Guy Standing revient sur les expérimentations de “cash transfers” menées dans des villages en Inde et s’inquiète du tour trop politique que prend le dispositif mis en place par le gouvernement. L’idée du revenu de base va-t-elle survivre à cette instrumentalisation ?
Tribune initialement publiée en anglais sur le site Basic Income News
Depuis les années 90, l’économie indienne connaît une croissance moyenne de 6% par an. Pourtant, des centaines de millions de personnes demeurent embourbées dans la pauvreté et les inégalités se sont accrues sans discontinuer. Pendant des décennies, en dépit des 1.200 aides sociales financées par le gouvernement fédéral selon la législation en place, et des centaines d’autres au niveau des états, les gouvernements successifs se sont en grande partie défaussés sur le Système de distribution public (PDS, acronyme anglais) pour pallier la pauvreté.
Le PDS subventionne les consommateurs détenteurs d’une carte prouvant qu’ils vivent en dessous du seuil de pauvreté (BPL : below poverty line), ou autre document de ce type. Les céréales, le riz, le sucre et le kérosène leur sont vendus à prix réduits. Les producteurs d’un grand nombre de secteurs reçoivent également d’énormes subventions. Au total, les subventions engloutissent 7% du PIB.
L’échec cuisant des politiques sociales actuelles
Et cela ne fonctionne pas. En plus de fausser le marché, le système est gaspilleur, inefficace, régressif et profondément corrompu. Rajiv Gandhi est connu pour avoir dit que 85% de la nourriture subventionnée n’atteignait jamais les pauvres. Le Vice-président de la commission de planification a affirmé en 2009 que seules 16% de ces denrées leur parvenaient. D’autres ont estimé que pour chaque roupie dépensée, 72% était perdu pendant le transport.
Tout en poursuivant le PDS, le Parti du Congrès, longtemps considéré comme le bastion de la démocratie indienne, a lancé en 2005 un spectaculaire Plan National de Garantie de l’Emploi Rural (NREGS, acronyme anglais), censé garantir à chaque foyer rural 100 jours de travail par an au salaire minimum. Un très grand nombre de personnes sont censées en avoir bénéficié, des sommes faramineuses ont été dépensées et nombre d’éloges prononcés.
En réalité, des fantômes ont été ressuscités, inscrits sur les listes de travailleurs. Dans le cadre de ce programme (rebaptisé entre temps pour faire apparaître le prestigieux nom de Gandhi en préfixe), la plupart des habitants des zones rurales n’ont obtenu que quelques jours de travail, voire aucun. La majeure partie des fonds a fini dans les poches des bureaucrates locaux. Une étude a estimé que seuls 8% des bénéficiaires avaient été employés 100 jours par an. Une autre suggère que seulement une minorité des projets ont été menés à bien, tandis qu’une autre encore montre que ce programme n’a pas du tout diminué la pauvreté en milieu rural. La corruption est endémique. Ce programme n’attend plus qu’un journaliste pour écrire un ouvrage intitulé “La plus grosse arnaque de l’histoire en matière de politique sociale”.
Trois expériences porteuses d’espoir
Dans le même temps, quelque chose de remarquable se mettait en marche. Une alternative radicale était en train de faire son chemin. En 2009, sous la houlette de SEWA (l’Association des Femmes Auto-entrepreneuses), nous avons donné le coup d’envoi du premier des trois programmes pilotes de cash transfers. Le principe est simple : donner de l’argent aux gens, un revenu de base, au lieu des subventions ou du travail contraint. Et ne soumettre ce transfert à aucune condition orientant la manière dont les gens utilisent l’argent ; ils peuvent décider cela par eux-mêmes. Nous ne nous attribuons pas le mérite pour ce qui s’est produit depuis car d’autres facteurs y ont contribué. Mais les expérimentations se sont avérées opportunes.
La première, financée par le PNUD, a été menée dans un quartier défavorisé de Delhi, où des centaines de foyers ont eu le choix entre continuer d’acheter les denrées subventionnées et recevoir un transfert d’argent mensuel d’une valeur équivalente. Au début, beaucoup ont choisi le transfert d’argent. Plus tard, lors de l’évaluation, beaucoup d’autres ont souhaité en faire autant. Bien qu’une campagne politique ait été organisée, soumettant nos collaboratrices à des violences physiques, les résultats ont été très positifs, montrant une amélioration des conditions de vie.
Dans le même temps, grâce au soutien financier de l’UNICEF, nous avons lancé un projet pilote de plus grande ampleur dans l’état du Madhya Pradesh. Dans huit villages, pendant 18 mois, chaque homme, femme et enfant a reçu un transfert d’argent mensuel et inconditionnel. Plus de 5.500 villageois en ont bénéficié. Nous avons évalué les effets de ce programme en comparant avec des personnes vivant dans des villages similaires, lors d’un test de contrôle aléatoire.
Ces expérimentations prennent du temps. La politique n’attend pas. Il suffira de constater que les résultats de cette étude ainsi que ceux de la troisième expérimentation dans des villages tribaux sont encourageants. Même si le montant versé était très modeste, environ 30% de la somme nécessaire pour survivre, nous avons observé des améliorations sur le plan de la nutrition, la présence à l’école et les résultats scolaires, le statut des femmes, l’activité économique et l’hygiène. Bon nombre de villageois nous ont dit vouloir remplacer les subventions par des transferts d’argent. De plus en plus se sont rangés à cet avis après en avoir fait l’expérience.
Ce qui semble se produire, c’est que les fonds versés fournissent un pouvoir d’achat et un sentiment de sécurité qui insufflent la confiance et donnent aux gens l’impression d’avoir plus de contrôle sur leur vie. Les effets positifs excèdent ainsi le montant du transfert.
Récupération politique
C’est ce qui s’est passé à Delhi qui est vraiment captivant. Ces derniers mois, on nous a demandé de former des fonctionnaires de haut rang, et cela leur a donné le courage de mettre les transferts d’argent au cœur du débat national.
En novembre, le Premier Ministre a annoncé à la télévision le lancement par le gouvernement d’un programme de cash transfers, qui sera mis en place dans 51 circonscriptions en 2013 moyennant une augmentation du prix du kérosène. Les habitants recevront de l’argent directement sur leur compte en banque. Pour ne pas être en reste, la chef du gouvernement de Delhi a inauguré le 15 décembre un programme de transfert inconditionnel de fonds dans son État pour les personnes n’ayant pas accès aux cartes BPL à cause du gel du nombre d’allocataires. Il s’est ensuivi un flot de commentaires médiatiques.
Le Parti du Congrès a été conquis. Ce mois-ci, la Présidente du parti, Sonia Gandhi, ainsi que le Premier Ministre et plusieurs membres du Cabinet, se sont rendus en hélicoptère dans un village pour y annoncer un programme de transfert de fonds devant une foule de 30.000 personnes.
Les politiques d’aide sociale en Inde sont à un tournant. En opposition aux cash transfers, un groupe de partisans acharnés du PDS soutient un projet de loi concernant le droit à l’alimentation, qui rendraient universels le PDS et les subventions alimentaires. Ils ont aussi organisé des manifestations agressives. Ils affirment que les aides sous forme de transferts directs aboutiraient à l’abandon des services publics d’aide sociale.
Leur résistance est futile. Le PDS est littéralement pourri, comme l’a reconnu la chef du gouvernement de Delhi. Les céréales sont souvent livrées dans des sacs contenant de petites pierres pour en augmenter le poids ; souvent, les céréales et le riz sont avariés ; souvent, les villageois parcourent de longues distances, pour se rendre compte qu’il n’y a pas de rations. Tout cela est passé sous silence. Qu’ils quémandent, nous disent au fond les paternalistes.
Une précipitation dangereuse
Le risque à présent, est que dans la précipitation de l’implémentation des cash transfers dans tout le pays, des erreurs de construction et une politisation excessive ne portent préjudice à l’idée pour de nombreuses années. Voici une leçon pour les autorités. Dans les villages recevant le revenu de base, les paiements étaient un revenu supplémentaire, pas un revenu de substitution. Nous avons demandé à chaque personne d’ouvrir un compte en banque dans les trois mois suivant leur premier transfert. Il y a eu des problèmes de départ prévisibles. Mais rapidement, avec l’aide de nos collègues, tout le monde a eu un compte. Pendant ce temps, les suspicions ont été levées et le soutien pour les cash transfers s’est renforcé.
Le gouvernement s’y prend mal. Il augmente le prix d’un produit subventionné, le kérosène, en disant aux gens qu’ils recevront un compensation par le biais d’une banque sur présentation d’une carte d’identité, l’Aardaar. Mais, comme l’a démontré le projet-pilote du gouvernement, beaucoup de gens vont y perdre à court terme car ils n’ont pas compte en banque et ne pourront pas recevoir les fonds. Il y a là un risque de réaction négative.
La solution doit se fonder sur la réalisation du fait que, bien que les villageois sont dans une situation financière fragile, le gouvernement doit adopter une perspective à moyen terme. S’ils mettaient en œuvre leur programme sur ces 51 circonscriptions en donnant des aides supplémentaires la première année tout en expliquant que chaque personne doit ouvrir un compte en banque pendant cette période, le coût fiscal serait moindre. La deuxième année, ils pourraient supprimer certaines subventions et partager les économies réalisées en dépensant un tiers de la subvention pour des transferts supplémentaires tout en conservant dans les coffres de l’État les deux tiers restants. Rappelons que la majeure partie de l’argent dépensé en subventions ne parvient pas aux personnes qui devraient en bénéficier.
Plaidoyer pour la dépolitisation de la réforme
La sagesse va-t-elle l’emporter ? Il n’y a pas lieu d’être optimiste. Nous sommes dans une année préélectorale et le Congrès a l’intention de faire des cash transfers ce qu’un politicien de renom a appelé “un changeur de donne”, une mesure propre à lui faire gagner les élections. Cela va galvaniser l’opposition. Tout le monde y gagnerait si seulement les politiciens avaient le bon sens de dépolitiser la réforme. Le gouvernement devrait mettre en place une commission indépendante des transferts d’espèces qui serait chargée de superviser le processus et de s’assurer que le montant des allocations est fixé selon des critères économiques et non pas augmenté juste avant les élections.
Comme il serait préférable que les allocations inconditionnelles, universelles et individuelles soient déployées doucement et sereinement ! Nous savons que ce dispositif a fait une grande différence dans les vies des milliers de villageois qui ont participé à nos projets-pilotes. Nous avons entendu leurs récits, vu leurs enfants et analysé les données recueillies par nos collaborateurs sur le terrain. Il y a là une belle opportunité de transformer les politiques sociales en Inde. Espérons que les politiciens la saisissent.
Crédits photo : Ryan Ready et yumievriwan
Tribune initialement publiée en anglais sur le site Basic Income News – Traduction de Marie-Laure Le Guen