La vie mise au travail est un petit livre pédagogique qui, en un peu moins de cent pages, développe la proposition d’un Revenu de base inconditionnel (RBI) en partant d’une analyse fine des nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation au temps du capitalisme cognitif.
Cette capacité pédagogique et de synthèse n’a rien d’étonnant pour qui connaît cet auteur qui possède plusieurs cordes à son arc. Professeur associé à l’université de Pavie, vice-président jusqu’en 2012 du Basic Income Network-Italia (Mouvement italien pour un revenu de base), Andrea Fumagalli est un économiste iconoclaste qui combine une intense activité de recherche dans l’économie du travail à un engagement militant qui, depuis trente ans, fait de lui un des principaux porte paroles de la revendication du revenu de base au sein des mouvements des travailleurs précaires en Italie.
Cet ouvrage constitue la version française, en grande partie revue et augmentée, d’un pamphlet à grand succès publié en Italie en 2013, intitulé « Le travail, mal commun ». Par ce titre délibérément provocateur, l’auteur entendait ironiser sur l’attitude myope de nombre d’économistes et d’hommes politiques, y compris de gauche, qui ont désormais introjecté le diktat des politiques néolibérales et de la BCE, selon lequel l’affaiblissement continuel du système de protection sociale et la précarisation du travail représente la condition préalable nécessaire au retour d’un mythique plein emploi.
Dans le cadre de l’approche du capitalisme cognitif, l’auteur démantèle point par point l’ensemble des postulats à la base de ce paradigme. Au modèle néolibéral de flexibilité défensive (pour reprendre une expression de Rober Boyer), il oppose un modèle de flexibilité offensive fondé sur une séquence inversée. Ce n’est pas la baisse du coût du travail, mais la garantie d’un revenu indépendant de l’emploi qui doit devenir la condition préalable d’un nouveau pacte social permettant le passage du principe du « droit au travail » à celui du « droit au choix du travail ». Pour étayer cette thèse, l’analyse de l’auteur s’articule en trois chapitres.
Le premier est dédié à un démantèlement de « l’idéologie du travail (salarié) » qui continue à imprégner nos sociétés. Dans cette démarche, l’auteur nous conduit dans une « revisitation » historique et théorique de l’origine polysémique du concept de travail, en mettant en exergue la manière dont le capitalisme a construit son assimilation abusive à ce que Gorz appelait le travail-emploi.
Le second chapitre est consacré aux transformations de la régulation du rapport salarial dans le « passage du fordisme au biocapitalisme cognitif ». La thèse défendue par l’auteur est que le nouveau capitalisme est parvenu à mettre en place de nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation encore plus redoutables que celles du taylorisme. Dans ce dernier, en dépit du caractère routinier du travail, le repérage d’une frontière assez nette entre le temps du travail et le temps libre était encore possible. Cette possibilité est en revanche définitivement remise en cause dans le nouveau capitalisme. Dans l’économie cognitive, les frontières entre temps de travail et temps libre, comme celles entre production et consommation se brouillent. Plusieurs tendances expliquent cette évolution en se combinant et en se renforçant l’une l’autre.
D’une part, la pression de la précarité et l’insécurité croissante de l’emploi, y compris pour les travailleurs en CDI, accentuent la tendance intrinsèque au travail cognitif à déborder sur l’horaire officiel du travail, pour englober l’ensemble des temps de vie. D’autre part, la révolution des technologies de l’information et de la communication favorise un puissant processus d’externalisation du travail vers les consommateurs et l’essor de ce qu’on appelle le digital labor.
En somme, la vie, toute la vie, tendrait ainsi à être mise au travail. Loin d’entrer dans l’époque de la « fin du travail », nous sommes plutôt en présence d’un « travail sans fin », souvent gratuit, qui assujettit désormais l’ensemble des temps sociaux à la logique marchande et du profit. C’est ce que Fumagalli désigne, en prolongeant la pensée de Marx, par le concept de « subsomption vitale » du travail et de la vie au capital.
Le dernier chapitre, intitulé significativement « Que faire ? » développe alors la proposition d’un revenu de base inconditionnel. Selon l’auteur, ce dernier doit être pensé dans une double perspective. La première est celle de l’instauration d’un revenu primaire qui ne relève pas de la redistribution et de l’assistance, mais de la reconnaissance d’une activité productrice de valeur qui est aujourd’hui non reconnue et non rémunéré. La seconde consiste à inscrire le revenu de base inconditionnel dans un projet de transformation social plus vaste permettant la transition vers une économie basée sur le primat du non-marchand et un ensemble de droits imprescriptibles (santé, éducation, etc) qui feraient de l’homme non plus le moyen, mais la finalité même du fonctionnement de l’économie.
Carlo Vercellone
La vie mise au travail. Nouvelles formes du capitalisme cognitif, par Andrea Fumagalli. Préface de Christian Marazzi. Éditions Eterotopia/Rizhome, 2015, Paris. 97 pages. ISBN : 979 – 10-93250 – 06‑9. 13,50 €.