André Gorz, pour le revenu de base et la remise en cause de la valeur travail

Pour la socio-diversité. Invention de nouvelles sociabilités

C’est à partir de Misères du présent. Richesses du possible (éditions Galilée, 1997),qu’André Gorz se rallie au revenu de base (rdb).

Changement de cap et grande franchise :

« J’ai longtemps refusé l’idée d’un revenu social qui permettrait de « vivre sans travailler ». Et cela pour des raisons inverses à celles des disciples de Rawls pour lesquels le « travail » est « un bien » qui, au nom de la justice, doit être équitablement distribué. Non, le « travail » n’est pas une « bien » : c’est une activité nécessaire, exercée, à l’époque moderne, selon des normes définies par la société. »

Les normes du travail nécessaire sont largement surdéterminées par les nécessités du capitalisme, qui exige une reproduction incessamment élargie. Le profit et la croissance sont deux expressions de la même nécessité, celle de la reproduction nécessairement élargie du Capital.

Dans de précédents livres André Gorz l’a largement démontré.

Lecteur des Grundisse, du fragment sur les machines, dans sa nouvelle défense de l’inconditionnalité, André Gorz d’écrire :

« Quand l’intelligence et l’imagination (le general intellect) deviennent la principale force productive le temps de travail cesse d’être la mesure de la valeur ; de plus il cesse d’être mesurable.[…] L’allocation universelle et inconditionnelle d’un revenu cumulable avec les revenus d’un travail est donc […) le meilleur levier il pour redistribuer aussi largement que possible à la fois le travail rémunéré et les activités non rémunérées. »

André Gorz défenseur convaincant de l’allocation universelle, revenu de base, dans les termes de 2016, fait valoir que le fait d’acquérir un revenu « sans rien faire » est un moyen efficace de partager ce qu’il y a à faire, produire. C’est donc une incitation au partage et du travail et des revenus. Indirectement, un plaidoyer pour la réduction du temps de travail. Précisons, même : aux époques antérieures, il était pour une réduction du temps de travail importante : passer, progressivement, des 1 600 heures annuelles à 1 000 heures, modulables, tant à l’échelle de la semaine, que de l’année et même de la vie (années sabbatiques…).

Pour la socio-diversité. Inventions de nouvelles sociabilités

Avec André Gorz, nous approchons les frontières d’une nouvelle écologie mentale. Si la biodiversité est une mesure de sauvegarde du climat et de l’habitabilité terrestre, le socio-diversité comme principe et permission d’être au monde en échappant à sa standardisation unidimensionnelle (Herbert Marcuse) est une richesse dans et pour la créativité. C’est le concept de « travail » qui doit être réévalué.

« La liste des activités « assimilables à du travail » n’a plus aucune raison de ne pas être étendue aux activités artistiques, culturelles, religieuses ou sportives ? Devenues elles aussi un moyen d’accéder à l’allocation de base, elles seront attirées à leur tour dans le champ de la raison instrumentale et de la normalisation administrative. »

Ajoutons, le revenu de base suffisant (cf. plus bas), est également ce qui permet(trait) d’échapper à la contrainte-nécessité d’occuper (de s’occuper) des bullshits jobs (boulots de merde), tels qu’ils ont été mis à jour par David Graeber. L’auteur de Bureaucratie est un fervent partisan du rdb : « Le futur John Lemmon est peut-être aujourd’hui manutentionnaire dans un supermarché. » La capacité de négociation des demandeurs (présentement réduits à l’état de quémandeurs) se trouverait nettement améliorée, ce qui, conséquemment, inquiète fort les milieux patronaux…

Ainsi, le virage, le changement d’optique est pleinement, honnêtement assumé par André Gorz.

« Je me rallie donc – après l’avoir longtemps contestée – à la position des partisans d’une allocation de base suffisante (et non minimale) « à inconditionnalité forte », selon l’expression d’Alain Caillé et Ahmet Insel (revue du Mauss, n°7).

Suffisante : le montant est une question d’économie politique. Une allocation faible, de fait, serait une subvention aux employeurs, comme déjà l’allocation logement subventionne principalement les bailleurs. L’allocation minimale, juste suffisante est chiffrée à hauteur du Smic par AC ! Agir ensemble contre le chômage ! Une abondante argumentation sur le site.

Ne croyant plus, ou croyant moins, que le travail-emploi demeure le principal vecteur de socialisation, Gorz conçoit l’allocation universelle comme subvention permettent l’invention concrète de sociabilités nouvelles.

« Une des fonctions de l’allocation universelle est […] de faire du droit au développement des facultés de chacun le droit inconditionnel à une autonomie qui transcende sa fonction productive qui existe par et pour elle-même sur le plan moral. »

La socio-diversité serait soutenue, encouragée, et « l’invention de style de vie, modèles de consommation et arts de vivre, capacité de se prendre en charge au lieu d’abandonner aux experts et autorités le soin de décider de qui est bon pour nous. », pourrait enrichir, complexifier les manières d’être au monde.

Question anthropologique sous-jacente : il importe que la nécessité soit confinée pour que se déploient les espaces de la liberté (K. Marx). L’allocation universelle (le rdb de 2024) est condition de la liberté, elle permet de maintenir à distance la « nécessité » du travail-emploi. La ruse de la raison capitaliste est de maintenir sans faille la nécessité du travail, principalement par extension des domaines de la marchandisation et ubérisation.

Combattre la misère, ouvrir à un autre développement

L’association AC !, Agir ensemble contre le Chômage qui durant les années 2000 connu un succès médiatique et politique non négligeable : une délégation reçue par le 1er ministre de l’époque (Lionel Jospin), suite à de nombreuses occupations dont celle du Conseil Constitutionnel, est encore une association militante portant des revendications significatives comme la réduction du temps de travail (32 h hebdomadaires, comme première étape vers une réduction plus importante) et une indemnisation de toutes les formes de chômage au niveau du Smic minimum.

Pourtant AC Avec, pendant les actions « coup de poing » menait une réflexion politique, philosophique digne de retenir notre attention.

Reprise partielle ci-dessous d’un texte de la commission revenu de l’association structuré autour de 3 arguments. Analyse datée d’octobre 1998.

1 – « Combattre la misère.

« Il est proprement intolérable, que, dans la quatrième puissance économique mondiale, des millions de gens soient astreints à tenter de survivre dans la misère en raison d’une organisation sociale profondément inégalitaire. assistance aléatoire et charité publique sont parfaitement inefficace pour lutter contre la misère. »

L’association revendique un revenu garanti avec le smic mensuel pour référence. Ce revenu garanti, tel que revendiqué en 1988, n’est pas exactement le revenu de base : il s’agit d’abord de hisser niveau des allocations chômage.

2 – Lutter contre la précarité.

« Aujourd’hui La précarité est devenue une norme qui pèse sur l’ensemble du salariat. Seul égal au Smic peut nous permettre de résister à cette gestion organisée de la misère.[…]. »

Le troisième argument nous semble spécialement intéressant, qui contient des propositions qui, au-delà de l’emploi-salariat, vise une nouvelle forme d’organisation sociale.

3 - Ouvrir à un autre développement.

« Pour refuser l’imposition d’une contrepartie au revenu, nous devons défendre le revenu comme contrepartie. Les formes d’organisation collective, les systèmes d’entraide ou de débrouille, développer, nos activitésculturelles, artistiques, sociales,… tous ce qui produit de la richesse sociale. […] Nous voulons une partie de la richesse sociale que nous produisons. Nous voulons arracher les moyens de développer des activité plus enrichissantes que ce à quoi on nous contraint. » En d’autres termes, promotion de l’otium/skolé.

Le temps c’est de l’argent, c’est bien connu. Inversons la formule : nous voulons de l’argent pour inventer un nouvel usage du temps, suivant une formulation énoncée plus haut…

En des termes un peu différents, nous retrouvons l’intuition et l’espoir d’Andrew Yang : une sécurité économique, existentielle permettrait sans doute des proliférations de créativités artistiques et citoyennes par des citoyens dotés d’une sécurité économique durable et garantie.

Soyons réalistes, exigeons tout le possible. A défaut, le pire devient plus que probable.

[Andrew Yang est un défenseur du revenu de base. Auteur de The war on normal people. Hachette books.

Revenu pour vivre, mais surtout, peut-être pour donner les moyens à toutes et chacun l’opportunité de s’essayer à des activités culturelles, créatives librement choisies . Une version américaine de la scholé.

Andrew Yang d’écrire, pour la promotion de ce qu’il nomme the freedom dividend (que l’on peut traduire par dividende de la liberté, libératoire…) :

« Il y aurait alors une prolifération d’artistes peintres, de compositeurs, de vidéastes, de sportifs de haut niveau, d’écrivains,… toutes ces activités culturelles auxquelles nombre d’américains voudraient s’adonner, mais dont ils ne trouvent pas le temps. A UBI (Universal Basic Income) serait peut-être un catalyseur de créativités comme nous ne l’avons jamais vu. » (p. 189) 

Une skolé généralisée, telle que pressentie par André Gorz ?

Le temps libre comme véritable richesse.