Les prestations comme le RSA sont souvent comprises comme des revenus de solidarité destinés aux plus pauvres. Mais le revenu de base que nous appelons de nos vœux est-il vraiment de la même nature ? Carlo Vercellone et Jean-Eric Hyafil avancent les justifications du revenu de base comme “revenu primaire”.

Puisque le revenu de base est pour nous un droit assurée par une société (un Etat) à destination de ses membres – au même titre que le droit à l’éducation, à la sécurité, au vote – dès lors le revenu de base ne saurait être entendu philosophiquement comme un revenu de solidarité, mais plutôt comme une “revenu primaire”, nécessairement détaché de toute référence au travail salarié. Comme l’expliquait André Gorz en 1997 dans Misère du présent, richesse du possible :

L’allocation universelle d’un revenu suffisant ne doit pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance de l’État providence. Il faut la comprendre au contraire comme le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle une « politique générative » (generative policy) : elle doit donner aux individus et aux groupes des moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie. Elle doit non pas dispenser de tout travail mais au contraire rendre effectif le droit au travail : non pas au « travail » qu’on a parce qu’il vous est « donné » à faire, mais au travail concret qu’on fait sans avoir besoin d’être payé, sans que sa rentabilité, sa valeur d’échange aient besoin d’entrer en ligne de compte.

Pour autant, il nous faudra répondre à ceux qui pensent que le droit au revenu ne peut être dissocier du devoir de travailler. Et lorsqu’ils parlent de travail, ils pensent évidemment au travail qui donne lieu à rémunération, et donc principalement au travail-emploi au sens de André Gorz, et ils n’envisagent pas d’autres formes de travail qui pourraient ne pas donner lieu à rémunération. Quels sont les fondements économiques du revenu de base qui en font un revenu primaire ?

La distribution égalitaire d’un droit sur les ressources naturelles

land-value-taxLa rente foncière

Le premier fondement vient de celui que l’on pourrait appeler le père du revenu de base, à savoir Thomas Paine (1737 – 1809). Chez ce penseur des Lumières, la justification du revenu de base se trouve dans le fait que les terres agricoles sont un bien commun qui ne saurait légitimement être accaparé par une minorité. Or les terres sont de fait appropriées par certains propriétaires terriens. Pour compenser les autres qui sont exclus de la propriété de la terre, Thomas Paine propose alors que les propriétaires terriens paient un impôt qui financera une dotation initiale pour tous les individus, au nom de la Justice Agraire (1795).

Ici, le revenu de base est un revenu primaire dans la mesure où il peut être compris comme le loyer d’un bien commun reversé à ses propriétaires, à savoir chacun d’entre nous. Cette justification du revenu de base par le droit égal sur la terre révèle toute sa pertinence aujourd’hui. Certes, nous sommes sorti de l’ère des sociétés agricoles où l’accès à la terre était le premier vecteur d’inégalité, mais il existe aujourd’hui une véritable inégalité dans l’accès au foncier, notamment dans les zones denses. Ainsi une taxation du foncier proportionnelle à son prix de marché (et donc plus forte dans les zones denses) et sa redistribution sous forme de revenu serait une nouvelle forme de justice foncière, qui permettrait de réduire les inégalités (mais aussi de réduire la spéculation foncière…).

La rente pétrolière

L’idée d’un revenu de base comme loyer d’un bien commun peut être élargie à d’autres ressources. Elle l’est déjà pour le pétrole dans une région comme l’Alaska. Il est inscrit dans la Constitution alaskienne que le pétrole de ses sous-sols appartient aux Alaskiens, si bien que les rentes que procurent ces ressources leurs reviennent aussi et leurs sont redistribuées indirectement sous forme de revenu de base (voir Nous sommes tous propriétaires de la richesses commune, demandons notre part, de Peter Barnes)

Le droit d’émettre des gaz à effet de serre

Il peut aussi prolonger au droit d’émettre des gaz à effets de serre (GES) l’idée d’une rente commune sur un bien (ou un mal) commun. Expliquons-nous sur ce sujet. Pour limiter le réchauffement climatique, il est nécessaire de limiter nos émissions de CO2 et autres GES. Cela fait ainsi du droit de polluer un droit limité, comme le droit de puiser de l’eau : tout comme on ne peut faire couler son robinet à l’infini, on ne peut émettre de GES l’infini.

Et tout comme l’on fait payer l’eau pour inciter chacun à en faire un usage raisonné, il faut faire payer les émissions de CO2 pour les limiter : c’est l’esprit de la taxe carbone. Dés lors, les recettes de cette taxe carbone pourraient être redistribuées à tous sous forme de revenu de base, puisque le droit d’émettre du carbone ne saurait appartenir à une minorité : c’était justement l’idée du chèque vert adossé au projet de contribution énergie-climat qui a avorté en 2009. Un système qui instituerait une taxe carbone redistribuée entièrement sous forme de revenu de base équivaudrait à ce que les plus grands pollueurs paient aux plus faibles pollueurs leur droit à polluer plus.

L’héritage d’un patrimoine industriel et scientifique

Mais on peut élargir la notion de bien commun au-delà des ressources naturelles. Pour certains, nos économies développées jouissent d’un patrimoine industriel issu de l’accumulation et du travail des générations passées, et qui ne saurait être approprié par une minorité qui en tirerait un profit. Dés lors, le revenu de base serait un moyen de redistribuer à tous le produit de ce travail passé accumulé. Pour paraphraser Oskar Lange, le capital et les progrès de la productivité sont un produit de la coopération sociale : ils sont la propriété de tous et justifient à ce titre le droit pour chacun des membres de la collectivité à un dividende social.

De même, pour James Meade, dans son modèle d’économie utopique (qu’il nomme “Agathotopia”) où 50 % du capital productif des entreprises appartiendrait à la communauté (les 50 % restant demeureraient propriété privée), le revenu garanti résulterait du partage du revenu tiré de la production des entreprises socialisées. Le partage collectif/privé proposé par James Meade est évidemment une hypothèse arbitraire. Il n’en exprime pas moins l’idée selon laquelle la distribution d’un rente et/ou dividende collectif peut se justifier par la reconnaissance pour chaque citoyen du droit à une quote-part sur la production sociale en vertu de deux considérations principales :

  • le capital fixe social est issu d’un travail social passé. Il constitue à ce titre un héritage collectif dont rien ne légitime son appropriation et valorisation sur une base individuelle et/ou privée ;
  • la contribution productive de chaque membre de la société résulte à la fois de son activité individuelle et de son interaction avec cet héritage collectif (matériel et immatériel) légué par les générations antérieures. Ce patrimoine, expliquant les différences de productivité existantes entre un territoire et l’autre, une nation et l’autre, constitue une rente sociale.

De ce fait, une fois de plus, toute loi de proportionnalité entre rémunération et effort individuel est rompue et dans la production sociale, il existe toujours une quote-part dont personne peut réclamer la propriété. Elle appartient à la société dans son ensemble et doit donc se repartir sur l’ensemble de la collectivité. (voir aussi Nous profitons tous du travail des morts).

La rémunération d’un travail qui ne peut s’intégrer au salariat

Mais l’on peut aussi entendre le revenu de base comme la rémunération d’un travail bien vivant, vecteur de valeur (économique ou non) mais qui ne saurait s’inscrire dans le cadre restreint de l’emploi salarié. Pour Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone, aujourd’hui, ce n’est plus tant le travail salarié qui est créateur de valeur que le travail est les activités qui se font en-dehors du cadre marchand.

« Le temps dit libre se réduit de moins en moins à sa seule fonction cathartique de reproduction du potentiel énergétique de la force de travail. Il s’ouvre sur des activités de formation, d’autoformation, de partage des savoirs, de travail bénévole qui s’insèrent ainsi dans les différentes activités humaines et, de par leur nature, affaiblissent les frontières temporelles entre travail et non travail. Dans ces différentes transitions, chaque individu transporte son savoir d’un temps social à un autre, ce qui élève la valeur d’usage des différents temps sociaux et donc le processus cumulatif de production de connaissances. (…) la libération du temps libre (…) est l’une des causes principales [des gains de productivité] en raison de ses effets directs et indirects sur la diffusion du savoir et la dimension cumulative de la production de connaissances : dès lors que le travail immatériel et intellectuel tend à devenir dominant, le temps libre cesse d’être dans son opposition immédiate au temps de travail direct et, pour le dire avec le K. Marx de l’hypothèse du general intellect, “agit… à son tour, comme la plus grande des forces productives, sur la force productive du travail”(Marx, 1982, p. 199). » (Monnier et Vercellone, 2007)

pollinisation

Ainsi le revenu de base se présente comme la rémunération de ce travail cognitif qui se réalise en-dehors du cadre salarié. Comme ce travail cognitif participe d’une logique de pollinisation, la connaissance se diffusant et se multipliant sans limite, on ne peut en isoler le responsable, celui qui crée la richesse. C’est pourquoi seul un revenu social garanti, un revenu de base distribué à tous, peut être une contrepartie juste et efficace à ce travail cognitif que l’on ne saurait associer ou assigner à des personnes identifiées.

« Pensée jusqu’au bout de ses implications, l’allocation universelle d’un revenu social suffisant équivaut à une mise en commun des richesses socialement produites. A une mise en commun, non à un « partage ». (Le partage vient après : on ne peut partager entre tous que ce qui est à tous, donc n’est d’abord à personne.) René Passet le dit clairement quand il parle du produit national comme d’un « véritable bien collectif », produit par un travail collectif dans lequel il est impossible d’évaluer la contribution de chacun. Le principe du « à chacun selon son travail » en devient caduc. Au « travailleur collectif » tend à se substituer un sujet virtuel fondamentalement différent à mesure que le travail immédiat de transformation de la matière est remplacé comme force productive principale par « le niveau général de la science… et son application à la production », c’est-à-dire par la capacité des « individus sociaux » de tirer parti de la technoscience et de la mettre en œuvre par l’auto-organisation de leur coopération et de leurs échanges. » (Gorz, 1997, p 148)

Ainsi pour Monnier et Vercellone, le revenu de base est un revenu primaire, donc est comptabilisé dans le revenu fiscal. (voir aussi Carlo Vercellone, “Capitalisme cognitif et revenu social garanti comme revenu primaire”, à paraître dans Caillé, A. et Fourel, Ch., Penser la sortie du capitalisme : le scénario Gorz, éditions Le Bord de l’Eau)

La redistribution de la rente associée à la monnaie

Enfin, pour un certain courant, le revenu de base est avant tout l’output d’une réappropriation citoyenne de la monnaie. Pour des auteurs comme Stéphane Laborde ou Gérard Foucher, le fait que la création monétaire se fasse actuellement uniquement par la distribution de crédits par les banques permet à ces dernières de s’octroyer une rente illégitime : l’intérêt sur de l’argent qu’ils ont créé. Ils proposent alors une forme de création monétaire qui serait à la fois plus juste et moins destabilisatrice, le dividende monétaire : il s’agit de créer la monnaie en la distribuant directement aux citoyens, plutôt que de compter sur les banques pour accroître la masse monétaire par le crédit.

Encore une fois, le revenu de base n’est non pas ici un revenu de solidarité, mais bien un revenu primaire, associé au bien commun que constitue la monnaie et à la répartition équitable du droit sur ce bien.

Le revenu de base est un revenu primaire : osons le défendre comme tel !

Le revenu de base, qu’il soit compris comme l’expression d’une répartition égalitaire de la rente associée à un patrimoine naturel commun, à un héritage industriel et scientifique ou à la création monétaire, ou encore comme la rémunération de nos activités productives qui ne peuvent s’inscrire dans le cadre restreignant du salariat, ne peut donc être compris comme un revenu de solidarité. Il est un revenu primaire et il faudra se battre dans les médias et dans l’opinion publique pour qu’il soit compris comme tel.

Carlo Vercellone et Jean-Eric Hyafil


Crédits images PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales ruSSeLL hiGGs ; Léo Reynolds ; Syl H