Michel Trégou a présenté précédemment un texte baptisé Bref historique du distributisme. Continuant dans l’audace, voire dans l’outrecuidance, voici la suite plus particulièrement centrée sur le “distributisme” version Jacques DUBOIN.

La première fois que j’ai entendu parler des concepts dont ce texte se veut un modeste écho c’était en 1990, lors d’une randonnée dans le Haut Atlas Marocain et de la bouche de mon regretté ami Bernard M. Avec son ami Jean B. et quelques autres amis il nous avait expliqué un système économique où tout le monde toucherait une somme d’argent, de leur naissance à leur mort, sans contrepartie. Sans que le mot ne soit à aucun moment prononcé c’était, me semble-t-il, proche du “distributisme”, le même concept que j’ai indiqué en titre de ce texte. Différents penseurs ont théorisé ce concept. Pour ne pas vous noyer sous les détails et variantes je vais me limiter à résumer, ce que j’ai cru comprendre, de l’une des versions (le “distributisme” version DUBOIN) en la synthétisant en 5 points :

  1. L’Économie distributive est évolutive, rien n’est définitif, rien n’est figé. Les choix se font par des consultations démocratiques au niveau le plus proche possible des populations concernées. A noter que je parle “d’Économie distributive” le concept étant beaucoup plus vaste que “Revenu de base” et autre “Revenu d’existence”.
  2. Elle fonctionne à l’aide d’une monnaie distributive non thésaurisable, qui se détruit lorsque l’on s’en sert. Cette monnaie, créée par l’État (et non plus par les Banques comme de nos jours) est basée sur les biens et services disponibles. La masse monétaire est en permanence équivalente aux biens et services disponibles et non plus basée sur (presque) rien, comme à l’heure actuelle.
  3. La répartition des revenus s’effectue par un Revenu social (ou Revenu d’existence, ou Revenu universel, ou Revenu de base, appelez-le comme vous voulez) versé à tous de la naissance à la mort. Il représente l’usufruit du patrimoine, fruit d’une œuvre collective. Cette mesure, centrale, est destinée à dissocier le Revenu du Travail. Elle tend à lutter contre la raréfaction du travail humain que nous déplorons depuis longtemps et contre laquelle nous tentons de combattre par des mesures qui ont fait la preuve de leur inefficacité ces 40 dernières années.
  4. Comme il reste (et restera) malgré tout du travail à assurer il est partagé entre tout le monde, le temps de travail pour tous étant diminué. Le libre choix de son activité est garanti mais s’impose à tous sous forme, par exemple, d’un Contrat civique. Si des personnes refusaient (ce qui est la grande crainte de nombreux critiques de ce système) il pourrait être instauré, à leur usage, un Revenu Minimum de Non Insertion, dont le montant serait fixé par la collectivité.
  5. La propriété privée laisserait la place à la Propriété d’Usage selon des règles à définir.

Commentaires sur l’idée distributiste : “Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée”, écrivait Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize. En 1874, on pouvait faire passer ce souci de justice pour un rêve irréalisable, sous prétexte que supprimer la misère c’était forcément redistribuer la richesse, donc prendre aux uns pour satisfaire les autres. Il est temps de prendre la mesure du progrès des sciences et des techniques au cours du XXe siècle, et de comprendre que, puisqu’on sait produire à volonté, on a les moyens d’assurer une vie décente à tous, sans demander aux riches de faire des sacrifices, que de toute façon ils ne veulent pas faire pour la plupart (?).

De quoi s’agit-il ?

De produire ce qu’il faut, dans les meilleures conditions possibles, sans détruire l’environnement, ni compromettre l’avenir. De distribuer, (d’ou le nom “distributisme”), équitablement, les richesses produites afin que chacun puisse vivre, s’épanouir, se rendre utile, se cultiver, se sentir responsable, prendre part aux décisions. Ceci implique une double distribution, celle des tâches d’une part, et celle des richesses produites d’autre part. L’outil de gestion des ressources est évidemment la monnaie, dont le rôle doit être d’équilibrer les revenus distribués avec les richesses mises en vente. Or la monnaie actuelle a d’autres pouvoirs, qui rendent cet équilibre impossible. Il faut donc la remplacer par une monnaie créée à cette seule fin. Tout cela pourra se faire en partant du principe que tout citoyen a le droit de recevoir à vie des revenus suffisants, pourvu qu’il s’acquitte, pendant une partie de son temps, d’un devoir de participation, l’ensemble étant géré par l’intermédiaire d’une monnaie de consommation, gagée sur les richesses offertes.

Le murissement de l’idée distributiste : C’est au début des années 1930 qu’ont été dénoncées l’absurdité et l’injustice d’un système économique qui mène à “la misère dans l’abondance”. Analysant ce qu’on appelait la crise économique, il a été démontré qu’il s’agissait de la manifestation d’un véritable changement de civilisation décrit comme le passage de la “rareté à l’abondance”. Par ces termes , il n’était pas prétendu que la planète était devenue brusquement un vaste paradis, mais très précisément ceci : dès que dans un pays industrialisé on parvient à créer de plus en plus de biens et de services avec de moins en moins de main d’œuvre, le problème essentiel cesse d’être celui de la production ; c’est celui de sa distribution qui devient primordial.

Si cette mutation n’est pas maîtrisée, le chômage augmente en même temps que la production et la croissance élargit le fossé entre riches et pauvres.

La production n’a cessé de croître, la production mondiale par habitants – donc en dépit de la croissance démographique – a été multipliée par 2,5 entre 1960 et 1990. En 30 ans, la production alimentaire mondiale est passée de 2300 kilocalories quotidiennes par individu à 2700 – soit respectivement de 90% à 109% des besoins fondamentaux, et ceci avec un nombre d’agriculteurs en baisse. Cette production croissante a bel et bien été réalisée avec de moins en moins de labeur humain. En France, entre 1850 et 1997, le nombre d’heures de travail annuel d’un salarié est passé de 5000 à environ 1600. Plus généralement, le volume total d’heures travaillées a diminué dans tous les pays industrialisés ; en France il est passé de 40 milliards en 1973 à 35 milliards en 1994, soit une baisse de 12.5% en vingt ans.

Le système en place (redistributiste pour DUBOIN, nous pouvons l’appeler indifféremment, libéralisme ou capitalisme), n’a pas tiré parti de cette relève, de l’homme par la machine, pour supprimer la misère. Au contraire, l’idéologie dominante a utilisé les nouvelles techniques pour instituer la dictature de la finance sur l’économie. Les inégalités se sont accentuées. Chômage et exclusion, insécurité et violence, croissent dans le monde entier, y compris dans les pays les plus riches. Au lieu de la libération qui devenait possible, c’est une vraie régression sociale qu’on observe partout.

C’est donc bien la façon de distribuer le pouvoir d’achat en motivant toutes les activités par l’argent qui est à repenser. La monnaie, conçue comme le moyen de faciliter l’échange différé entre production et consommation, est devenue la finalité de toute entreprise. Bien qu’il soit encore présenté comme aussi immuable qu’une loi de la nature, le système économique qui aboutit à ces catastrophes ne règne que depuis environ deux siècles. Il repose sur le postulat libéral, hérité d’Adam SMITH (1723 – 1790), selon lequel l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, aussi égoïstes soient-ils.

Mais au lieu de mener au bonheur annoncé, il conduit au suicide collectif. Il est de plus en plus flagrant que le postulat libéral est faux. Les résultats sont éloquents : au plan mondial, entre 1960 et 1993, la part des 20% des habitants les plus riches de la planète est passée de 70 à 85% du PIB mondial, alors que celle des 20% les plus démunis diminuait de 2,3 à 1,4%, de sorte que 1,3 milliard de personnes vivent dans une situation de pauvreté absolue (avec moins de 1 $ par jour). Ainsi, en 1996, 358 personnes disposaient des mêmes ressources financières que les 2,3 milliards les plus pauvres du monde. En France, les revenus du patrimoine ont doublé (entre 1982 et 1995) tandis que la part des salaires dans le PIB a baissé de 9.1%.

Pour ne pas allonger trop ce texte je ne parlerai pas des méfaits de la mondialisation des marchés et des capitaux si ce n’est pour rapporter les propos de ce président de la Banque mondiale qui affirmait, en 1997, que la pauvreté et les inégalités dans le monde représentent “une bombe à retardement, qui, si nous n’agissons pas dès maintenant, explosera à la figure de nos enfants”.

Le système actuel est basé sur un échange précis, l’échange marchand qui se décompose en vente et en achat. La production crée la capacité de vente par les produits qu’elle fournit, et elle crée aussi la capacité d’achat par la distribution, directe ou indirecte, qu’elle fait des revenus. Or la production moderne donne naissance à une capacité de vente de plus en plus grande, tandis qu’elle crée une capacité d’achat qui va en s’amenuisant avec les suppressions d’emplois, le travail à temps partiel, etc…

L’ÉCONOMIE DISTRIBUTIVE PROPOSE D’ÉLARGIR L’ÉCHANGE, ENTRE, UN INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ. EN POSANT POUR PRINCIPE QUE : TOUT CITOYEN A, À LA FOIS, LE DROIT, TOUTE SA VIE, DE RECEVOIR DE QUOI VIVRE, ET LE DEVOIR DE PARTICIPER, SELON SES MOYENS, A LA VIE DE LA SOCIÉTÉ QUI L’ENTRETIENT.

Mais comment assurer la distribution du pouvoir d’achat si ce n’est plus par référence au travail ? A cette question les “distributistes” répondent : par référence à ce qui est offert à la vente, car la richesse à distribuer est celle qui est produite pour être consommée. À la monnaie capitaliste, les distributistes proposent de substituer une monnaie créée au fur et à mesure que cette richesse est produite, cette monnaie de consommation est un pouvoir d’achat qui ne sert qu’une fois : elle ne circule pas et ne peut pas produire d’intérêts.

L’économie distributive (version DUBOIN) repose donc sur 3 piliers : 

  • Le REVENU SOCIAL, versé à chacun, toute sa vie : c’est sa part d’usufruit d’un héritage commun.
  • Le SERVICE SOCIAL, qui est la participation de chacun aux tâches qui restent à faire.
  • La MONNAIE DISTRIBUTIVE, gagée sur les richesses produites, qui permet d’équilibrer production et consommation.

Se posent alors, inévitablement les questions de savoir quelles tâches devront être assurées pendant la durée d’un SERVICE SOCIAL, et si le REVENU SOCIAL doit être égal pour tous. DUBOIN penchait pour l’égalité des droits économiques “puisque le labeur humain, disait-il, conjugué aujourd’hui avec l’outillage dont on dispose, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel au labeur. Comment dans ces conditions discriminer la part qui revient à chacun ?” Toutefois, toujours d’après DUBOIN,

L’égalité économique absolue de tous n’est pas indispensable à l’économie de l’abondance. Il est possible de prévoir, surtout dans les débuts, tel ou tel mode de distribution avantageant, par exemple, l’ancienneté, les aptitudes, la responsabilité, la collaboration intellectuelle, etc…”

La première décision à débattre est : qui va faire quoi et avec quels moyens ?

C’est dans le Contrat civique que sera défini, pour une période donnée, la participation de chacun à la vie de la société. En ayant l’initiative de cette définition, chacun pourra organiser sa vie selon ses aspirations et ses aptitudes, et aussi les moyens disponibles et les besoins des autres.

En attendant que tout le monde soit d’accord pour l’égalité des droits économiques, ce qui par parenthèse risque de prendre un certain temps, c’est le contrat civique qui permettrait d’établir, démocratiquement (?), la plus grande équité possible. On peut, par exemple, décider de séparer en deux la masse de pouvoir d’achat à répartir. Qu’une partie en constitue le REVENU SOCIAL, égal pour tous, et que l’autre partie soit distribuée en REVENUS PERSONNALISES, définis dans les contrats civiques.

Le projet de société alternative imaginé par DUBOIN permet, d’après lui, d’étendre la démocratie à l’économie. Cette façon très nouvelle de s’organiser pour mieux vivre ensemble bouleverse, certes, nos habitudes acquises dans un système où l’idéologie libérale s’est imposée. Inculquée dès l’enfance, notre idéologie de la compétition est née à une époque où les biens produits étaient rares. Mais la “grande relève de l’homme par la machine” qui a eu lieu dans les connaissances et dans les savoirs-faire nous offre aujourd’hui la possibilité de vivre libérés de nombreuses tâches matérielles et d’avoir accès à d’autres activités. Inventons donc d’autres relations sociales : que la production soit assurée en utilisant au mieux les technologies les plus performantes, et qu’elle soit équitablement distribuée. Tel est bien le credo des DISTRIBUTISTES et à les entendre TOUT LE MONDE a quelque chose à gagner dans ce changement de société.

Par la mise en place de conseils économiques et sociaux décentralisés, l’économie distributive instaure une démocratie participative dans la vie économique, en conciliant individualisme et responsabilité de chacun avec la prospérité de l’ensemble de la société. L’économie distributive ne supprime pas le marché. Par la discussion publique des contrats , elle le remet à sa place : l’échelle humaine. Elle rend au marché son rôle essentiel : confronter les besoins des uns avec ceux des autres, comparer les demandes avec les moyens de les satisfaire. La course vers une croissance mythique y fait place à la recherche permanente d’un optimum, respectueux de l’homme et des grands équilibres écologiques.

BIEN SUR, MAIS ÉTAYÉE SUR DES RÉALITÉS, L’ÉCONOMIE DISTRIBUTIVE EST ÉMANCIPATRICE. C’EST UN HUMANISME.

En guise de conclusion…

J’ai choisi de présenter le distributisme “version DUBOIN”. Il existe, autour de Jean-Paul LAMBERT, comme de Charles LORIANT d’autres personnes qui défendent des thèses voisines. Les principales actions de ces différents groupes (plutôt “confidentiels”) me paraissent être : l’actualisation des thèses distributistes, la diffusion de ces idées ainsi que la mise au point de démarches crédibles pour passer du Redistributisme (que nous appelons plutôt “capitalisme” ou “libéralisme”), au distributisme. Les trois questions principales que posent les thèses distributistes me semblent être :

  1. Sommes-nous en accord avec le diagnostic des distributistes sur les travers de notre société “redistributiste” ?
  2. Le “distributisme” peut-il se mettre en place en évitant le risque d’aboutir à un totalitarisme ?
  3. Pouvons-nous faire l’effort de réfléchir aux moyens de passer du “redistributisme” au “distributisme” ?

En effet, il me semble que limiter la discussion à démonter l’aspect utopique de la solution “distributiste” serait de peu d’intérêt. J’avoue, pour ma part, préférer imaginer ce qui pourrait se passer si ça pouvait marcher, et comment faire pour que « ça » marche…

En guise de Post scriptum

1) Ce texte (et le précédent) est la “compilation” (au travers du prisme sans doute déformant) de ce que j’ai compris depuis mes contacts avec Bernard M. et mes lectures des œuvres de :

2) Pour être juste ce texte aurait plutôt dû être écrit par Marie-Louise DUBOIN, beaucoup plus qualifiée que moi pour expliquer le “distributisme” et Jacques DUBOIN. Je lui en adresse d’ailleurs la copie, en espérant sa bienveillance pour mes (éventuelles ?) erreurs. Tout ça pour dire que je ne me sens pas capable de soutenir de longues discussions byzantines (ou pas) sur tel ou tel point de mon exposé…

Michel Trégou