, mais serait aussi la condition nécessaire à un changement de trajectoire, du productivisme salarial vers une relocalisation de l’économie.
Au cœur des grands enjeux civilisationnels : l’agriculture
C’est là qu’intervient un auditeur de France Inter :
« Je suis agriculteur. Dans la révolution industrielle, je crois que l’agriculture a donné sa part : on a nourri la France et la planète en grande partie grâce à des techniques évolutives phytopharmaceutiques. Aujourd’hui, si on veut revenir à quelque chose de plus doux, plus environnementaliste, on va devoir ré-embaucher énormément de personnes dans l’agriculture […]. Comment on va faire, sachant que 50% des agriculteurs gagnent moins de 400€ par mois ? »
Le lien entre les bouleversements économiques et sociaux et le besoin de sécurisation des existences apparaît comme une évidence pour ce secteur que l’industrialisation a mené dans l’impasse et qui cristallise aujourd’hui de nombreux grands enjeux civilisationnels.
Un modèle agricole qui se retourne contre nous
Le revenu de base universel est souvent présenté comme une réponse à la mutation rapide et profonde du monde du travail et à la disparition d’emploi dans les secteurs secondaire et tertiaire. Il est intéressant de noter que cette même mesure, pensée pour des secteurs en marge comme l’agriculture, aurait aussi comme effet de redynamiser et réinventer l’activité agricole. Il serait l’outil qui lui redonnerait du sens et de l’attrait, ainsi qu’une marge de choix supplémentaire à celles et ceux qui l’exercent, tout en offrant de nouvelles opportunités économiques dans les zones rurales.
« Nous avons une opportunité absolument exceptionnelle de transformer notre modèle agricole » (Nicolas Hulot, 28 août 2018)
Aujourd’hui, l’agroécologie peine à réellement changer d’échelle, car dans le court-terme, il en coûte aux agriculteurs·trices d’opérer cette transition écologique. En effet, le fait de se passer d’intrants chimiques et d’ainsi recréer une biomasse dans les sols et une biodiversité dans les champs, implique une baisse de productivité temporaire, et donc une baisse de revenu.
L’enjeu aujourd’hui est donc de trouver une mesure qui aiderait les acteurs du secteur à ne plus être les otages du court-terme et de faire des choix raisonnables pour leur santé, celle de leurs concitoyen·nes et des écosystèmes. En allouant une valeur intrinsèque à l’activité agricole, un revenu de base rendrait possible une réelle transition vers des modèles de production durables, car il reconnait la multifonctionnalité de l’activité agricole, au delà de sa fonction productive.
Comme le souligne Daniel Cohen, la valeur sociale de celles et ceux qui cultivent la terre excède largement ce qu’ils/elles sont capables de produire pour le marché. Le fait de leur assurer un revenu et une existence digne faciliterait également l’installation et la pérennisation de l’activité agricole pour les jeunes, et rendrait ainsi possible un renouvellement générationnel urgent à opérer, à l’heure où plus de la moitié des agriculteurs européens auront atteint l’âge de la retraite dans 10 ans.
La transition agricole implique nécessairement une coexistence et une mise en concurrence temporelle entre deux modèles agricoles et alimentaires, opposés dans leur structure et leurs objectifs :
– Un modèle productiviste, globalisé, dépendant des énergies fossiles, intensif en intrants chimiques, peu en main d’œuvre, polluant, mais (encore) compétitif sur le marché,
– Un modèle écologique, ancré sur un territoire, peu dépendant des ressources externes, et plus intense en travail humain.
Le premier est voué à disparaître car il nous a mené dans l’impasse écologique, sociale et économique, et ne subsiste que grâce aux perfusions allouées par les subventions européennes. Le deuxième, situé entre le marchand et le non-marchand, capable de régénérer une biodiversité, de capter du carbone atmosphérique, de préserver la qualité des sols et des eaux s’avère être le seul modèle viable pour le futur. Évidemment, la réalité agricole n’est pas aussi binaire. Il existe une grande diversité de structures de production qui se situent sur l’échelle de ce spectre.
En fournissant un revenu suffisant à toute cette diversité d’acteurs, le revenu de base assurerait une viabilité économique aux petites et moyennes exploitations dont les externalités sont positives, tout en permettant aux structures de production intensives et sur-capitalisées de se transformer et d’opérer un tournant qualitatif dans leur modèle et leurs pratiques.
Pour contribuer à augmenter la proportion de Français·es souhaitant vivre et connaître l’avenir, rejoignez-nous !
Auteure de l’article : Elena Ambühl
Photo : Ugo Rondinone, Seven Magic Mountains, 2016 (Gianfranco Gorgoni/Art Production Fund and Nevada Museum of Art)
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