Hito ce matin ne voulait pas se réveiller, pourtant il fallait bien que j’aille au travail. Pour une fois que j’avais décidé de m’y mettre ! J’avais envie d’un logement plus grand pour y poser toutes ces toiles qui s’entassaient dans l’entrée. J’avais beau en vendre quelques-unes de temps en temps, on finirait bientôt par ne plus pouvoir entrer dans le salon. Ma chienne était sur mes jambes, comme pour dire que je lui appartenais tout entier. En voilà une qui s’était un peu trop habituée à la situation !

Je l’avais adoptée peu de temps après mon emménagement dans la zone des “sans travail”. J’étais allée la chercher à la SPA de Nantes. On m’avait dit que c’était bien d’avoir un chien quand on choisissait d’appartenir aux “sans” ; les journées étaient longues sans rien faire. Ce “on”, c’était la secrétaire de mon quartier, celle qui contrôle les statuts des citoyens. On avait juste le droit de faire quelques ventes d’objets anciens ou quelques créations, mais il y avait un quota, il ne fallait pas non plus que l’on gagne plus que ceux qui travaillaient !

Lorsque j’avais demandé ce statut il y a un peu plus de deux ans, il était déjà en place depuis 2068, soit maintenant un peu plus de vingt ans. J’avais grandi quasiment avec. À vingt-cinq ans, j’étais heureux de profiter de cette nouvelle politique après trois années de travail.

Mes parents ne voulaient pas en bénéficier, ils avaient grandi avec le travail salarié comme valeur. Il fut donc difficile pour eux d’accepter que je rejoigne les rangs des “sans travail”. Pour ma part, je ne pensais pas que j’étais sans travail, je travaillais autant que lorsque je contrôlais les budgets de la société d’état des eaux. Non, au contraire j’étais très occupé, je gagnais moins, certes, environ un peu plus de la moitié de mon ancien salaire – c’est d’ailleurs pourquoi je m’étais installé dans ce quartier – mais au moins, j’étais libre de créer comme je voulais. Enfin, ma liberté s’arrêtait à mon envie de déménager. Pour créer, il me fallait plus de place, pour avoir de la place il fallait que je déménage, pour déménager il fallait que je reprenne un travail fourni par l’État.

Il n’y avait plus de grandes industries comme il y a cinquante ans, tout ça avait disparu en même temps que tous ces milliers d’hommes et de femmes décimés par les quatre pandémies de ces cinquante dernières années. La situation avait été si critique que la majorité des entreprises n’avaient pu se relever. Un recentrage des activités sur les biens essentiels, la culture et les services à la personne était devenu nécessaire. Mais il n’y avait pas assez de travail pour tout le monde, d’autant que la quasi-totalité des entreprises étaient robotisées. Il y avait un peu plus de possibilités dans les services à la personne, mais peu de volontaires. Il fallait que l’État déploie de nombreux avantages pour qu’il arrive à embaucher. Heureusement que les “sans” avaient droit à quelques heures de services domestiques pour palier aux carences ! Il y avait aussi les professionnels de la culture, mais tout le monde ne pouvait accéder à ce statut, même si, de ce que m’avaient dit mes parents, cette catégorie professionnelle s’était formidablement développée en quelques années.

Aujourd’hui je savais pouvoir aller au-delà des deux ventes de tableaux par semaine autorisées et obtenir mon statut d’artiste, mais pour cela il fallait que je sois visible, et pour être visible il fallait que je déménage. Le revenu universel de base suffisait pour s’offrir le minimum vital dont nous avions besoin et quelques biens culturels, mais son montant était insuffisant pour louer un autre appartement.

Ce matin, j’avais donc décidé d’aller voir notre secrétaire de quartier pour demander un changement de situation. J’espérais qu’il resterait quelques emplois en adéquation avec mes compétences. J’avais approfondi mes études pour m’offrir le plus de chances possibles. Beaucoup de mes camarades avaient eux abandonné en route, sachant que le revenu universel était là pour assurer leurs subsistances. Chez les “sans”, la solidarité était très importante, beaucoup plus que dans les zones pavillonnaires où les gens étaient des travailleurs de l’État. Tout comme mes parents, ils avaient conservé l’esprit ”premiers de cordée“ du début du siècle. Mais les “sans travail” étaient malgré tout bien intégrés, nous pouvions profiter des mêmes lieux, avoir accès aux mêmes spectacles, évidemment moins souvent que ceux qui travaillaient, et peut-être n’avions nous pas les derniers objets à la mode, mais nous avions le troc, et l’un dans l’autre, cela nous convenait plutôt bien. Le seul problème, c’est que nous ne nous côtoyions que dans ces moments-là. Impossible pour un “sans” d’être logé au même endroit qu’un “avec”, il ne fallait pas exagérer non plus, m’avaient dit mes parents. Alors nous, les “sans”, étions cantonnés au centre des villes, dans des appartements qui avaient pour beaucoup été cloisonnés afin de loger tous ces sans emplois, plus de soixante-cinq pour cent de la population quand même ! Seuls les grands logements étaient réservés aux familles nombreuses et l’espace commençait à manquer. Depuis l’époque des cloisonnements, les couples seuls et les célibataires n’avaient plus droit qu’à des studios. Je n’étais pas prêt à me marier pour y avoir accès, trop jeune, et trop indécis sur mon avenir. Que serait-il arrivé si j’avais épousé une fille des “sans” et que je repartais avec les “avec” comme maintenant ? Nous n’aurions pu vivre ensemble. Ce n’était pas envisageable. J’avais encore le temps. D’abord m’occuper de trouver un travail, je déciderais après. Voici toutes les réflexions qui me trottaient dans la tête, lorsque je poussais Hito de mes jambes pour me rendre à cet entretien que j’avais demandé à la secrétaire de la préfecture de mon quartier.

« Bonjour, entrez Monsieur Birchand, je vous attendais ». La secrétaire m’accueillit avec plein de sollicitude, j’étais sa perle rare de la journée, enfin un travailleur ! Je souris en entrant dans son bureau. « Asseyez-vous jeune homme. J’ai consulté votre dossier, vous avez acquis des compétences intéressantes que nous pouvons exploiter, que penseriez-vous d’un poste de contrôleur comptable auprès de la firme étatique Amazonia ? Ses responsables vous offriront en plus du paiement complémentaire horaire : un logement, les repas du soir – vous prendrez ceux du midi chez eux, vous aurez les protections santé maximales, une aide à domicile gratuite pour vos tâches quotidiennes et l’entretien de votre animal, cela représentera des ressources deux fois et demie supérieures à celui d’un “sans”, qu’en pensez-vous ?

— Pour combien d’heures de travail ? En fait, je souhaite aussi exploiter ma passion et tenter d’en vivre, il me faut donc du temps libre.

— Je comprends Simon, je peux vous appeler Simon ? » J’acquiesçais. « Vous savez jeune homme, vous capitaliserez plus avec un travail à plein temps. Un quarante-cinq heures vous assurera une retraite dans des zones du pays qui sont tout à fait merveilleuses pour commencer une autre vie. L’État s’occupera de tout, vous coulerez des jours heureux comme aucun des “sans” ne pourrait l’imaginer. Tout vous sera accessible, vous n’aurez qu’à vous distraire. N’est-ce pas merveilleux ? »

J’avais entendu parler de ces zones, et à vrai dire, elles ne m’inspiraient pas tant que ça. Il se disait que des retraités y mourraient d’ennui malgré les agréments qu’on leur offrait. Non, je n’avais pas envie de capitaliser. Avec un vingt-quatre heures je perdrais le droit au service à domicile et au repas du soir, mais à vrai dire cela m’était égal, chez les “sans” nous faisions tout, tout seuls. « Merci Madame la secrétaire mais je préfère un vingt-quatre heures, je tiens à mes projets artistiques. »

Elle parut un peu contrariée, il est vrai que la main d’œuvre était rare, mais rien n’était fixé dans l’acier, je pourrais revenir. Aussi, elle chercha pour moi les places disponibles en fonction de mes compétences. « J’ai des offres en contrôle de distribution de courrier, contrôle de nettoyage de la cité, ou contrôle en surveillance de caisse.

— La surveillance de caisse m’ira très bien, je commence quand ?

— Demain, après votre installation dans le logement que nous vous attribuons pour ce poste. Un trois pièces cuisine, voulez-vous que l’on vienne vous déménager ? » J’allais dire non quand je pris conscience que chez les “sans”, il n’y avait pas de véhicules adaptés. Nos biplaces et nos vélos ne pourraient transporter mes affaires, Hito et mes toiles. J’acceptai donc son offre. Un rendez-vous fut pris pour le début d’après-midi. Je me dépêchai donc de rentrer chez moi pour organiser mon départ. Je savais que j’aurais peu de choses à faire, la firme s’occuperait de tout, mais je ne voulais pas devenir assisté et je voulais aussi prendre part à ce travail. La secrétaire me raccompagna à la porte, ravie d’avoir fait entrer un autre travailleur chez les “avec”, et en retirant de mon cou le badge puce indiquant mon appartenance aux “sans” elle me renouvela sa proposition première. Je pourrais la contacter quand je voulais, les contrôleurs de caisse étant plus faciles à trouver que les contrôleurs comptables. Elle me proposa même de financer des études pour évoluer, je pourrais alors avoir un poste de contrôle dont les horaires complémentaires au revenu de base seraient triplés, n’était ce pas une belle perceptive ? Je me dis qu’ils devaient vraiment avoir des problèmes de personnel pour insister autant. Il faut dire que la poursuite des études n’attirait toujours pas la jeunesse. Seuls les passionnés du travail persévéraient. Et cela s’expliquait de mon point de vue, parce que le travail proposé devenait de moins en moins intéressant. Je lui promis de réfléchir et la quittait le cœur léger, j’allais enfin pouvoir avoir un logement plus grand.

Cela faisait maintenant trois mois que j’avais commencé mon emploi. J’avais une belle petite maison à deux kilomètres du centre ville de Nantes. Le jardin était grand, Hito y gambadait avec plaisir. Mon emploi du temps me permettait de consacrer la moitié de la semaine à mon art. J’étais ravi. Mes parents aussi, nous avions l’occasion de nous voir maintenant plus souvent depuis que j’avais les moyens de financer le carburant solaire. Le véhicule m’avait été prêté à la fin des dix jours d’essai pour me remercier de ma fidélité. J’avais pu m’acheter alors les grandes toiles que j’avais mises dans une des chambres qui me servait d’atelier. Je me sentais enfin libre et installé. J’envisageais enfin de trouver une petite amie. À la différence des quartiers du centre-ville où nous nous réunissions souvent les uns chez les autres – nous n’avions pas les moyens d’aller dans les pubs tous les jours – ici, je ne voyais presque personne. Je devais donc soit retourner au quartier, mais je ne me sentais plus faire partie de ce monde, soit il fallait que je me trouve de nouveaux amis. C’est donc ce que j’entrepris.

C’est à la fermette en goguette, à trois kilomètres de chez moi, que je choisis de me rendre ce week-end là. Nous étions en été, une invitation m’avait été envoyée sur ma tablette murale m’indiquant que la fête annuelle de l’établissement donnait lieu au plus grand rassemblement de la région. Je ne voulais donc pas la rater.

Je choisis mon plus beau costume de lin et après m’être rasé de prêt – une des différences avec ma vie d’avant, les rasoirs au troc coûtaient tellement chers que nous ne nous rasions qu’une à deux fois l’an – je pris mon véhicule pour me rendre à la fermette.

Bien que je fusse habitué avec les “sans” à participer à des rassemblements – nous faisions souvent des fêtes de rues après les journées bihebdomadaires d’échanges – j’eus presque un sentiment de panique au sein de cette foule. On aurait dit que tous les “avec” de la région s’étaient donné rendez-vous dans cet endroit. Et en lieu de fermette, c’était plutôt une immense propriété. Le château et ses dépendances étaient imposants. Je n’avais jamais vu une chose pareille. À part dans les bouquins d’histoire lorsque j’étais adolescent. Jamais je n’aurais pensé y avoir accès. Bien que mes parents aient toujours été des “avec”, nous n’avions jamais visité un tel lieu. Maintenant ces lieux étaient ouverts à tous – enfin, aux “avec” et sur invitation. Il fallait bien motiver les troupes !

Il y avait foule aux entrées de chaque bâtiment, des acrobates s’amusaient avec les invités pour les faire patienter. À l’écoute des musiques qui sortaient des bâtisses, je compris qu’il y en avait pour tous les goûts. Je vis même dans le parc un ensemble d’acteurs qui nous faisaient signe pour entrer sous un chapiteau. Tout à coup, le son d’un hautbois vint me susurrer à l’oreille, il venait du château, je décidais d’y commencer ma soirée.

J’entrai dans le château et me dirigeai au son de la musique, je reconnus une valse Hongroise ; elle revenait en force cette année. Je préférais les groupes de rock mais ce n’était pas le genre des “avec”. Le rock, c’était devenu démodé, ce style était laissé aux “sans”. Seuls le classique et le jazz considérés comme des musiques populaires étaient entendables pour les “avec”. Avais-je un moment de nostalgie ? Je me surpris à repenser à ces soirées de débauche dans les bars de mon quartier, les rires et les embrassades, rien de tel ici. Les couples que je commençais à voir au bout de ce grand couloir semblaient danser avec le plus grand sérieux. J’eus presque envie de faire demi-tour. Pour la première fois, je me sentis mal à l’aise. Jusqu’alors, les pubs que j’avais côtoyés étaient plutôt calmes, et je voyais peu de monde lorsque je faisais mon job de contrôleur de caisse ou lorsque je peignais. Sans doute était-ce cela, je n’avais plus l’habitude des gens, me dis-je pour me rassurer.

Un androïde vint me proposer un breuvage que j’acceptai volontiers. Avec mon verre je parcourais l’allée qui entourait la grande salle, elle était délimitée par des colonnes. Je constatais que je n’étais pas seul à m’y promener. L’atmosphère était étrangement calme. Je faillis rebrousser chemin lorsque mon regard fut attiré par une jeune fille qui était assise sur une chaise près d’un des piliers. Elle avait un visage particulièrement doux et j’eus envie de faire sa connaissance.

« Bonjour Mademoiselle, je m’appelle Simon, c’est la première fois que je viens ici, et je vais m’asseoir comme vous car je me sens comme un extraterrestre qui viendrait de débarquer, puis-je vous tenir compagnie ? » Comme elle me sourit sans me répondre, je pris cela pour un oui, et allai chercher une chaise dans la salle. Je m’assis en face d’elle mais un peu de coté pour ne pas l’importuner.

« Je m’appelle Kate, c’est la sixième fois que je viens ici, et je me sens toujours comme une extraterrestre. Et vous pouvez me tenir compagnie si vous le voulez, mais rien ne dit qu’elle va me plaire. » Elle me sourit de nouveau, au moins ça !, et retourna la tête pour regarder les danseurs.

Ils dansaient tous de la même manière, il semblait y avoir un concours de costume car je n’en avais jamais vu d’aussi beaux, j’en fis la remarque à Kate. « On peut dire ça, il faut bien que les travailleurs acharnés montrent leur valeur à travers leurs achats ! ». Elle avait dit cela d’un air sarcastique qui m’intrigua. « Pourquoi êtes-vous si amère ? C’est le jeu après tout…

— Vous trouvez ? Regardez-les, vous trouvez qu’ils ont l’air de s’amuser ? Et vous d’ailleurs, pourquoi n’allez-vous pas danser ?

— J’allais vous le demander, acceptez-vous ?

— Non merci, ce n’est pas ma place !

— Comment ça votre place ?

— Je fais un extra, je suis retoucheuse. Si la robe de celle qui m’emploie se déchire, et que je ne suis pas là pour la réparer, je ne pourrais pas être payée. »

Je la regardais un peu gêné, je venais de me rendre compte que c’était une “sans”. Sous son col, je voyais le badge. « Vous êtes de quel quartier ?

— Du quartier des pinsons.

— Je ne savais pas que vous pouviez venir dans ce lieu !

— J’ai un laisser-passer, et je fais moins de douze heures semaines, j’ai donc le droit d’être ici ! » me dit-elle en me toisant.

Je me retins de sourire car elle était encore plus charmante ainsi. « Bien sûr, pas de soucis, vous connaissez le quartier des abeilles, c’est de là que je viens. » Et nous nous mîmes à échanger sur sa communauté et la mienne. Nous constatâmes que nous avions des amis en commun, dont l’un qui faisait gaffe sur gaffe, en parlant de lui, nous partîmes d’éclats de rire, qui parfois furent accueillis par des regards noirs. Mais il n’était pas interdit de rire.

Au bout d’une demi-heure nous fûmes dérangés par son employeuse qui avait déchiré le bas de sa robe. Kate et cette femme partirent dans une pièce adjacente puis revinrent une vingtaine de minutes plus tard, la femme courra presque pour rejoindre le bal qui battait son plein. Son compagnon ne l’avait pas attendu et dansait avec une autre. Furieuse, elle prit Kate par le bras, et lui intima l’ordre de partir avec elle. Je ne pus que la regarder s’éloigner, un peu désespéré. C’est ainsi que pour moi la soirée se termina, je me sentais toujours aussi mal à l’aise dans cet univers, et ce que je venais de vivre m’avait enlevé le goût de m’amuser.

Les semaines avaient passé, je continuais mes deux activités. Je vendais maintenant plus de tableaux et avais acquis mon statut de professionnel. Pourtant je n’éprouvais pas plus de satisfaction. Mes parents m’encouragèrent à changer de thématique picturale, peut-être que le réalisme me motiverait plus. Je commençais donc une série de toiles sur les zones résidentielles. Je partais des après-midis entières dans les campagnes où poussaient les pavillons des “avec”. Je constatais combien étaient faibles les interactions entre eux, heureusement qu’il y avait le château pour les divertir. J’y étais retourné quelques fois, mais je n’avais plus revu Kate.

Après avoir peint une série d’une douzaine de toiles, je les exposais dans ma cave pour mieux les voir. Je fus alors surpris de leur ressemblance, mais surtout de ce gris et blanc qui les composait. Je m’assis sur le sol, une angoisse au ventre. Comment continuer à vivre dans cet endroit ! L’explosion de couleurs des quartiers des “sans” commençait sérieusement à me manquer. Je n’étais pas heureux. C’était une évidence.

C’est ainsi qu’au bout de deux années et plusieurs jours à retourner ce constat sans cesse dans mon esprit, je retournais chez la secrétaire qui m’avait placé et demandais ma réaffectation chez les “sans”. Tout ce qu’elle tenta pour me décourager – me donner les attributs des plus de vingt heures, me placer sur la liste des jeunes à marier, m’offrir un voyage autour du monde lors de la prochaine croisière – n’y fit rien, je voulais rentrer chez moi. Tant pis pour Kate, tant pis pour les toiles que je ne ferai pas, de toute façon j’avais perdu l’inspiration.

Je trouvai un petit studio en rez-de-chaussée avec un cagibi attenant grâce à l’argent qu’il me restait. Je pouvais y ranger mes toiles. J’avais pu louer un camion pour mes affaires, mais cette fois, il avait fallu payer, et cher ! Il me restait donc tout juste de quoi me nourrir avant le prochain versement, mais je savais qu’ici en allant aux bonnes tables organisées dans chaque maison collective de quartier, je me sustenterais. Je m’y rendis donc le lendemain de mon arrivée avec Hito, qui était elle aussi heureuse de retrouver la vie trépidante du quartier.

Lorsque j’entrai dans la maison collective, j’entendis des éclats de voix venant de l’arrière-salle. Les conversations de la pièce commune les couvraient difficilement. Cela ne correspondait pas trop à l’ambiance du lieu, ici, nous avions appris à partager et coopérer entre nous. Parfois, quelques individus un peu différents venaient semer la pagaille, mais le collectif arrivait toujours à les rassurer et les intégrer. Même dans les couples, les colères étaient rares. Il n’y avait plus de problème d’argent avec le revenu de base et ce qui construisait une partie de l’identité du travail, le pouvoir, n’avait plus lieu d’exister chez les “sans”. Ici nous étions tous égaux, quoi que nous fassions. Je terminais mon café quand un claquement de porte me fit me retourner. La tasse suspendue, je regardais ébahi Kate traverser d’un pas énergique la pièce. Je la vis souffler. Elle semblait avoir besoin de se calmer. Je lavai ma tasse et la rejoignis. Au début elle sembla ne pas me reconnaître. Je lui tendis une pastille tranquillisante que j’avais gardée dans une de mes poches. Je sentais qu’elle en avait besoin. Chez les “avec” nous avions le droit à un sachet de pastilles par semaine pour nous apaiser lorsque nous nous sentions trop tendus. Elle le prit et me reconnu enfin. « Mais c’est toi ? Simon ! Que fais-tu ici ?

— Et toi ?

— Je suis chez les “sans”, tu ne te souviens pas ?

— Si, mais je voulais dire, ici ? Tu es de ce quartier maintenant ?

— Non, enfin, oui, mon frère, je viens voir mon frère et des amis. Et toi ? » Je lui racontai brièvement ces derniers mois, elle me sourit, elle semblait heureuse de me savoir plus épanoui ici que chez les “avec”.

« Tu vas bientôt retourner à une soirée pour t’occuper des riches vêtures ? Si c’est le cas, je serais ravi de venir avec toi, je pourrais exposer quelques toiles, on partagera le coût du transport. » Maintenant que je l’avais retrouvée, je ne voulais pas la perdre.

— Merci Simon, mais je ne suis pas certaine d’y retourner, je n’en peux plus d’être à leur disposition, je finis par être dégoûtée de mon métier. J’aimerais bien ouvrir une échoppe, mais ici, je ne peux que faire des choses très simples. Je ne peux laisser aller ma créativité et je n’ai pas les moyens d’acheter les étoffes qu’il me faut, et là bas, je n’ai aucune envie de travailler de belles étoffes pour ces gens qui ne trouvent du plaisir qu’une fois par semaine en se pavanant. Tu ne trouves pas cela étrange ! Nous habitons les mêmes villes, les “sans” et les “avec”, mais nous avons l’impression d’être des étrangers. On le devient même parfois avec nos familles. Avec le revenu universel ils ont réussi à gommer de nombreux problèmes de la vie d’avant, plus de racisme de peau, plus de misère, on est tous éduqués un minimum, moins de délinquance puisque nous avons tout ce qu’il nous faut, même de l’occupationnel pour que l’on ne s’ennuie pas, un peu de liberté d’entreprendre, même si cela ne change pas fortement notre vie, mais voilà, il y a les “sans”, et il y a les “avec”. »

Je la regardais, elle parlait avec conviction et emportement, je n’avais jamais vraiment pensé à cela, mais je partageais son point de vue, il n’y avait qu’à voir la relation que j’avais avec mes parents, ils n’étaient même pas venus pour m’aider à déménager. Je dis alors : « Effectivement, même avec la famille. Les miens ont très mal pris mon retour ici. Je ne sais pas quand je vais pouvoir les revoir.

— Oui, nous perdons l’affection des nôtres, il faut que l’on change cela.

— Comment ? Nous n’avons aucun pouvoir ici, c’est tout juste si l’on nous accorde le droit de voter tous les dix ans pour élire nos chefs de quartiers. Alors sur le plan national, n’en parlons pas, je me suis résigné, mais, oui, il serait bien que cela change.

— Viens avec moi, je vais te présenter ». Je la regardai intrigué. Elle me fit signe de la suivre dans l’arrière-salle. Là-bas, j’y reconnu certains de mes camarades, mais aussi beaucoup d’autres que je ne connaissais pas.

« Voici Simon, dit Kate, vous l’acceptez ? » Ils me demandèrent d’exposer mon point de vue, et je repris ce que ma conscience récemment éveillée venait de me faire comprendre. Je parlai beaucoup de ces liens affectifs qui s’étaient rompus entre les membres de chaque camp. Mon discours plut, je fus accepté. Chacun à son tour m’exposa ses motivations pour un autre monde, cela prit un certain temps car nous étions plus d’une trentaine de garçons et filles, jeunes et moins jeunes, dans la salle. Certains, bien que reconnaissant l’intérêt du revenu universel de base, considéraient qu’il n’était pas assez élevé. Il donnait une dignité, mais pas de quoi vraiment profiter de tout ce que la vie pouvait offrir. Non pas qu’ils voulaient des fortunes, mais l’écart entre ce que pouvaient obtenir les “avec” et eux-mêmes était encore trop important. D’autres considéraient que les “sans” devenaient les esclaves des “avec”. Car pour pouvoir s’offrir par exemple des vacances, nombre d’entre eux rendaient des services domestiques aux “avec”. Ils voulaient aussi une meilleure considération financière quel que soit le travail réalisé. Pour eux, contrôler une action n’était pas plus compliqué que d’être personnel à domicile. Tous les présents signifièrent par des applaudissements leur approbation. Kate intervint. « Nous en avons déjà parlé, si nous faisons cela, ce sera comme avant. Qu’il y ait des paliers, pourquoi pas, après tout, mais pour moi notre priorité c’est de pouvoir nous réconcilier, nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi cloisonnés. Moi j’ai envie de campagne, pourquoi ce seraient les “avec” qui y vivraient en priorité, pourquoi ?

— Mais, dit la jeune fille à coté d’elle, si nous nous dispersons, nous allons perdre toute notre communauté, tout ce que nous avons construit. Nous deviendrons des étrangers entre nous, comme ils le sont devenus avec nous et entre eux.

— Je ne suis pas d’accord, nous pouvons nous organiser avec les moyens technologiques pour ne pas nous perdre de vue, reprit Kate. Et puis, nous devons pouvoir passer plus facilement d’un statut de “avec” à “sans”, sans que l’on ait peur du regard de l’autre. Je trouve que nous sommes là aussi beaucoup trop cloisonnés, nous ne sommes plus libres, vous ne le voyez pas ? ». Kate commençait à avoir les joues rouges, et moi je commençais à comprendre pourquoi elle était sortie en colère. Tous ne semblaient pas partager son point de vue, je sentais qu’elle voulait aller au front, je savais aussi qu’elle n’avait pas tord, quelque chose n’allait pas, et il fallait changer cela. Je voulais être libre de créer, de danser, de m’amuser, de voir mes parents, et ne pas avoir l’impression de quémander auprès des secrétaires de quartier.

« Je te suis Kate, mais comment faire ? » Oui, comment ? semblaient-ils tous dire en la regardant fixement.

Après un long silence, où chacun semblait plonger dans ses pensées, Kate reprit la parole : « Il faut monter des groupes dans toutes les villes, il faut se rassembler, nous sommes plus nombreux qu’eux, il faut faire pression. Ils n’ont pas tous des androïdes pour les servir. Ils sont tellement habitués à ce que les “sans” soient leurs larbins qu’ils ne savent même plus se faire à manger eux-mêmes, ce sont des assistés du quotidien, c’est là qu’on peut faire pression. Je suis certaine que l’on trouvera des “avec” domestiques qui rejoindront notre cause. Organisons-nous ». Tous validèrent ce plan.

Ce fut alors, au cours des semaines suivantes, la création de petits groupes de travail qui se répartirent les contacts à prendre chez les “sans” et chez les “avec”. Simon et Kate travaillaient ensemble sur la ville de Paris. Tous étaient pris d’une frénésie liée à l’espoir de compter pour l’histoire, ils allaient réunifier les deux clans.

Il fallut plusieurs mois pour monter un plan national de soulèvement, mais cela fut moins compliqué que ce qu’ils avaient imaginé, car la majorité des “sans” des villes de France partageait leurs sentiments. Leur montée en force passa tout d’abord par les rencontres avec leurs élus. Bien que ceux-ci comprissent leurs revendications, ils ne pouvaient les aider, mais ils s’engagèrent à en parler à l’équipe dirigeante élue par les “avec”. Les “sans” attendirent plusieurs semaines, sans qu’aucun signe de prise en compte de leurs revendications ne leur parvint. Au contraire, les contrôles des sorties des centres-villes furent plus nombreux sur le territoire. On les fouillait lorsqu’ils se rendaient à leurs petits boulots, où dans les espaces culturels. Des changements se firent aussi sentir chez les employeurs d’État, ceux-ci devinrent plus durs avec eux. Face à ces constats, la résistance se mit en place dans toutes les villes. Ils affûtèrent leur communication, se penchèrent sur les attaques numériques, d’autres utilisèrent leurs dons d’acteurs pour monter des scénarios crédibles auprès des secrétaires de quartier afin d’obtenir des postes stratégiques. La prise du pouvoir, le changement se ferait par le contrôle des contrôleurs, s’étaient-ils dit.

Ce que les “avec” avaient oublié, c’est que beaucoup de “sans” avaient été formés et étaient tout aussi intelligents qu’eux, sauf qu’ils avaient occupé leur temps à d’autres activités. Le changement prit encore plusieurs mois, mais les “sans” n’étaient pas pressés, il fallait qu’il se fasse le plus en douceur possible. D’abord, ce fut l’industrie qui tomba entre leurs mains, les centrales solaires n’obéissant plus aux “sans”, puis ce fut au tour des chaînes automobiles, puis des services. Les “sans” avaient reprogrammé les machines omniprésentes pour s’arrêter et repartir en dépit du bon sens. Les “avec”, dépassés par la cacophonie qui en résulta, durent retrousser leurs manches pour palier aux carences des machines. Ils furent vite exténués. La police chercha les hackers, mais ils ne les trouvèrent pas. Les boucliers que les “sans” avaient inventé pour empêcher qu’on ne les découvre nuisirent à leur recherche. Les secrétaires de quartier disparurent bientôt : il n’y avait plus assez de personnel dans les usines, elles furent donc embauchées. Parce qu’elles avaient eu une fonction importante, et pour les motiver, l’État augmenta le coût des heures complémentaires. Il fit de même pour les métiers domestiques que certaines avaient rejoint dans les cantines collectives. Il advint qu’il n’y eût plus de métiers nobles. Il fallait bien que les gens mangent. C’est ainsi que petit à petit, au revenu universel de base, l’État ajouta des bonus financiers non plus en fonction du métier mais en fonction du temps passé. Et pour l’égalité de traitement, il fut refusé que le temps de travail dépasse les trente heures par semaine pour que tous puissent avoir le choix de s’investir au nombre d’heures qu’ils souhaitaient et quand ils le voulaient. Progressivement les “sans” vinrent aider les “avec” qui se trouvaient débordés et de moins en moins condescendants. Ils étaient heureux de trouver du soutien dans leurs tâches. La frontière entre les “sans” et les “avec” devint de plus en plus ténue, aussi, après concertation avec les initiateurs du mouvement, les hackers des “sans” remirent les machines en marche. Cela soulagea tout le monde.

Maintenant que les relations étaient fluides entre chaque groupe, ils se mirent d’accord pour que le revenu universel de base soit augmenté afin que tous puissent profiter selon leur volonté des activités proposées mais aussi que chacun puisse habiter là où il en avait envie. Les capitaux des anciennes entreprises avaient été réinjectés dans la robotique, et l’État avait encore suffisamment de stocks financiers pour pouvoir répondre à cette demande généralisée. On assista alors au bouleversement. Une grande majorité des citoyens choisit de travailler pour l’État deux jours par semaine, et pour lui-même ou sa communauté deux autres jours. Les trois derniers, ils les utilisaient pour s’instruire, se divertir, prendre soin d’eux. Le mot “travail” avait trouvé son autre sens, il s’appliquait à toute activité, quelle qu’elle soit et pour qui qu’elle soit. La société entière en fut apaisée.

Cela faisait maintenant quatre ans que Simon et Kate avaient eu leur premier enfant, ils habitaient dans la maison des parents de Simon, qui eux étaient partis dans le logement de leur fils en ville. Trop âgés, ils pouvaient compter sur les maisons collectives de quartier pour partager les repas avec d’autres habitants. Hito était restée en ville, la chienne veillait sur eux.

Kate et Simon travaillaient exclusivement sur leurs créations personnelles, ils avaient ouvert une boutique dans la maisonnette attenante à leur domicile. On venait leur acheter des tenues fantaisistes et colorées et souvent les acheteurs repartaient avec un tableau, ou vis et versa. Deux fois par semaine, ils troquaient leurs productions au marché du village contre de la nourriture. Ils étaient beaucoup plus heureux maintenant.

Ils percevaient un revenu universel amélioré, mais le troc que les “sans” avaient propagé comme mode de vie sur tout le territoire avait presque fini par rendre l’argent secondaire.

D’ailleurs, ils y pensaient souvent à une société sans argent ! C’est ainsi que les soirs de fête, entre deux danses, ils refaisaient le monde. Avec ou sans ?

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