Stanislas Jourdan, organisateur en France de l’initiative citoyenne européenne pour un revenu de base inconditionnel qui a récolté 300.000 signatures en Europe revient sur les embûches rencontrées par l’utilisation cet outil de démocratie directe européenne et les solutions envisageable améliorer le sort des organisateurs.

Contribution à l’ouvrage collectif “An ECI that works” traduit en Français pour le site Démocratie Ouverte.

Pendant des décennies, les économistes, sociologues, philosophes, activistes et quelques personnalités politiques ont vanté les mérites du revenu de base inconditionnel, ou allocation universelle : une politique sociale qui consiste à donner distributer à tous les citoyens d’une communauté politique un revenu de la naissance à la mort, sans conditions de travail ni de revenus.

En Europe, un mouvement s’est formé depuis quelques années pour pousser cette idée dans la société. Ainsi en 1986, le Basic Income European Network s’est créé à Louvain-la-Neuve en Belgique, et depuis de nombreux congrès internationaux ont été organisés, avec l’implication d’un nombre croissant d’organisations. Un consensus a ainsi émergé autour de la nécessité d’organiser une campagne au niveau de l’Union Européenne, en complément des divers efforts déjà mené au niveau national.

La mise en place de l’instrument de l’initiative citoyenne européenne (ICE) prévue depuis le Traité de Lisbonne fut perçu comme une opportunité stratégique pour atteindre deux objectifs : attirer l’attention autour de l’idée du revenu de base et parvenir à ce que l’Union Européenne s’engage dans la direction de l’implémentation de ce concept en Europe. Par ailleurs, l’un des espoirs des initiateurs de l’ICE était que la nouveauté du dispositif apporterait une visibilité médiatique supplémentaire à la campagne.

Rédiger une proposition d’initiative est compliqué

Avec l’assistance technique de l’équipe de l’eurodéputé allemand Gerlad Häfner, une première réunion de préparation à eu lieu à Bruxelles en Avril 2012, afin de discuter de l’objectif de notre ICE, et d’en rédiger une proposition. Bien conscient que les politiques sociales ne font pas partie des prérogatives de l’Union Européenne, nous devions formuler une demande raisonnable à l’idéal du revenu de base, afin que notre proposition d’ICE soit acceptée par la commission européenne en première instance. En effet, toute proposition d’ICE doit au préalable être validée par la commission afin de vérifier que sont objet rentre dans les champs de compétences de la commission. Nous ne pouvions donc pas demander à la commission directement la mise en place d’un revenu de base, mais en revanche l’article 153 du traité de Lisbonne stipule précisément que le rôle de la commission inclue l’harmonisation des politiques sociales et « l’échange de bonnes pratiques. »

Après une seconde réunion de préparation à Paris en juillet 2012, nous avons finalement soumis notre première ICE à la commission européenne. Celle-ci demandait à la commission « d’utiliser tous les moyens à sa disposition et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour accélérer le processus d’introduction d’un Revenu de Base Inconditionnel dans tous les États membres. » avant de préciser que « ceci nécessite un acte législatif, qui permettra de réaliser les objectifs de l’Union Européenne, à savoir combattre l’exclusion et la discrimination, promouvoir la justice et la protection sociale… »

Cette proposition fut refusée par la commission sous prétexte de “tomber manifestement en dehors du champ de pouvoir de la commission”. Si la commission admet que le revenu de base pouvait contribuer à remplir les objectifs de lutte contre la pauvreté tels que spécifié dans l’article 153 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, elle nie néanmoins détenir une “base légale appropriée” pour qu’elle s’accompagne d’un acte légal permettant l’harmonisation des lois nationales.

Encouragé par des experts qui nous ont expliqué que la commission basait son rejet sur une interprétation spécifique de notre demande, nous avons voulu retenter notre chance. Cette fois-ci en mettant clairement en avant des objectifs intermédiaires tels que la mise en place de projets pilotes, et l”examen de différents modèles de revenu de base”, tout en précisant que notre objectif de long terme demeurait la mise en place complète d‘un revenu de base. Cette seconde tentative fut enregistrée en novembre 2012 et acceptée cette fois-ci par la commission le 14 janvier 2013.

Après la victoire, les difficultés (re)commencent

L’enregistrement de notre initiative fut une petite victoire : elle nous permettait (enfin!) de commencer la récolte des signatures. Mais de l’énergie et des ressources fut consommées inutilement durant cette phase préparatoire. Certains organisateurs furent découragées lors du premier rejet par la commission, et d’autres ont décider de se retirer du projet lorsqu’il fut décidé de revoir à la baisse nos demandes dans le cadre de la seconde initiative. Ce fut le cas de nos partenaires italiens notamment, qui devaient construire notre site web de campagne. De plus, l’attente insupportable et les doutes concernant la bonne volonté de la commission constituèrent une entrave à la mobilisation des troupes. Par conséquent, nos outils de communication et surtout le système de collecte des signatures n’étaient pas prêt lorsque nous avons reçu le feu vert de la commission.

european-initiative
“An ECI that works” – un recueil d’expérience sur l’initiative citoyenne européenne après 2 années d’existence.

Le système de collecte de signatures fut un vrai cauchemar à mettre en place. Il s’agit d’un logiciel fourni par la commission européenne, et dont l’antenne Luxembourgeoise offre gracieusement un service d’hébergement, qui serait autrement très couteux pour les organisateurs. Mais la mise en place de ce dernier demeure très complexe, car il faut respecter un cahier des charges extrèmement lourd. Avec les vacances de fin d’années, il fut difficile de remplir toutes les conditions requises par la commission, d’autant que nous étions loin d’imaginer à quelle point ces conditions étaient strictes. En plus de cela, par deux reprises, le DVD du logiciel envoyé par la commission était déffectueux, empêchant les organisateurs d’aller au bout de la session de formation à l’utilisation du logiciel, repoussant de plusieurs semaines encore la collecte des signatures.

Au final, la collecte des signatures ne put démarrer qu’en mars seulement, soit avec deux précieux mois de retard sur une période de 12 mois pour collecter un million de signatures. Ces deux mois d’attente furent particulièrement frustrant pour nous et nos supporters, qui ne comprenaient pas pourquoi il fallait attendre alors que de nombreuses pétitions en ligne peuvent être lancées en quelques clics. De plus, nous n’avions absolument aucun moyen de savoir quand est-ce que la commission allait finalement valider notre système de collecte de signatures, rendant impossible toute organisation d’un lancement digne de ce nom. Nous avions l’impression de ne pas contrôler notre campagne, n’ayant d’autre choix que d’improviser.

Estimant que ces deux mois de perdus constituaient un handicap injuste, nous avons plusieurs fois sollicité la commission pour obtenir une prolongation du délai imparti pour récolter les signatures. De telles prolongations avaient d’ailleurs été déjà accordées à toutes les initiatives qui avaient été enregistrées avant le 31 octobre 2012. Mais notre initiative ayant été enregistrée 14 jours plus tard, cette faveur nous a été refusée – décision arbitraire et injuste selon nous.

Nous exhortons la commission, le conseil et le parlement européen de faire en sorte que ce genre de situations ne puissent pas se reproduire à l’avenir, en donnant plus de contrôle aux organisateurs dans la phase de lancement de la collecte des signatures. Cela pourrait être fait en permettant réellement aux organisateurs de choisir le jour de lancement de la collecte des signatures, leur laissant ainsi suffisamment de temps et de marge de manœuvres pour mettre en place leur système de collecte de signatures.

Le manque d’harmonisation et les données personnelles requises sont un cauchemar

De nouveaux problèmes sont apparus une fois la campagne réellement lancée. Pour commencer, beaucoup de nos supporters se plaignaient de la lourdeur du formulaire de signature. Beaucoup n’étaient pas à l’aise avec l’idée de fournir leur numéro d’identité. En fait, beaucoup ignoraient l’existence de l’instrument européen de l’initiative citoyenne, et ne comprenaient pas qu’il ne s’agissait pas d’une pétition normale.

La diversité des données requises selon les pays ont créé encore plus de confusion. En particuliers, la différence entre les champs “citoyenneté et “pays de résidence” n’était pas claire et dans certains cas, empêchait tout simplement des citoyens de signer notre initiative. Nous comprenons la nécessité pour l’UE de s’assurer que les signatures sont authentiques, et donc la nécessité de demander certaines données privées, mais cela devrait être compatible avec une autre besoin essentiel : ne pas compliquer la vie des citoyens et des organisateurs. Nous demandons donc que les données requises soient harmonisées au maximum entre les pays, et de simplifier la procédure en se basant uniquement sur un critère de nationalité et donc de supprimer le critère de résidence.

Beaucoup de signataires furent aussi perturbés par le fait qu’ils ne recevaient aucun email de confirmation de leur signature, comme cela est généralement le cas sur d’autres plateformes de pétitions citoyennes. Du coup, certains ne savaient plus s’ils avaient déjà signé ou non, et comme le système fourni par la commission est une boite noire, il nous était impossible de leur fournir cette information. D’une manière générale, le système de collecte des signatures devrait permettre aux organisateurs de récupérer les emails des signataires afin non seulement de leur fournir une preuve de leur signature, et enfin, permettre aux organisateurs d’informer les signataires des suites de la campagne. Plus de documentation pour répondre aux questions des citoyens est également nécessaire.

Des solutions créatives pour parer aux complications des formulaires

Les signatures sur formulaire papier fournis encore une fois par la commission furent encore plus compliquées que le système en ligne. “Il est difficile de comprendre combien de signatures peuvent tenir sur une page, il y a trop de champs, les gens n’aiment pas donner leurs addresses postales et il y a trop peu de place pour remplir les champs !” témoigne notre coordinateur espagnol. Pour contourner ces problèmes, les militants ont parfois trouvé des astuces. “Le meilleur moyen de prévenir les erreurs de remplissage était de remplir le formulaire à la place des signataires, mais je dois dire que c’est assez humiliant pour eux” explique un activiste néerlandais. D’autres groupes ont décidé de créer leurs propres formulaires, et d’entrer ensuite dans le formulaire en ligne les données collectées sur papier. Nous doutons encore de la légalité de cette méthode.

Avaaz à la rescousse

Durant les ultimes semaines de campagne, le lancement d’une campagne parallèle sur Avaaz a contribué à accélérer le rythme de collecte des signatures de manière impressionnante. En signant sur Avaaz, les partisans de notre campagne recevaient ensuite un email les invitant à signer une seconde fois, via le formulaire officiel de l’ICE. Contrairement à nos anticipations, cette méthode s’est avérée assez efficace, la plupart des gens signant effectivement deux fois, ce qui démontre qu’un formulaire de signature plus simple contribuerait à rendre l’ICE plus efficace.

Notre ICE s’est terminée le 14 janvier 2014, avec 285,000 signatures au compteur, et un peu plus de 10,000 formulaire papier. Six pays ont réussi à franchir leur quota de signatures.

Même si le million de signatures n’a pas été atteint, nous estimons que notre objectif principal – d’attirer l’attention sur l’idée du revenu de base – a été accompli. Nous sommes également fiers d’avoir été l’une des premières initiatives à se lancer et aller jusqu’au bout de la procédure, mais également frustrés par les déceptions et les échecs auxquels nous avons été confronté.

La première de ces déception tient à l’impossibilité de proposer des amendements aux traités européens, ce qui réduit par essence l’impact potentiel de cet outil pour les idées innovantes non prévues par les Traités.

Coincidence amusante, une initiative fédérale suisse pour le revenu de base fut lancée quelques mois avant l’initiative européenne, et a réussi a rassembler plus de 130,000 signatures, ce qui déclenchera donc une votation populaire sur le sujet. On voit ici toute la différence entre deux systèmes de démocratie directe.

À défaut de référendum européen, chaque initiative réussissant à collecter un million de signatures devrait enclencher une procédure législative, plutôt que seulement aboutir à une vague réponse (positive ou négative) de la commission européenne.

Au final, la complexité actuelle de l’ICE la rend difficilement accessible aux mouvement citoyens dénués de moyens financiers comme ce fut notre cas. Nous espérons que la révision des règles de l’ICE prévues en 2015 apporteront des solutions à ces problèmes.


Article publié initialement en anglais sur ecithatworks.org et en Français sur le site de Démocratie Ouverte

Crédits photos : CC Parlement Européen