Travailleurs (et) pauvres : un choix politique ?
Guillaume Allègre, Sciences Po
« Je ne connais pas plus efficace que le travail pour lutter contre la pauvreté. »
Tel est ce que déclarait Olivier Dussopt, alors ministre du Travail, fin octobre au Télégramme, commentant la loi Plein emploi finalement promulguée le 18 décembre. Le discours politique a ceci de paradoxal qu’il continue de préconiser de lutter contre la pauvreté par le travail tout en déplorant dans le même temps l’existence de travailleurs pauvres.
Être travailleur et pauvre n’est pas une situation paradoxale. D’un point de vue statistique est considéré comme travailleur l’individu qui a travaillé contre rémunération au moins une heure. Est défini comme pauvre, l’individu dans le ménage dont les ressources annuelles sont inférieures à l’équivalent de 13 890 euros annuels pour une personne seule (20 850 euros pour un couple sans enfant), soit 60 % du niveau de vie médian. Il n’y a donc pas de mystère : si vous travaillez, mais peu, alors vous serez travailleur pauvre, à moins que les ressources d’un éventuel conjoint soient suffisantes. Dans un monde où le minimum social est faible et où il existe de la pauvreté et des emplois à temps partiel, il y aura toujours des travailleurs pauvres.
La solution généralement proposée est de verser des compléments de revenus pour travailleurs pauvres ce qui permet de lutter à la fois contre la pauvreté laborieuse et de donner des incitations supplémentaires aux bénéficiaires des revenus d’assistance pour sortir de la « trappe à pauvreté ». En France, la question des incitations à la reprise d’emploi se pose au moins depuis la mise en place du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1989 puis son remplacement par le revenu de solidarité active (RSA) en 2009. Selon un certain discours, les allocataires des minima sociaux seraient prisonniers de cette trappe à pauvreté car peu incités à fournir l’effort de trouver un emploi pour un revenu supplémentaire finalement pas si éloigné de ce qu’ils touchent déjà. L’idée du RSA était de continuer à percevoir une partie de son revenu de base en plus de son salaire pour pousser à prendre un travail.
Mais la trappe à pauvreté n’est sans doute pas celle que l’on croit. C’est là un des objets de mon ouvrage récent, Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale, publié aux Presses universitaires de France.
Solutions extrêmes
Commençons par une expérience de pensée. Il y a théoriquement deux manières d’éradiquer la pauvreté laborieuse. La plus simple sur le papier, et la plus coûteuse, serait de garantir à tous un niveau de vie égal au seuil de pauvreté. Cette solution éradique la pauvreté monétaire et donc la pauvreté laborieuse : s’il n’y a pas de pauvres, il n’y a pas de travailleurs pauvres !
Cependant, cela serait désincitatif à la reprise d’emploi.
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Une deuxième solution théorique serait que la société n’accepte que des emplois rémunérés au moins à hauteur du smic à temps plein, de refuser que des emplois au smic puissent être proposés à temps partiel et de combiner ceux-ci avec des prestations familiales suffisantes afin de dépasser systématiquement le seuil de pauvreté. Par exemple, avec un smic net mensuel de 1398 euros, il faudrait verser 339 euros mensuels de « prime d’activité » à un individu au smic ayant un conjoint sans revenus, afin que le couple dépasse le seuil de pauvreté. Cette solution n’éradique pas la pauvreté mais au moins les travailleurs ne sont pas pauvres. Si les pauvres ne travaillent pas, il n’y a pas de travailleurs pauvres !
Cependant, interdire le temps partiel au smic réduit les libertés et n’est pas la meilleure solution. Cet exemple montre toutefois qu’il ne faut probablement pas donner un poids à l’objectif de réduction des travailleurs pauvres au-delà de celui donné à l’objectif de réduction de la pauvreté. L’interdiction du travail précaire réduit la pauvreté laborieuse mais pas la pauvreté : il n’est pas cohérent de refuser cette solution et en même temps de donner un poids propre à l’objectif de réduction de la pauvreté laborieuse.
En appliquant des solutions moins radicales que ces deux extrêmes, la société accepte nécessairement un certain niveau de pauvreté laborieuse. Toutefois, ce qui est vrai pour l’éradiquer est également vrai s’il s’agit de la réduire : par construction moins il y a de pauvres, moins l’intensité de la pauvreté est importante, moins il y a d’emplois à temps partiel subis et moins y aura de travailleurs pauvres.
Poursuivre dans la même voie ?
Depuis sept ans, le chômage a baissé mais pas la pauvreté. Malgré cela, l’exécutif continue de faire de l’emploi et des incitations au travail son principal axe de lutte contre la pauvreté, y compris laborieuse.
Faudrait-il aller plus loin dans cette logique ? Pour montrer que « les incitations à sortir de cette situation de pauvreté laborieuse subie sont faibles », Gilbert Cette, ancien président du Groupe d’experts sur le smic et auteur du livre Travailleur (mais) pauvre, prend l’exemple suivant dans un entretien publié dans les Echos :
« Augmenter de 100 euros le revenu disponible net d’un salarié, célibataire et sans enfant, payé au smic entraîne une hausse du coût du travail de 483 euros ».
Ce ratio a l’air excessif, conséquence du fait qu’en augmentant son salaire, un individu aura droit à moins de prestations, ce qu’il faudra compenser par une hausse de salaire plus importante. Le calcul pose néanmoins trois problèmes.
Premièrement, il est réalisé pour un individu au smic à temps plein. Or, une personne seule au smic à temps plein n’est pas pauvre. Le ratio est ici en partie dû au fait que la prime d’activité est maximale au smic à temps plein, une prime que le Groupe d’experts sur le smic a longtemps défendu. Par ailleurs, c’est l’échelle du ménage qui est la plus pertinente en matière de pauvreté : cet individu peut devenir pauvre si son conjoint est inactif ou chômeur non indemnisé.
Deuxièmement, le calcul suppose que les individus prennent en compte de la même façon, pour prendre leurs décisions sur le marché du travail, une baisse des prestations et une hausse des salaires. Cela ne se vérifie pas empiriquement : les individus réagissent davantage à une hausse des salaires.
Troisièmement, le calcul agrège baisse des prestations sociales perçues par le salarié et baisse des allègements de cotisations sociales employeurs au-delà du smic. Ce n’est pas la même chose dans un contexte ou travailleurs et employeurs ne peuvent pas se coordonner facilement.
La question mérite par ailleurs d’être posée en regardant les situations réelles dans leur contexte. François-Xavier Devetter et Julie Valentin, respectivement économistes à l’Université de Lille et à l’Université Paris 1, jettent un autre regard sur la pauvreté laborieuse, en partant de la réalité du travail effectué par les travailleurs pauvres et à bas salaires. Ils montrent que les « bas salaires » (agents d’entretien, les aides à domicile, les employés de commerce ou de la restauration) sont victimes de journées de travail fragmentées avec la pénibilité qui leur est liée. C’est là la conséquence directe de l’externalisation de certaines activités comme l’accueil, la sécurité, la restauration collective :
« Les salaires sont sensiblement plus bas en raison d’un contrôle plus restrictif des temps travaillés, la précarité est plus forte du fait de situations de multi-emploi et de changements d’employeurs fréquents. »
Un autre choix collectif
Le discours sur les incitations a eu pour effet une baisse du niveau relatif du minimum social en direction des actifs, le RSA, par rapport, au minimum vieillesse, à l’allocation adulte handicapée, au smic et aux salaires ? Élargir les écarts de revenus entre les minima sociaux et le salaire minimum accentue certes les incitations mais augmente l’intensité de la pauvreté. Cette stratégie est sans surprise inefficace contre la pauvreté laborieuse : elle augmente la marche entre le minimum social et le seuil de pauvreté.
Dans Comment verser de l’argent aux pauvres ?, je propose d’inverser la logique des vingt dernières années et de revenir à l’esprit du RMI. A l’époque, c’était bien le revenu qui insérait et non l’activité. La trappe à pauvreté était la pauvreté elle-même dans la mesure où elle ne permet pas les investissements nécessaires à l’employabilité : formation, santé, logement, mobilité. Dans une logique libérale très classique, verser de l’argent aux pauvres, c’est d’abord leur permettre de réaliser ces investissements. Notons d’ailleurs que ce sont dans les pays où les minima sociaux sont les plus généreux, que les taux d’emploi des peu qualifiés sont aussi les plus élevés, ce qui suggère a minima que les incitations ne sont pas le problème principal.
Aujourd’hui le RSA net de forfait logement est aujourd’hui égal à 534 euros pour une personne seule, soit 38 % du smic à temps plein (1 398 euros) : l’écart peut être réduit sans crainte de faire disparaître les incitations. Bien sûr, verser un revenu monétaire n’est pas suffisant et la relation entre minima sociaux et taux d’emploi ne doit pas s’interpréter de manière causale. La stratégie efficace pour réduire la pauvreté passe par un haut niveau de service public pour tous : éducation, santé, petite enfance.
Le paradoxe de la redistribution est que les inégalités sont les plus faibles là où l’attention ne se porte pas que sur les pauvres ou les travailleurs pauvres mais sur un service public de qualité pour tous. Ce raisonnement vaut aussi pour l’emploi : la pauvreté laborieuse serait plus faible en visant les 35 heures pour tous, d’une part en favorisant le passage du temps partiel au temps plein, mais d’autre part en arrêtant aussi d’inciter aux heures supplémentaires.
Tout cela suggère premièrement que la lutte contre la pauvreté est d’un certain point de vue « coûteuse » pour les plus aisés. Par construction, à revenu national inchangé, réduire la pauvreté veut dire réduire les revenus des non pauvres. Deuxièmement, lutter contre la pauvreté peut aussi être synonyme de (légères) pertes d’efficience si les gains d’efficience atteints actuellement le sont en faisant porter la charge de façon disproportionnée sur les travailleurs précaires. Mais est-ce prendre l’objectif de lutte contre la pauvreté au sérieux de vouloir l’atteindre que si cela ne fait que des gagnants ? Le problème n’est pas que l’on n’a pas encore trouvé la solution technique innovante permettant de réduire la pauvreté laborieuse. Le frein est politique : collectivement, nous préférons ne pas.
Guillaume Allègre, Économiste au département des études de l’OFCE, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.