Ce texte s’inscrit dans une série de trois articles visant à analyser les inégalités de sexe existantes, en particulier dans le travail, et à envisager le potentiel effet d’un revenu de base (appelé également revenu universel) sur les droits des femmes. Pour cela, il est indispensable de se pencher sur les questions du travail, de sa « valeur » et de sa répartition.
Lire les deuxième et troisième articles sur ce sujet
Le travail est central dans nos sociétés. Il conditionne nos politiques, notre vie familiale et personnelle, notre estime de soi. Le mot travail lui-même possède un usage extrêmement large. Il peut désigner à la fois le travail dans le sens « emploi », c’est-à-dire le travail rémunéré dans le secteur formel, mais aussi le travail rémunéré dans l’économie informelle (« au noir », sans contrat de travail formel) et le travail « gratuit », soit toutes ces activités non rémunérées, faites bénévolement ou dans la sphère privée.
Dans cette optique, le revenu de base universel est une porte ouverte vers une réflexion plus large au sens que l’on donne au travail, à la dépendance qu’on lui attribue souvent pour pouvoir vivre décemment, mais aussi de son rôle dans un contexte d’inégalités sociales, en particulier entre les sexes.
« L’homo economicus n’a jamais été sexuellement neutre » (Ivan Illich, philosophe)
Le travail des femmes se caractérise par un élément essentiel : son invisibilité. Qu’il soit rémunéré ou non, dans le secteur formel ou informel, dans la sphère professionnelle ou familiale, le travail des femmes est encore peu reconnu, mal réparti et sous-payé.
D’après l’Organisation Internationale du Travail (OIT)[1], les femmes représentent 70% des travailleurs·ses pauvres et occupent 82% des temps partiels, s’agissant pour deux tiers d’entre eux de temps partiels non choisis. Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes sont encore actuellement de 26% en France.
Dans la sphère professionnelle : les femmes coincées entre plancher collant et plafond de verre
Les femmes constituent une grande partie de ce que l’économiste Guy Standing a théorisé comme étant le « précariat », une contraction entre les termes précarité et prolétariat, pour décrire cette nouvelle classe sociale qui est aujourd’hui minée par l’insécurité économique, l’instabilité de l’emploi et l’angoisse d’être perçue comme « assistés » en recourant aux aides sociales.
À cela s’ajoutent deux phénomènes que sont la flexibilisation et l’informalisation de l’emploi. D’une part, la recherche de flexibilité des entreprises n’a cessé de mettre à mal la stabilité de l’emploi, un phénomène qui tend à s’accroître d’autant plus avec l’évolution des nouvelles technologies et l’ubérisation de l’économie. D’autre part, le travail informel se concentre dans les secteurs « invisibles » du travail, tels que le travail domestique, le travail à domicile, rémunéré à la tâche, ou l’assistance dans les petites entreprises familiales.
Dans le secteur formel de l’entreprise, l’emploi féminin est soumis à diverses formes de discrimination : par les inégalités salariales, par les discriminations à l’embauche et à la promotion (plafond de verre). Les femmes sont davantage diplômées que les hommes, mais elles occupent les secteurs d’activités les plus précaires (phénomène aussi appelé « plancher collant »).
Ces inégalités se retrouvent également dans la non reconnaissance de la pénibilité de certaines tâches. C’est ce que révèle l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) : « Si les accidents du travail avec arrêt baissent globalement de 15,3% entre 2001 et 2015, ils progressent pour les femmes. Sur cette période, ils ont augmenté de 28% pour les femmes tandis qu’ils ont baissé de 28,6% pour les hommes. » Il existe par conséquent une division sexuée, non seulement du travail, mais aussi de sa pénibilité et de sa reconnaissance comme telle.
Ce spectaculaire écart s’explique en partie par les évolutions de l’emploi en France : d’un côté, les emplois industriels, traditionnellement les plus dangereux et masculins, tendent à disparaître, tandis que de l’autre, les femmes se maintiennent dans les métiers de care, c’est-à-dire de soin aux autres, dont les difficultés sont moins reconnues. Un secteur qui, avec l’automatisation de l’emploi, sera certainement amené à évoluer vers ce que David Graeber appelle la caring class[2], cette classe sociale formée autour du travail de soin aux autres.
Or, constate-t-il, « plus votre travail sert à aider les autres, moins vous êtes payé pour le faire, à quelques rares exceptions près, comme les médecins. […] Il y a cette croyance que ceux qui veulent faire le bien doivent être prêts à faire des sacrifices. »
Nombre de ces sacrifices sont de fait typiquement féminins : la mise en retrait de la vie professionnelle pour élever les enfants, le choix de métiers plus précaires car davantage portés sur le social, le soin, l’associatif, etc., ce qui influe automatiquement sur leur niveau de salaire et leurs perspectives d’évolution professionnelle.
Dans la sphère privée : la double journée de travail
Les femmes ont toujours porté le poids du travail domestique sur leurs épaules. Ce travail effectué au sein de la sphère familiale, gratuit, s’appelle le travail « reproductif ». Il se dissocie du travail « productif » exercé dans la sphère professionnelle qui, lui, est considéré comme un véritable apport à la société : production de richesse, épanouissement par le travail, reconnaissance sociale.
Le travail reproductif est pourtant indispensable au bon fonctionnement d’un foyer, mais aussi de l’économie toute entière puisqu’il alimente le travail productif dans l’économie formelle. La sociologue Kathi Weeks, le décrit ainsi : « Le salariat, qui reste le mécanisme clé de la survie économique, dépend d’une seconde institution, à savoir la famille privatisée, qui sert de premier lieu au travail reproductif nécessaire pour reproduire les travailleurs et travailleuses au quotidien et cela sur des générations. Donc le système du travail-salaire-et-famille inclut les systèmes majeurs de production centrés sur la sphère du travail salarié et de la reproduction organisée autour du foyer familial. »
Poster de See Red Women’s Workshop, un collectif britannique de sérigraphie des années 1970.
Ce travail domestique exclut parfois les femmes du secteur de l’emploi formel, car cette charge ne leur permet pas toujours de concilier avec un emploi à temps plein (une Française sur trois est à temps partiel). Une charge d’autant plus lourde à porter que les femmes subissent un rapport de force inégalitaire, à la fois dans le milieu professionnel et au sein du foyer. En bref, comme le résume la journaliste et écrivaine Titiou Lecoq[3], « les hommes vivent chez les femmes, et les femmes travaillent chez les hommes. »
En réponse à cette problématique, de nombreuses femmes délèguent les tâches ménagères et la garde de leurs enfants à d’autres femmes issues de classes sociales inférieures, pour la plupart issues de l’immigration[4]. L’émancipation de certaines femmes s’est donc conditionnée à l’intégration au sein du foyer d’autres femmes, plus précaires, plutôt que de repenser le travail au sein du couple. Une belle illustration de la « société de serviteurs », dépeinte par André Gorz[5].
Permettre aux femmes de se réapproprier l’espace public et aux hommes de s’introduire dans l’espace privé
Les femmes sont les plus touchées par ces inégalités au travail, car elles subissent des discriminations dans la sphère professionnelle privée, mais aussi car elles portent la lourde charge du travail domestique, encore trop inégalement répartie, les forçant souvent à faire deux journées de travail en une, ou bien en les éloignant du secteur de l’emploi formel.
Le femmes sont encore amenées à devoir prioriser — ou sacrifier — leur vie professionnelle ou familiale. De fait, le modèle professionnel actuel est prévu par et pour des hommes, avec des journées de travail très longues, peu de flexibilité, priorisant l’évolution professionnelle, mais laissant peu de place à la vie de famille.
Nous gagnerions à construire un modèle qui conviendrait à la fois aux hommes et aux femmes, et qui permettrait un meilleur équilibre entre travail et vie privée. Le revenu de base n’est qu’un outil s’inscrivant dans un projet de société plus large. Il permet de questionner l’importance prédominante de la valeur travail, laquelle alimente finalement le système capitaliste, de même que les relations inégalitaires entre les hommes et les femmes face au travail professionnel et domestique, alimentent quant à elles le système patriarcal. Deux faces d’une même monnaie.
[1] Organisation Internationale du Travail, « Les femmes au travail, Tendances 2016 », Résumé analytique, 2016.
[2] David Graeber : « Il faut ré-imaginer la classe ouvrière », Médiapart, avril 2018, par Joseph Confavreux et Jade Lindgaard.
[3] Emission « Des chaussettes et des hommes » dans le podcast de Victoire Tuaillon Les couilles sur la table, parue en octobre 2017. Interview de Titiou Lecoq et présentation de son ouvrage : « Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale » (Fayard).
[4] Sophie Blanchard, Intersectionnalité, migrations et travail domestique : lectures croisées en France et aux États-Unis, 2014.
[5] André Gorz, « Pourquoi la société salariale a‑t-elle besoin de nouveau valets », Le Monde Diplomatique, juin 1990.
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[…] Un trio d’articles de Nicole Teke pour le Mouvement Français pour un Revenu de Base détaille les perspectives féministes d’un revenu sans condition. […]
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