Selon Guillaume Allègre, s’exprimant dans la note OFCE n°39, si “le revenu de base n’est pas une idée stupide”, elle est difficilement défendable en termes de justice sociale et d’efficacité. Une réduction généralisée du temps de travail serait selon lui bien plus adéquate. Réponse de Marc de Basquiat, docteur en économie et spécialiste du revenu de base, pour qui ces deux idées ne sont pas fondamentalement incompatibles.
Les nombreux promoteurs d’un revenu de base inconditionnel, quelles que soient leurs affinités politiques ou philosophiques, ont en commun de rechercher des réponses concrètes et consistantes à des déséquilibres majeurs de notre société : réduction de la pauvreté, avenir de l’Etat-providence, réduction de l’inégalité des chances, prise en compte équitable de la composition familiale, simplification fiscale, élimination d’une complexité administrative inutile, etc.
Il est surprenant de ne découvrir dans le texte de Guillaume Allègre, pourtant assez développé, qu’une formulation très partielle et biaisée du débat actuel sur l’idée d’un revenu de base inconditionnel.
Dès l’introduction en effet, il fait référence à deux options :
- « une optique libérale-libertaire en remplacement des prestations et assurances sociales existantes »
- « une logique progressiste, auquel cas le revenu de base s’ajouterait à la plupart des prestations et assurances sociales existantes ».
Co-fondateur du Mouvement Français pour un Revenu de Base, je travaille avec la plupart des promoteurs de ce concept et identifie parfaitement les quelques personnes pouvant se reconnaître dans l’une ou l’autre définition extrême mentionnée ici.
La grande majorité des promoteurs de ce concept maintient que les prestations contributives (retraites, chômage) resteront globalement inchangées, alors que les prestations non contributives (RSA, allocations familiales, PPE…) ont vocation à être remplacées par un revenu de base, dépendant généralement de l’âge, à l’exclusion des prestations actuelles répondant à des situations spécifiques (handicap, logement, dépendance…).
Afin d’y répondre convenablement, détaillons notre lecture du texte et notons déjà que si les quatre axes d’analyse choisis par Allègre pour discuter des fondements du concept sont intéressants : le mérite, le besoin, l’égalité et l’efficacité, il est dommage que chacun soit traité de façon trop partielle, voire partiale. Nous suivrons la ligne directrice de Guillaume Allègre qui discute dans un premier temps sur certains fondements du concept de revenu de base pour ensuite revenir sur ses principaux objectifs.
Jusqu’à 77 milliards d’heures de travail non rémunérées selon l’INSEE
Le principe de (« à chacun selon sa ») contribution est vu uniquement avec la lecture « marxienne », assez originale, de Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone. Il serait plus intéressant de citer le décompte INSEE des heures de travail : la majorité, de 42 à 77 milliards d’heures, à comparer à 38 (pour l’année 2010) ne sont pas rémunérées. Le travail domestique, le soin apporté à ses enfants ou parents âgés, l’investissement associatif, autant de contributions sociales fondamentales qui ne donnent aujourd’hui pas lieu à contrepartie monétaire (sauf à garder les enfants des autres après avoir déposé les siens à la crèche subventionnée…). Le travail invisible de Pierre-Yves Gomez traduit particulièrement bien le glissement vers une société de rente, où le revenu est de moins en moins la contrepartie d’un travail effectif. Oui, un revenu de base inconditionnel apporte une réponse pertinente à la variété des contributions sociales utiles de la population.
Le revenu de base ne se substitue pas aux aides au logement
L’analyse du principe de compensation donne lieu à une discussion tout à fait juste sur la pertinence relative des échelles d’équivalence pour capter la réalité des besoins de configurations familiales variées. La note questionne l’hypothèse que « les économies d’échelle sont constantes avec le revenu ». Montrant l’opposition frontale entre Donaldson et Pendakur (1999) et Koulovatianos et alii (2004), elle conclut que l’existence d’économies d’échelle pour les bas revenus « demeure une question empirique ». Certes. Elle énumère tout de même les biens dont l’usage est partagé par les conjoints : logement, automobile, équipement ménager. Pourquoi ne pas pousser un peu le raisonnement en remarquant comme le CNLE en 2012 que la part des dépenses contraintes se rapproche de la moitié du budget des foyers modestes, constituées essentiellement des loyers et charges associées (électricité, chauffage, assurances…). C’est pourquoi nous proposons généralement de maintenir, voire d’améliorer, les aides au logement pour les foyers modestes, alors que les autres dépenses, très majoritairement individuelles par nature (alimentation, habillement, déplacements collectifs…) sont ciblées par un revenu de base individuel.
C’est pourquoi nous proposons généralement de maintenir, voire d’améliorer, les aides au logement pour les foyers modestes, alors que les autres dépenses, très majoritairement individuelles par nature (alimentation, habillement, déplacements collectifs…) sont ciblées par un revenu de base individuel.
Individuel, il corrige certaines anomalies du système actuel…
Bien entendu, le montant de ce revenu individuel doit être déterminé en comparaison avec le système actuel. Le RSA d’une personne seule s’élève, fin 2013, à 435 euro pas mois, déduction faite du forfait logement. Ceci nous donne un repère, si on s’assure qu’une aide au logement efficace est apportée en sus. Le fait que le RSA d’un couple (hors logement) ne soit actuellement pas le double de celui d’une personne seule est une anomalie, inspirant à bon droit diverses stratégies de contournement dont la société pourrait faire l’économie.
…et répond aux préoccupations de la majorité des Européens
La section sur le critère d’efficacité est assez confuse. Oui, un point commun aux tenants d’un revenu de base inconditionnel est un goût certain pour la liberté : « Chacun a sa propre définition de la vie bonne ». Allègre cite également Forsé et Parodi (2006) : « lorsqu’ils sont enquêtés sur leurs priorités en matière de justice distributive, les Européens mettent, sans conteste, la garantie des besoins de base pour tous en tête, loin devant l’élimination des grandes inégalités de revenus ». Tout ceci milite pour l’instauration d’un revenu de base inconditionnel.
« Lorsqu’ils sont enquêtés sur leurs priorités en matière de justice distributive, les Européens mettent, sans conteste, la garantie des besoins de base pour tous en tête, loin devant l’élimination des grandes inégalités de revenus ». Tout ceci milite pour l’instauration d’un revenu de base inconditionnel.
Son analyse dérive vers la question de l’acceptabilité sociale : « Il est probable (…) que le niveau acceptable socialement d’un revenu inconditionnel soit plus faible que celui d’un revenu conditionné à des efforts d’insertion sociale ». Il s’interroge : « Doit-on alors donner le même montant de revenu de base aux sobres et aux personnes qui ont des goûts dispendieux ? ». Sa conclusion est assez décalée : « il est peu probable qu’invoquer l’efficacité (…) convainque les perdants que la solution adoptée soit juste ». Bien entendu, les bénéfices des perdants (si j’ose ce raccourci) sont d’une toute autre nature. Évoquons plutôt la garantie d’un socle de revenu quels que soient les aléas de l’existence (perdant aujourd’hui, gagnant demain), l’apaisement des tensions sociales (certains préfèrent sans doute perpétuer la lutte des classes), l’encouragement à entreprendre, la simplification drastique de la superstructure administrative…
Le partage de la rente du capital collectif
La note aborde en dernier la distribution égalitaire des ressources. Cet argument fondamental, sous-jacent aux propositions de Thomas Paine en 1795 ou de Yoland Bresson en 1984, n’est pas bien compris, puisqu’on conclut sur l’idée incongrue d’un « revenu de base mondial ». Clarifions. On parle bien des ressources partagées par une communauté politique (donc à priori nationale), comprenant des composantes aussi variées que ses ressources naturelles, ses infrastructures, ses administrations, son système éducatif, son tissu associatif, l’efficacité de ses industries et entreprises de services, etc. La question de l’héritage est ici fondamentale, un revenu de base permettant d’envisager un partage égalitaire d’une partie de la rente de ce capital collectif.
Tout en identifiant cinq objectifs, dont la formulation succincte est empruntée à divers textes relatifs au revenu de base, Guillaume Allègre propose de privilégier une réduction généralisée du temps de travail pour les atteindre.
Une confuse opposition entre État et liberté
La première section « gérer la fin du travail » situe immédiatement la proposition dans le rayon des utopies. Allègre lui oppose son projet de « réduction généralisée de la durée du travail », qu’il présente de façon nettement plus pragmatique, sans imaginer qu’il puisse coexister avec un revenu de base inconditionnel. Il énonce que « le revenu de base se substituerait au congé parental », ce qui est une interprétation erronée. Il moque le critère dworkinien de non-envie utilisé par Philippe Van Parijs pour établir la justice réelle d’une proposition où chacun expérimente la liberté réelle de choix de sa forme de participation au travail. Au final, il prétend que « la philosophie du revenu de base est anti-étatique ».
Symétriquement, ne serait-ce pas plutôt l’approche d’Allègre qui serait anti-liberté ? En voulant imposer une « réduction générale de la durée du travail » (pas seulement y inciter…), plutôt que laisser à chacun la liberté d’ajuster son temps de travail en fonction de ses besoins et contraintes ? Son jugement d’un revenu de base « anti-étatique » est d’autant plus paradoxal que la redistribution universelle assurée par cette proposition et la fiscalité associée va évidemment dans le sens d’un développement du sentiment collectif, à l’opposé de l’individualisme.
Le revenu de base n’est pas nécessairement plus coûteux qu’une autre réforme
L’idée de « gérer la transition vers l’économie de la connaissance » est connotée par un discours « marxien », excessif en ce qu’il sous-estime la persistance d’autres formes de travail, ce que Allègre identifie parfaitement. Par contre, son raisonnement est défaillant lorsqu’il évoque un « coût pour les plus haut revenus » résultant de l’amélioration du pouvoir de négociation des travailleurs à bas revenus. Un revenu de base inconditionnel d’un niveau proche de celui du RSA n’induira évidemment aucun effet de cet ordre. Allègre adopte une défense systématique des mécanismes actuels, minima sociaux ou assurance chômage, et évoque des possibilités toutes théoriques de « réduire les durées de cotisation », « rallonger les durées d’indemnisation » ou « améliorer les taux de remplacement ». L’équilibre budgétaire n’est-il plus une contrainte ?
Un droit et non une aumône
En découvrant enfin l’objectif de « lutter contre la stigmatisation et le non-recours aux prestations », nous abordons un point majeur. Une insinuation s’y glisse : « s’il est dû à une non-demande volontaire (…) pourquoi verser une prestation, coûteuse, à des personnes qui n’en ont pas besoin ? ». Evoquer cette opportunité de petites économies dans l’administration de l’aide sociale révèle la légitimité toute relative de ce versement dans l’esprit d’Allègre. Totalement à l’opposé de l’état d’esprit d’un Thomas Paine qui proclamait en 1795 : « C’est un droit et non une aumône, que je réclame ». Le revenu de base inconditionnel, versé universellement à toute la population d’un pays est signifiant d’une participation effective à une communauté. Dans nos propositions, c’est la fiscalité, et non la conditionnalité des prestations, qui assure la nécessaire adaptation de la fonction redistributive aux capacités de chacun.
Dans nos propositions, c’est la fiscalité, et non la conditionnalité des prestations, qui assure la nécessaire adaptation de la fonction redistributive aux capacités de chacun.
De réels objectifs et une alternative concrète au système socio-fiscal actuel
Le dernier objectif cité, « un chemin libéral pour sortir du capitalisme », est également connoté d’une vision « marxienne » assez marginale. Il est facile d’y évoquer « le risque de sécession communautaire d’associations prônant la décroissance », au lieu d’analyser comment un revenu inconditionnel peut contribuer à éradiquer des activités nocives ou malhonnêtes. Diverses expériences menées ces dernières années en Afrique et en Inde ont montré des résultats remarquables à cet égard.
Il est dommage que les objectifs d’un revenu de base inconditionnel mentionnés dans la note n’en restent qu’à des éléments partiels, secondaires ou anecdotiques. Rien sur la simplification fiscale associée, ni sur le cumul avec d’autres revenus, ni sur les gains de compétitivité de nos entreprises, ni sur la réduction de la pauvreté, et surtout rien sur la liberté !
Conclusion
Est-il possible de répondre à la question posée par la note ? Peut-on défendre un revenu de base ?
Oui, en s’intéressant aux enjeux majeurs qu’il adresse, plus qu’à des points anecdotiques, en s’intéressant plus à l’éléphant qu’au siphonaptère qui baguenaude sur son occiput.
Citons quelques questions qui appellent un débat de fond, auquel le concept d’un revenu de base inconditionnel apporte un éclairage bienvenu :
- Comment éviter que des millions de de familles ne basculent dans la pauvreté ?
- Comment répondre en justice à la diversité des conditions initiales d’existence ?
- Est-il possible de renforcer le dynamisme économique d’un pays ?
- La richesse d’un pays est-elle totalement privée ou un bien commun de la communauté actuelle, en majeure partie hérité des générations précédentes ?
- Pourquoi notre système redistributif encourage-t-il la nuptialité des riches et décourage-t-il celle des pauvres ?
- Pourquoi l’aide financière apportée aux enfants varie-t-elle de 50 euro à plus de 400 euros par mois, selon le rang de l’enfant et les ressources des parents ?
- La complexité toujours croissante de l’Etat-providence est-elle compatible avec la Démocratie ?
- Les déficits des comptes publics et des organismes de sécurité sociale sont-ils soutenables ?
- Une pression fiscale supérieure à 45% est-elle supportable ?
Nous sommes curieux d’un échange sur ces questions avec Guillaume Allègre, prenant le pari que nous partagerons beaucoup de convictions et d’éléments d’analyse. Les points de divergence émergeront probablement au moment où il s’agira de définir des solutions concrètes.
Les promoteurs d’une forme ou l’autre de revenu de base inconditionnel ont ceci en commun qu’ils ne se résignent pas à l’inefficacité et l’injustice du monde actuel et explorent des voies concrètes de progrès. Comme citoyen, je fais le constat désolé que nombre d’experts préfèrent évoquer de vagues principes ou remèdes éculés plutôt qu’envisager les ruptures salutaires à la hauteur des enjeux de notre société.
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