2068, j’ai vingt ans aujourd’hui, je gagne la deuxième revalorisation de mon revenu de base. Ce revenu porte vraiment bien son nom, un socle solide sur lequel je repose mes espoirs, mes envies, mon avenir. Maman me dit que de nombreuses femmes, par le passé, gagnaient leur indépendance soit en se dépêchant de se mettre en ménage (à deux la vie semblait plus rassurante) soit en se jetant à corps perdu dans la recherche d’un travail, d’une rémunération, quitte à oublier de fonder une vie de famille.
J’ai vingt ans aujourd’hui et je suis sereine. Maman m’a appris à économiser pour mon avenir dès mon premier revenu, à dix ans, et à quinze ans, pour ma première revalorisation elle m’a inscrite au club économique de la ville, option budget participatif. Avec le club Vélo, le club Jardinage et le club Lecture cela me prenait beaucoup de temps mais aujourd’hui je ne le regrette pas. Je connais et côtoie de nombreux.ses jeunes de mon âge, on angoisse de l’avenir bien sûr, personne ne sait à quoi va ressembler demain, le futur. Mais, sauf événement catastrophique exceptionnel, je sais et je suis sûre que j’aurai un toit pour m’abriter, de quoi m’habiller et me nourrir et ce jusqu’à ma mort.
J’ai quitté les clubs Vélo et Jardinage, avec mes études ce n’est plus possible de tout mener de front. Papa veut absolument m’inscrire au club Bricolage, je le soupçonne de vouloir me caser avec notre voisin Émile, mais est-ce pour moi ou pour lui ? En tout cas, c’est vrai, il est gentil Emile, mais lui c’est surtout le club Dessin technique qui l’intéresse.
Mon avenir semble bien se dessiner et Mémé Germaine est très étonnée de voir la bonne utilisation de ce revenu, elle qui avait voté contre ce projet en 2022 et ne se gênait pas pour le dire. « La France est foutue, tout va à l’eau, le monde marche sur la tête » disait-elle à mes parents. Aujourd’hui elle dit regretter ne pas avoir eu ce revenu à son époque : « Ah, j’aurais eu une autre vie, ah oui, ma vie à moi. » Elle râle souvent, elle regrette souvent, mais j’aime ses moments de lucidité !
Mon avenir, je l’imagine entreprenant et socialisant dans le domaine de l’aide à l’informatique pour débutants. Aider mes prochains et mes proches est très valorisant mais parfois cela m’agace ou m’angoisse quand ils et elles ne progressent pas ou plus ou font exprès de ne pas progresser. Alors j’ai décidé, comme plusieurs de mes ami.e.s, de faire partie de deux structures, l’une individuelle et l’autre sociale.
J’ai tout d’abord créé une petite entreprise, je vais dépanner, aider “mes” clients à leur domicile ou alors ils viennent chez moi, j’ai réservé un espace spécifique dans mon deux pièces. Parfois j’ai peur de rencontrer de nouveaux clients seule, mais j’ai toujours mes lunettes-caméra-alarme sur moi, cela me rassure. Pour cette activité je demande une rémunération en échange de mon aide, cela va me permettre de m’acheter mon nouveau vélo à assistance photovoltaïque.
J’interviens également de manière gratuite au sein des services de ma commune. J’ai mis mon planning avec mes disponibilités et mes compétences en ligne sur le site internet de la ville et on m’appelle en fonction de ce planning, des besoins et urgences des un.es et des autres. Le service Vie démocratique et participative de la commune anime le réseau de citoyen.nes qui comme moi proposent leurs services au bénéfice du collectif. Tout le monde s’y retrouve, moi qui valorise mes compétences, mon temps, les aidé.es qui progressent, sortent d’une ornière et la commune qui propose un véritable service à la personne.
La commune va bientôt mettre en place l’ancien club Foresco (Formations Réciproques Échanges de Savoirs Créations Collectives) du siècle dernier, j’ai hâte de connaître son fonctionnement, ce serait un plus pour moi qui adore rencontrer de nouvelles personnes, de tous horizons et de tous âges.
En parlant d’un autre âge, Tonton Arthur est opposé à mes projets socialisants, je le trouve dur avec moi, dans ses paroles. Parfois il me dit, énervé : « Moi, j’étais expert-comptable et à l’époque on savait compter. On trimait et on savait ce que c’était que de rembourser un crédit. On savait pourquoi on le remboursait. » Malgré mes années au club Comptabilité j’ai encore du mal à comprendre mon Tonton. Et puis on me dit que beaucoup de ses sous il les a gagnés en jouant à la Bourse. Je ne comprends pas tout de l’économie des années passées.
Bon, je vous laisse, Emile a appelé, il vient me chercher ce soir, il veut m’accompagner pour la première fois au club Comptabilité 😉
virginieespirat@gmail.com
Réponse parfaite à la thématique : le revenu universel est en place, le lecteur est plongé dans la vie quotidienne plutôt sereine du personnage. Incidemment, on comprend que le revenu grandit avec l’âge du citoyen et, sans doute, se stabilise à l’âge adulte (et régresse en fin de vie ?) et qu’il existe d’autres formes de revenus possibles, liés à des emplois de services. Comment sont produits les biens courants de consommation (alimentation, gaz, électricité, réseaux de télécommunication et d’informatique…) et les services publics de base (santé, éducation,…), comment sont organisées la collecte et la redistribution des ressources financières pour fournir ce revenu universel … n’est pas évoqué, mais on devine que l’héroïne est au courant, puisqu’elle fréquente le club de Comptabilité, et, probablement un jour, celui de Bricolage …
Une société de bricoleurs, qui troquent les savoirs et les créations ? Une société qui aurait adopté l’écriture dite “inclusive” mais qui subirait encore les injonctions paternelles ? Une société où il vaut mieux porter sur soi, quand on est une femme, un système d’alarme contre les agressions ? Une société où la jeunesse, même à l’abri du besoin, aurait toujours peur de l’avenir ? Une héroïne qui évoque sa mère et sa grand-mère, une héroïne attachante qui pédale, au propre comme au figuré, pour son statut de femme ?
Le personnage le plus sombre, le plus amer, le tonton, est finalement le plus révélateur de la transposition de notre société dans cette utopie de 2068 : il rappelle que le travail était souffrance et le revenu du travail reconnaissance de cette souffrance. Il rappelle qu’une rémunération permettait, dans une société de consommation, de participer au système économique. Est-ce qu’une rémunération distribuée à tous, sans contre-partie, permet le vivre-ensemble ? Si elle libère des contingences matérielles (les besoins alimentaires, le clos et le couvert…), elle n’oblige en rien à l’altruisme, à l’aide à la personne. Si ce revenu universel incite à l’enrichissement culturel individuel, à l’épanouissement sportif individuel, à la satisfaction de curiosités intellectuelles, il n’oblige en rien à se mettre à la disposition de la collectivité. Une société d’individus assistés devient-elle spontanément une société conviviale, acceptant les différences, assistant les plus humbles ? Une fois que tous les tontons grincheux ont disparu, peut-être… Mais la transition, probablement agitée, n’est pas l’objet du texte.
Merci pour cet aller simple en utopie, où, je l’espère, on pourra se passer des lunettes, on pourra mettre les mains dans la terre, contributives, en dehors des jardins des villes, pour vérifier que la planète est moins malade de la présence surnuméraire des hommes : la richesse essentielle des humains, c’est son biotope.
Bonjour,
Merci de cette analyse. Et de vos remarques.
Je ne souhaitais pas et ne souhaite pas faire mourir le personnage du tonton, l’accompagner vers un mieux-être sans doute.
Je ne comprends pas bien votre passage “se mettre à la disposition de la collectivité”. Est-ce devenir un esclave de la collectivité ?
Bonne journée
V. E.
“Se mettre à la disposition de la collectivité” est une formule maladroite, sans doute, pour décrire ce qui constitue le lien social depuis la nuit des temps. On travaille pour soi, quand on est un ermite, et, généralement, pour la collectivité dans laquelle on vit, quand on vit à plusieurs, parce que toute collectivité est constituée d’individus interdépendants, de biens et de services communs, imposant des échanges systématiques, via le troc, via ou non une monnaie. Travail pour la famille, pour l’entreprise ou l’administration, pour le client …
Le contrat social actuel de chaque adulte repose sur un échange entre travail et rémunération. Si chaque individu adulte est comme un enfant, avec une rémunération universelle de base sans contrepartie, il n’est obligé à rien, il n’est plus engagé par le moindre contrat, il n’est plus aliéné par le travail, certes, mais il n’est plus contraint non plus d’adhérer à la moindre collectivité, il a même la possibilité de se nourrir, de se loger sans quasiment interférer avec la collectivité, il profite de son organisation, de ses structures, de ses services, sans nécessairement contribuer à leur maintien, à leur évolution. Sauf s’il a été “formaté” (par une religion, un doctrine, une morale, une idéologie ?) pour penser d’abord aux autres avant de penser à lui-même…
Or, nous sommes actuellement dans une société en mutation permanente, mais qui, depuis des décennies, privilégie toujours plus l’individualisme, l’hédonisme… le “moi d’abord, moi, tout de suite, moi, mieux que les autres, moi… moi…”…
J’ai donc quelques doutes sur la capacité de cette société à se transformer, en une ou deux générations, en une collectivité d’individus nourris, logés et quand même systématiquement altruistes, acceptant comme une évidence de labourer, semer, récolter, traire, trier les déchets, soigner, enseigner, secourir, bâtir, ravaler, vidanger les fosses septiques, éteindre les incendies, laver les carreaux, passer la serpillère… bref… de faire, avec leurs mains… “quelque chose” d’utile, d’indispensable pour la collectivité… même pour un petit salaire. Et, pour le coup, s’il s’agit d’un gros salaire… ça va recréer une société à deux vitesses… fort bien décrite, d’ailleurs, par l’un des auteurs de ce site : une société clivée entre ceux “avec” et ceux “sans” travail…
Vous avez raison, se mettre à la disposition de la collectivité, dans notre société actuelle, c’est le faire parfois sous la contrainte, c’est parfois en être esclave… mais vivre en collectivité, avec seulement des droits, sans avoir de devoirs à l’égard de cette collectivité, ça exige sans doute des qualités humaines importantes, et présentes chez chaque individu sans exception, pour que l’égoïsme ne prenne pas à nouveau le contrôle…
Dans toute utopie, chasser l’aspect matériel, le concret du quotidien, bref les contingences… tout ça revient au galop, avec la question de base : “on fait comment, en vrai ?”
Merci, comme tous les auteurs des nouvelles placées dans ce menu du site, de nous servir une belle utopie…