L’intelligence artificielle et la robotique dopée à l’IA vont-elle détruire (remplacer) de nombreux emplois ?
C’est aujourd’hui une quasi certitude, observable tous les jours dans de nombreux secteurs. Les comptables, les opérateurs administratifs, les agents de change, les secrétaires, les caissières de supermarchés…sont remplacés par des appareils automatisés plus ou moins “intelligents”. Les capacités de traitement de l’IA vont accélérer le phénomène, affirme Sami Biasoni dans un entretien accordé au trimestriel Front populaire (n°14, propos recueillis par Stéphane Simon).
Les traducteurs, les scénaristes (récemment en grève à Hollywood, car inquiets de leur obsolescence vis à vis de l’IA), les avocats, les journalistes sont potentiellement remplaçables par l’IA.
Un exemple entre mille : en France, des bus autonomes sans chauffeur sont en cours d’expérimentation.
Cette automatisation des bus permet de réduire les frais de main‑d’œuvre et de simplifier les opérations. De plus, les bus autonomes peuvent fonctionner 24 h sur 24, 7 jours sur 7, sans nécessiter de repos pour les conducteurs. Un exemple entre les dizaines. Une décroissance de la masse salariale et un attrait irrésistible pour un entrepreneur conséquent. La RATP (autobus) est en voie de privatisation, la rentabilité fait loi.
Le grand remplacement prend chaque jour de l’ampleur : “qui travaillera demain et pour pour quoi faire ?”, se questionnait-on dans un récent colloque.
La question vaut déjà pour aujourd’hui en observant le processus en cours.
La comédie du travail
Dans son entretien pour Front populaire, Sami Biasoni affirme :
“Sur une population de 68 millions d’habitant, 29 millions constituent le vivier des personnes dites « actives ». Parmi elles environ 6 millions de demandeurs d’emplois, 3 millions sont sans aucun emploi. Cela laisse environ 20 millions de personnes en activité, soit moins d’un français sur 3. Plus de 55 % des français de la population active affiche des revenus inférieurs au seuil d’imposition. Par ailleurs, parmi les personnes en activité, près de 9 millions travaillent dans l’administration publique, de l’enseignement, de la santé humaine et de l’action sociale. Beaucoup d’autres dans le secteur privé sont au service de leurs concitoyens.
Une proportion qui devrait continuer à s’accroître à mesure que les services seront automatisés par les algorithmes, le numérique et l’IA. Cela signifie qu’il existe un ruissellement important des secteurs dits “productifs” vers la catégories de population qui ne travaillent pas, ainsi que vers les secteurs qui les “servent”.
[ De fait, un déversement, primaire- secondaire- tertiaire/ Alfred Sauvy].
“Le cumul des versements quais-universels comme le RSA,les allocations familiales, l ‘ASPA, les APL, constituent une sorte de revenu universel qui ne dit pas son nom.[…]
Philosophiquement, il n’en va pas de même. La mise en place, d’un véritable revenu inconditionnel témoignerait d’une bascule en matière de solidarité. Il est loin d’être acquis que nous soyons collectivement prêts, tant les effets de bord, abondent.”
Laurent Alexandre, qui s’exprime dans le même entretien est lui, farouchement contre toutes formes de revenu universel. Dans “La guerre des intelligences”, (J.-C. Lattès, 2017) il veut en faire un interdit aussi fort que l’inceste.
Ce qui veut dire, me semble-t-il, que la question du travail n’est pas seulement une question économique, mais aussi culturelle et idéologique, politique.
Moins d’un français sur 3 travaille et parmi ceux qui travaillent (occupés par un travail-emploi,dans les terme d’ André Gorz), combien sont occupés par des “bullshit jobs” (boulots à la con) ? David Graeber en fait le décompte, ils sont nombreux.
Le travail qui perdure est assez largement une comédie, une comédie du travail.
Nonobstant, ne rions pas, les ploutocrates globalisés feront tout – vraiment tout et n’importe quoi – pour que perdure la comédie : leurs fortunes et privilèges en dépendent.
[Distribution et commentaires sur un 4 pages, ici non reproduit.]
Vous aurez bientôt la parole pour compléter ou contredire mes propos. En attendant les tendances lourdes que j’essaie de décrire semblent bien s’accélérer chaque jour.
Un glissement progressif vers le transhumanisme est également discernable.
Aristote et les navettes
Dans son entretien pour Front Populaire, Dany-Robert Dufour affirme :
“Il est clair que l’IA pose beaucoup de questions, dès lors que les machines peuvent remplacer les hommes dans la production. […]. C’était déjà un problème lorsqu’elles se sont mises à remplacer les hommes dans la production industrielle. Or, elles sont en train de remplacer les hommes dans la création d’objets et de moyens intellectuels. Donc oui, il y aura des hommes qui pourront capter tous les bénéfices et ceux qui se retrouveront hors jeu. Ou pire…
- Ou pire… Que voulez vous dire ?
- Je veux dire que nous n’aurons plus affaire à une humanité à deux vitesses. […].
Nous aurons affaire à un processus bien plus grave, de l’ordre d’une scission de l’humanité, avec d’un côté une surhumanité qui résultera d’une hybridation avec des machines et/ou d’une augmentation biologique, et de l’autre une humanité restée dans sa définition usuelle. […].”
Ces derniers sont (seront ?) “les chimpanzés du futur”, dans les termes de Pièces et main d’œuvre.
D.-R. Dufour semble craindre le glissement progressif vers un transhumanisme, un néo-nazisme high-tech. Le film Metropolis est peut-être une fiction tendant à se réaliser ?
Dans cette évolution fort inquiétante, peut-on discerner quelques éléments potentiellement positifs ?
C’est la question qui est posée par Dany-Robert Dufour :
“Les partisans de l’IA y voient clairement un outil de progrès, libératoire pour l’espèce humaine, notamment dans le temps qu’elle peut dégager, si les gains de productivité…etc.
- Oui, ils seraient pertinents…à condition de sortir du capitalisme. Si on y reste, il, est clair que les gains de productivité du travail ne serviront qu’à produire plus pour que certains gagnent plus. Quitte à excaver pour ce faire des pays entiers et aggraver l’état de l’environnement.
C’est donc à condition de sortir du capitalisme que l’IA pourrait être libératoire. Il nous faudrait sortir du productivisme forcené. Or, ce poison productiviste pourrait sous condition, tel le pharmakon de Platon [“le pharmakon est curatif dans la mesure, dans le démesure, c’est une puissance destructrice.” Voir Ars Industrialis].
Ce poison, donc devenir un remède. […] Le machinisme, dans ses extrêmes développement robotiques actuels pilotés par l’IA, rend en effet caduc le besoin d’une force de travail humaine. […].”
Il s’agit, quant au remède, d’une anticipation anticapitaliste…
Dufour de continuer [ – 384, – 322] :
“Aristote avait déjà imaginé que si un jour “les navettes tissaient d’elles-mêmes, les ingénieurs n’auraient plus besoin d’exécutants, ni les maîtres d’esclaves”. ”
Les propos de Dufour sont écourtés dans le magazine. Ce qui est formulé, anticipé par Aristote est le problème/dilemme contemporain. Dans un de ses ouvrages Le délire occidental il développe plus longuement cette idée-intuition fondamentale.
La citation vaut que l’on s’y arrête.
“Il est à noter qu’Aristote imaginait « que si un jour les navettes tissaient d’elle même et les plectres [petites baguettes servant à pincer les cordes] jouaient tous seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient plus besoin d’exécutants et les maîtres d’esclaves.” (Politique 1.4).
Avec le développement du machinisme pendant les révolutions industrielles, ce moment est venu. Nous aurions dû sortir du travail aliéné. Pourquoi y sommes-nous entré davantage ? C’est là une question d’autant plus immense que la philosophie première, celle qui allait jusqu’à justifier l’esclavage, envisageait à terme, sa suppression par une énergie mécanique autonome remplaçant l’énergie manuelle fournie par des hommes réduits à l’état de bêtes. Or, quand ce moment hypothétique est enfin réellement venu, non seulement le travail esclave n’a pas disparu, mais il s’est renforcé.”
Le délire occidental (Ed. LLL, 2014 , p. 64,65).
Dufour de reprendre dans l’entretien pour Front Populaire :
“Il n’a fallu que deux millénaires pour que la vision d’Aristote se réalise. […]. Si l’on était dans le seul cadre de la logique telle que tracée par Aristote (et pas dans celui du maintien d’une domination) on pourrait affirmer que le moment est venu de sortir progressivement du travail aliéné.”
Un dépassement, abolition du salariat en d’autres termes.
L’évolution (révolution ?) ne tombera pas du ciel. La ploutocratie globalisée – avec extrême vigueur – défendra ses privilèges.
Deux itinéraires de diversion de contrôle et soumission sont probables.
1 – Distraction, titytainment
C’est l’américain démocrate Zhignizew Brzezinski qui a popularisé le terme, néologisme américain titytainment durant le forum mondial en septembre, octobre 1995 à San-Francisco. Tous les “grands” de ce monde était là.
Titytainment : néologisme américain, “tity” ce sont les seins, nichons et entertainment, distraction, spectacle. Le tout, distraction gentiment érotique pour provoquer un assoupissement de la raison. Somnolence politique nécessaire. Dès 1995, les gens bien placés anticipait le fait que 20 % de la population active suffirait à maintenir l’activité économique mondiale. Pour les 80 % de surnuméraires il faut programmer un niveau de vie chichement suffisant et des distractions captivantes.
En 1995, l’automatisation de la production se faisait sans Intelligence artificielle et robotique performante…
André Gorz, Jean-Claude Michéa ont écrits des lignes décisives sut cette distraction stratégique. Je vous y renvoie.
Après ou avec la distraction la seconde ruse de la déraison capitaliste, pourrait être :
2 – Élimination, marginalisation
Dans La dynamique du capitalisme au XX ième siècle, (éd. Payot, 1993) Pierre Souyri fait valoir que la pure logique du capitalisme imposerait d’abandonner les « inutiles au monde », de les laisser s’entre-tuer pour des emplois serviles mal payés et de logement dégradés.
La ploutocratie globalisée du haut de ses terrasses climatisées et sécurisées aurait sous les yeux un spectacle captivant.
Une dystopie qui n’est pas improbable dans des modalités non prévisibles.
De nouveaux luddistes ?
Sauf orientation à la manière Aristote-Dufour, l’avenir est sombre.
Alors, IA, robotique, production cybernétique…pourra-t-on y échapper ?
Un peu, beaucoup, totalement ?
“Non”, répond Dany-Robert Dufour.
Dans le même entretien :
“L’idée de laisser chacun libre d’utiliser ou non l’IA ne tient pas debout puisque toutes les relations sociales, professionnelles et amicales sont médiées par des engins utilisant l’IA.”
Peut-être verrons-nous de nouveaux luddistes (1) qui briseront leur ordinateurs à coups de marteau. Les mêmes et leurs amis Amish iront jeter leurs smartphones dans la Seine.”
Peut-être. Attendons pour voir.
(1) Les artisans tondeurs et tricoteurs qui dans l’Angleterre de 1811, 1812 s’opposaient aux employeurs manufacturiers qui favorisaient l’emploi de machines. Les luddistes ou luddites sont souvent présentés comme “briseurs de machines” (Wikipédia).
Plutôt qu’abandonner les victimes de la robotisation de la Société ne faudrait il pas imposer la destruction des emplois en atténuation des charges de solidarité sociale.