Il ne faut pas se voiler la face : bien sûr que l’économie collaborative va détruire massivement des emplois. Mais est-ce une catastrophe ? Oui, si l’on ne prend pas de recul sur ce que signifie “emploi”, “travail”, et le lien avec les revenus. Non, si l’on ose prendre au sérieux les solutions radicales qui se présentent.
Il y a quelques mois, le site des Echos publiait un intéressant article sous la plume de Dominique Turcq : “Le modèle “collaboratif” va détruire des emplois” affirme ce dernier.
Parmi les arguments invoqués, le fait que le crowdsourcing est en train de se substituer à de nombreux métiers, par exemple la photographie :
Des emplois rémunérés seront remplacés par des travaux d’amateur disponibles gratuitement ou par des emplois faiblement rémunérés. Certains emplois dont la rémunération était justifiée par une valeur ajoutée difficile d’accès commencent à être remplacés par des services Internet qui apportent “apparemment” une valeur similaire. Ainsi, les sites de partage de photos n’apportent pas toujours une qualité de photographies optimale ; nombre de journalistes “amateurs” fournissent du contenu aux utilisateurs potentiels. Si la qualité est souvent moins “professionnelle”, elle est néanmoins suffisante pour un grand nombre de lecteurs et de supports.
Le même phénomène est bien entendu réplicable dans bien d’autres secteurs. Par exemple, lorsqu’une créateur de projet lève des fonds via Kickstarter, et mène une campagne sur les médias sociaux qui ne lui coûtent que du temps libre, n’est-il pas seulement en train de court-circuiter les banquiers, mais également les métiers du marketing et de la communication ? Lorsque La Ruche qui dit Oui reverse 79% du prix des produits vendus au producteur plutôt qu’à la chaine de distribution, n’est-on pas en train d’affamer cette dernière ?
L’ère de la seconde économie
En fait, cette analyse a déjà été développée en long et en large dans La Seconde Économie, un rapport de McKinsey rédigé par l’économiste Brian Arthur, et dont Hubert Guillaud nous offrait il y a quelques mois une riche synthèse sur Internet Actu :
Pour Brian Arthur, c’est là le signe qu’une seconde économie s’est formée aux côtés de l’économie physique. Une économie “vaste, silencieuse, reliée, invisible et autonome (ce qui signifie que les êtres humains peuvent la concevoir, mais qu’ils ne sont pas directement impliqués dans son exécution). Son exécution est distance et mondiale, toujours active et infiniment configurable. (…) Elle s’autoconfigure, ce qui signifie qu’elle se reconfigure elle-même en permanence et à la volée, et, également, s’auto-organise, s’auto-architecture et s’auto-guérit.”
Brian Arthur en arrive aux mêmes conclusions que Turcq dans les colonnes des Echos : “Les emplois physiques ont tendance à disparaître dans la seconde économie”.
Ce constat est souvent balayé du revers de la main par les économistes, qui brandissent l’argument de la “Luddite fallacy“, selon lequel tout gain de productivité crée de nouvelles activités ailleurs dans l’économie, à l’image de la vision Schumpéterienne de la destruction créatrice.
Mais c’est précisément ici que l’économie collaborative déclenche un phénomène résolument nouveau. Car contrairement à la mécanisation du XXème siècle qui a fait le bonheur des entreprises qui créent les machines ou robots, nous assistons avec le collaboratif à un transfert massif du travail salarié vers le travail gratuit de milliers de bénévoles. Les cas de Wikipédia ou des logiciels open-source étant bien évidemment des exemples emblématiques.
Il n’y a donc pas forcément moins de travail, mais plutôt moins d’emplois rémunérés !
“Qui sera en mesure de payer les produits si personne n’a d’emplois pour cela ?”
Tout ceci nous amène évidemment à la grande question de savoir : que faire ? Comment gérer la précarisation croissante de la population qui est en train de se retrouver sans emplois ?
C’est ici que l’article des Echos me déplaît fortement, car l’auteur botte littéralement en touche sur la question pourtant essentielle de ce débat :
Évidemment, d’un point de vue politique, la question de la répartition du travail et des revenus se pose, mais c’est un autre débat.
Comment ça, un “autre débat” ? Toute la question est justement précisément ici, sur la juste répartition de la valeur ajoutée qui permet le progrès technique et les gains de productivité. Est-il normal que les entreprises ou organisations qui aujourd’hui créent les gains de productivité soient les seules à en toucher les bénéfices ? Au détriment de la masse croissante des millions de chômeurs ?
Mais évidemment, ce problème reste insoluble si l’on considère une société constituée uniquement de salariés, de patrons et d’actionnaires.
De la juste répartition de la prospérité
Le point majeur de la seconde économie est de comprendre que dans l’économie collaborative, la création de valeur se retrouve éparpillée de manière assez impalpable dans la société. Par exemple, les consommateurs participent aujourd’hui à la création de valeur des produits en les co-concevant. De même, un bon nombre d’entreprises n’existeraient pas si elles n’avaient pas accès aux outils open-source créés par des communautés de développeurs, bien avant eux.
Il n’y a aucune raison que les gains de productivité reviennent uniquement aux entreprises privées (et à leurs actionnaires) alors même qu’ils sont en grande partie générés par la société dans son ensemble. Une telle vision exclurait systématiquement les “simples citoyens” qui deviennent aujourd’hui de plus en plus contributeurs de la chaine économique, du partage du gâteau économique.
Mais comment redistribuer correctement la richesse de Wikipédia aux contributeurs de l’encyclopédie ? Le problème semble à première vue insoluble. En effet, on voit mal comment quantifier la création de richesses produite par la communauté de Wikipédia et qui est aujourd’hui accaparée par le secteur purement marchand. De même que mesurer la contribution de chaque wikipédien semble complexe.
Pourtant, des solutions simples existent. Si l’on considère que la création de valeur est effectivement en train de se dissiper en dehors du cadre de l’économie traditionnelle, alors pourquoi ne pas reconnaître pleinement ce phénomène en rétribuant monétairement ces contributeurs ?
Une manière simple de le faire serait par exemple d’instaurer un revenu de base inconditionnel, c’est-à-dire de verser à tous les citoyens sans conditions, un revenu mensuel, correspondant philosophiquement à ce que l’économiste Yann Moulier-Boutang appelle la ”rétribution de la pollinisation“, c’est-à-dire une récompense pour toutes les valeurs non marchandes que nous créons tous par accident, à l’image des abeilles qui permettent la fertilisation des plantes en transportant le pollen.
Utopique ? Irréalisable ? Alors que les médias nous rabâchent à longueur de journée que l’austérité est inéluctable en temps de crise, nous avons tendance à oublier que la France est un pays riche. Pourtant, les études de Marc de Basquiat ou Baptiste Mylondo montrent qu’un simple transfert des prestations sociales existantes accompagnée d’une ambitieuse réforme fiscale permettrait aisément de financer un revenu de base de l’ordre de 400 à 750 euros par adulte (la moitié pour les enfants).
En plus de réduire la précarité et la misère dans ce pays et de simplifier notre modèle social, cette vieille idée résoudrait également la question de la juste “distribution de la prospérité“, pour reprendre les termes de Brian Arthur.
Mais au-delà de cela, décorréler partiellement l’emploi du revenu par l’introduction d’un revenu de base, c’est aussi poser la grande question de l’utilité sociale. Le travail salarié est-il le seul moyen de créer des richesses économiques ? Il me semble que la crise financière nous démontre le contraire : les hauts salaires des banquiers et traders ont servi à construire une bombe de destruction massive de l’économie mondiale plutôt qu’une croissance durable.
Et pendant que le “travail” des marchés financiers achève le système économique, les abeilles de l’économie collaborative, elles, nous montrent jour après jour la voie vers une économie paisible, efficiente, et où les richesses économiques foisonnent.
Article de Stanislas Jourdan paru initialement sur OuiShare le 2 octobre 2012. Cet article est également disponible en version anglaise.
Illustrations david_shankbone et art-now
Je me faisais justement la réflexion tout à l’heure que si l’on en croit David Graeber, l’auteur de « Dette : les 5000 premières années » et si l’on tient compte de ce dont il est question dans cet article, la marchandisation (des hommes et des biens) n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire humaine ; vraiment conséquente, parachevée durant la période qui a suivi la première révolution industrielle et qui s’achèvera, semble-t-il avec la dématérialisation des échanges, la déshumanisation et la décentralisation des productions industrielles. Tout ceci ayant mené à cette économie pollinisatrice non-marchande, grâce au temps libre dégagé de gré ou de force — congés, réduction du temps de travail hebdomadaire, chômage — et aux gains de productivité.
Vous ne faites donc rien de la distinction entre “valeur d’usage” et “valeur d’échange – ou valeur économique” ? La valeur d’échange est la seule à être prise en compte dans l’économie productiviste-consumériste. Dans l’économie collaborative (ou contributive) que vous proposez, la valeur d’usage est pleinement considérée. Pourquoi ne pas dès lors, plutôt que de passer par la redistribution (et la fiscalité) opérer directement une distribution des richesses correspondant à des contributions libres de tous (sur la base d’un salaire qui ne serait plus corrélé à un travail obligatoire dans l’emploi) ? Bref, la solution que Monsieur Bernard Friot propose. Que pensez-vous par ailleurs de ses travaux et des remarques qu’il adresse au revenu de base ? Merci.
@dmas48 :
Je n’en fait pas rien, mais cet article se contente de mettre en lumière le caractère arbitraire de la reconnaissance de la valeur dans le système marchand actuel. C’est l’essentiel de ce qu’il y a à comprendre dans la perspective de l’économie collaborative. Pas besoin d’avoir lu/écouté Friot pour cela.
Friot ne propose pas “une solution”, il propose un projet de société complet, une utopie en somme. C’est pas inintéressant, mais déjà qu’on a bien du mal à faire admettre aux gens l’idée de découpler le revenu de l’emploi, alors essayer de convraincre 60 millions de français qu’on deviendra tous fonctionnaires demain… il y a là une montagne de radicalité qu’il me parait irréaliste d’essayer grimper, en tout cas à court terme.
Au contraire du revenu de base qui est une idée autour de laquelle un consensus large est possible en France. Le concept est testé, financé… il ne manque plus qu’un peu de courage politique pour le mettre en place.
Le revenu de base est un première pierre. Libérons les gens des contraintes financières, et on verra alors beaucoup mieux que projet de société il est possible de construire en France.
“les hauts salaires des banquiers et traders” ont servi à construire une bombe de destruction massive de l’économie mondiale
Certes,mais c’est l’arbre qui cache la forêt des dividendes servis aux détenteurs du capital, que tu zappes… du coup…
“plutôt qu’une croissance durable.”
revoilà la croissance qui revient
partager les fruits de la croissance pour éviter de partager les richesses,
Faut pas avoir peur
le revenu de base à mon sens doit rééquilibrer le rapport de force capital/travail,‘en faveur du second) pour qu’on puisse refuser un emploi nuisible, insalubre, dépourvu de sens et mal payé, sans mourir de faim
que le capital ne puisse plus siphonner la plus value du simple fait que celui qui ne possède pas son outil de travail n’a pas le choix…
Quand tu parles, pour le financer, d’un “simple transfert des prestations sociales”
attention à ne pas alimenter le moulin du projet pas du tout imaginaire de l’abolition des droits sociaux (logement, allocations familiales, assurance chômage, assurance maladie etc)
Si le revenu universel inconditionnel n’est pas constitutionnalisé et suffisant pour pouvoir objecter n’importe quel travail salarié à tout prix, il pourrait être un cheval de Troie pour finir de détruire les systèmes de protection sociale encore existants, qui, pour imparfaits qu’ils soient, garantissent effectivement un minimum de droits économiques aux citoyens, certains sous conditions de revenus(ASS, APL,CMU, minimum vieillesse), d’autres inconditionnels (allocations familiales).
J’aimerais beaucoup entrer en relation avec quelqu’un d’un peu spécialisé qui aurait un peu de temps pour regarder avec moi si il n’y a pas quelque chose de neuf à dire sur le sujet,