Cette tribune, proposée par Sébastien Groyer, membre du MFRB, résume un chapitre extrait de sa thèse, intitulée Capitalisme et économie de marché, publiée le 19 mai 2015.

Introduction

Il existe de nombreux arguments théoriques en faveur d’un revenu minimum ou de base, donné de manière égale sans conditions de ressources à chaque individu dans une société : par exemple l’argument libéral (liberté économique des individus, capables de choisir sans crainte leur activité), l’argument technologique (les gains de productivité font disparaître les emplois), l’argument moral (il faut éradiquer la misère dans la société), d’efficacité (une redistribution simple et unique rend l’Etat plus efficace), ou aussi et enfin de justice. Ce chapitre se consacre à ce dernier argument, la démonstration de l’intérêt d’un revenu minimum significatif comme forme de justice économique justifiant la propriété, qui s’avère être la fondation de l’économie définie par l’échange pacifique et volontaire.

La distribution de propriété de ce monde provient de l’histoire humaine violente, sans justice autre que celle du plus fort. Cet état de fait incontestable, un monde approprié de façon très inégalitaire entre les hommes, soulève la question de la justification de la propriété. Marx y plaçait l’origine du capitalisme dans la violence historique des enclosures et de la colonisation. L’appropriation historique violente des biens a amené une très grande inégalité de distribution de la propriété entre les hommes, obligeant une majorité des hommes à vendre leur force de travail au capital plutôt qu’à vendre le fruit de leur travail, à l’utiliser pour eux-mêmes. Cette appropriation historique violente ne peut être rationnellement justifiée, en particulier dans la conception économique de l’échange pacifique se substituant à la violence, du côté politique. Comment donc prendre en compte l’origine violente de la propriété privée pour justifier des échanges pacifiques entre individus ? Ceux-ci auraient toute prétention à demeurer dans l’état de violence, afin de ne pas limiter leurs opportunités à un versant purement économique.

Propriété et Distribution

Il faut souligner, avant d’aller plus loin, que dans le terme de propriété privée employé ici, se trouve également la propriété de soi, des individus. Depuis Locke en particulier, la propriété de soi est considérée comme un droit inaliénable dans nos cultures modernes, mais l’histoire de l’humanité, par le recours à l’esclavage de façon massive, démontre la fausseté de la frontière entre biens et êtres et la faiblesse d’une telle conception au global. Ici, la propriété privée est donc bien plus réaliste, cynique peut-être, en ce qu’elle englobe toute la propriété, le soi, les autres et les biens dans leur ensemble. Le droit inaliénable sur soi n’est ni un droit naturel ni un droit divin, mais un droit imposé par un Etat à ses membres et aux autres Etats. Il est donc soumis à interrogation, comme les autres. Il peut donc être considéré que nos Etats et sociétés modernes adoptent une posture ambivalente au niveau de la propriété, illustrée par les Droits de l’Homme, une propriété privée des biens non humains issus de la violence et entérinés à un certain moment de l’Histoire et une propriété privée des biens humains, des individus hors du temps puisque chacun est propriétaire de soi-même à partir d’un certain âge (et certains diront jusqu’à un certain âge, également) sans lien avec les autres qui pourtant nous ont fortement aidés à devenir qui nous sommes : parents, amis, famille ou société. La propriété au sens large est questionnable dans une optique de justice de sa distribution entre les hommes puisqu’elle permet la domination, capitaliste aujourd’hui, féodale hier.

Sébastien Groyer
Sébastien Groyer

Les justifications théoriques passées de la propriété, que ce soit un droit naturel inaliénable pour les personnes, un droit issu du travail sur les biens ou juste le droit du premier occupant, n’empêchent pas la réalité déplaisante de la propriété actuelle, celle d’avoir été le simple fruit de la violence humaine. L’histoire humaine réelle de la propriété est une histoire de guerres, de conquête, d’appropriation unilatérale, sur laquelle les justifications théoriques n’ont aucune prise (à part de la justification a posteriori). Les révolutions ayant pour objectif de changer la propriété aboutissent encore et toujours à une distribution contestée, issue de la violence, de la propriété, même si elle est différente de celle qui lui précédait. L’objectif est donc de justifier la propriété, non pas d’un point de vue théorique mais pratique en partant de la répartition actuelle de propriété, issue de la seule violence et donc injuste. Il est donc obligatoire de ne pas considérer la répartition de la propriété comme initialement acceptable mais au contraire contestable, sur la base de la violence passée et présente qui l’a créée.

La violence historique de l’appropriation ne peut pas être changée puisqu’elle est passée, mais elle permet d’écrire que la distribution réelle, actuelle, de la propriété ne peut être justifiée à moins de justifier le recours à la violence. La distribution réelle de la propriété, quelle qu’elle soit et qu’elle évolue, est injuste puisqu’elle est issue de la violence. La solution en apparence la plus simple et donc la plus étudiée à ce problème de l’appropriation serait par conséquent de redistribuer la propriété pour la rendre plus juste. Mais la redistribution impossible de la propriété personnelle – des talents, compétences et expériences de chacun –, s’ajoute à l’incapacité temporelle de correction de la distribution, à moins de redistribuer constamment la propriété entre les individus. En effet, les nouvelles générations, qui auraient le même droit à une distribution juste de la propriété, obligeraient en permanence à une nouvelle distribution de la propriété pour tous, pour éviter l’injustice amenant les abus de pouvoir. Le problème temporel d’une propriété juste n’a pas de solution par la redistribution de la propriété, puisque les générations futures peuvent à raison demander à nouveau une correction de propriété qui permette de rétablir l’équité de distribution.

Justice et Production

Ainsi, plutôt que de tenter de transformer une distribution de propriété par construction injuste dans la réalité et en opposition avec une justice de l’échange volontaire, la distribution injuste est laissée en l’état, pour se concentrer sur la production. La production est le résultat de l’utilisation de la propriété, et si la propriété est injustement répartie alors la production l’est également. Mais il est bien plus aisé de corriger la production, de la répartir pour qu’elle crée la justice, et laisser la propriété telle qu’elle est historiquement répartie avec un marché libre d’échange de cette propriété. La propriété sera ainsi laissé être injuste en faisant l’hypothèse qu’un marché aux pouvoirs équilibrés permet de la transférer dans des mains productives1, tandis que la production sera le lieu de la justice. En effet, la propriété d’un bien à un individu donné est de moindre importance, si les bénéfices de ce bien sont répartis équitablement. De même, l’échange libre et volontaire d’un bien ne pose pas de problème de justice (elle peut néanmoins poser des problèmes de pouvoir) tant que la production qui en est issue est répartie justement. La propriété peut demeurer injuste, si la production est répartie de façon juste2.

Une redistribution à tous d’une partie de la production mensuelle ou annuelle d’une société pourrait en ce sens résoudre le conflit historique potentiel, celui d’une distribution historique de propriété basée sur la violence (et le hasard pour la propriété personnelle). Cette justice qui provient d’un accord rationnel entre individus sur la propriété revient à fournir une liberté économique égale pour chacun, à un niveau suffisant pour permettre des choix nouveaux aux individus, et sans modification de la distribution historique de propriété, d’origine violente. La propriété est justifiée contractuellement par un échange entre la légitimité de la propriété et la redistribution d’une partie de la production.

Justice contractuelle

L’accord individuel autour de ce « contrat social de propriété » amène directement une question de montant, le montant minimum nécessaire pour obtenir de la part des non-propriétaires leur consentement à la propriété, à faire correspondre au montant maximum acceptable de la part des propriétaires pour qu’ils acceptent non seulement le contrat mais également d’exploiter rationnellement, efficacement, leur propriété. La justice provient de l’accord rationnel sur ce montant. Ces deux échangistes virtuels, l’un non-propriétaire et l’autre propriétaire, introduits ici, se retrouvent dans chaque homme, selon la position où chacun réfléchit à l’échange réel proposé. La propriété est aussi celle de chacun, de ses talents et compétences acquises, en plus de ses biens extérieurs, elle est apportée au contrat social de propriété et donc concerne tous les revenus. Ce revenu minimum ou maximum, selon les points de vue, ce revenu d’équilibre doit remplir la fonction de libérer suffisamment les non-propriétaires, permettre leurs choix de vie, sans pour autant supprimer les incitations des propriétaires à produire. La détermination de ce montant d’équilibre est bien sûr éminemment dépendante des conditions sociales et de la capacité à accepter une telle réforme dans la distribution des revenus. Mais le chiffre de 50 % possède un intérêt certain.

La moitié des revenus à redistribuer à tous les hommes contre la moitié des revenus conservée par le propriétaire est le partage égal par excellence, et répond à l’argument rationnel le plus simple : « Que me donnes-tu pour que j’accepte ta propriété, moi qui n’en ai pas » ? La moitié des résultats serait la réponse sur laquelle les deux parties pourraient s’accorder. De l’autre côté, la moitié de la production semble suffisante pour fournir une motivation au propriétaire : « Que me laisses-tu de la production, pour que j’accepte ta répartition, moi qui peux ne pas utiliser ma propriété » ? En réalité, l’échange d’accords rationnels entre les deux parties virtuelles est un échange de renoncements : chacun renonce à la violence, présente et future, puisque la justice est respectée, le non-propriétaire renonçant même à la vengeance contre la violence de l’appropriation historique, tandis que le propriétaire renonce à la propriété entière des résultats de ce qu’il avait conquis, qui devient à ce moment approprié de manière légitime. La possession, d’origine violente, devient propriété rationnelle, acceptée, contre ce revenu d’équilibre3.

Conclusion

Plutôt que de tenter de corriger une distribution de propriété par nature incorrigible à cause de problèmes temporels et de capacités humaines trop différentes, il est finalement préférable de s’accorder sur une répartition des fruits de la production qui ne s’intéresse pas à la distribution de la propriété, tant que celle-ci, par le marché, est suffisamment efficace, par rapport aux possibilités techniques du moment. Ainsi, chacun reste propriétaire de soi, accédant par là-même à la liberté individuelle, et la propriété des biens est justifiée, même si elle provient historiquement de la violence. En conclusion, un des arguments les plus rationnels en faveur d’un revenu minimum très significatif est de rendre justifiable la propriété pour tous, presque qu’elle qu’en soit sa distribution (et donc son injustice) au sein d’une société, tant que la production qui résulte de cette distribution est optimisée et redistribuée à moitié-moitié. Ce revenu minimum à hauteur de la moitié de la production du pays, 50% du PIB, quelle que soit la position ou les revenus de chacun, peut sembler pour le moment utopique, mais elle résout le problème fondamental de l’économie, son trou noir, la justification de la propriété et fournit enfin un argument contre la poursuite de la violence dans le monde. Le revenu minimum est aussi un promoteur de paix, issue de l’accord de tous sur la propriété de ce monde.

Sébastien Groyer


  1. Une hypothèse raisonnable mais qu’il ne faut pas idéaliser non plus. Le transfert de la propriété dans les mains de ceux qui sauront en tirer le meilleur parti (et donc prêts à les payer le plus cher au départ), n’est pas toujours automatique, ni même possible.
  2. La propriété d’un bien donné ne serait pas pour autant juste, mais elle deviendrait légitime grâce à l’accord rationnel donné par son utilisation et la répartition des fruits de son utilisation.
  3. Qui se lit comme un minimum de revenu, auquel les revenus privés viennent s’ajouter, s’ils existent, donc sans aucune déduction néfaste, à la Speenhamland. L’imposition publique de ce revenu minimum à des fins de justice, sécurité, éducation, santé, reste à l’appréciation de chaque pays.

    Logo EquinomyDR – Sébastien Groyer, photo personelle – DR.