“À la reconquête du temps libre”, de Jean-Miguel Pire (Éditions Sciences Humaines. 2024) est dense, efficace sur le plan de la démonstration philosophique.
La définition et mise en situation de l’otium et de la skhôlè est faite de façon pédagogique.
Par-contre, l’actualisation des conditions d’émergence du loisir fécond n’est pas du tout abordée. Volontairement, pour ne pas alourdir la démonstration ? Sur cette absence, plus loin, nous reviendrons.
Le titre n’est pas entièrement original, on le trouve dans des articles sur papier et en écriture numérique sur plusieurs sites.
Le texte.
Avant d’être romain, l’otium, loisir fécond, fut grecque et définit comme « skhôlè que la pensée antique hissait au sommet des activités humaines ». (p.7).
Belles pages de Sénèque sur cette activité de haute valeur ajoutée.
Avec anticipation (impatience ?) J.-M. Pire d’écrire : « Le moment semble venu de nous réapproprier cet usage émancipateur et responsable du temps libre.
La tonalité du livre nous approche du protreptique d’Aristote et de son exhortation à la philosophie.
« Les Grecs découvrent que la conscience ne peut, sans malheur, s’abstenir de chercher une explication au monde qui l’environne. Aussi doivent-ils réserver le meilleur de leur temps et de leur énergie à acquérir la lucidité indispensable à la quête de la vérité. […] Les nécessités biologiques les plus triviales, jusqu’au simple fait de travailler pour s’assurer un revenu, les activités non spéculatives sont jugées mineures. » (p.37).
Autre époque, autre hiérarchie des valeurs…
Le terme, « avec le a privatif, signifie que, par essence, le travail se définit d’abord par la privation de la skhôlè, car il délimite le temps où il n’est pas possible de se livrer au loisir fécond »(p. 37).
L’invention de le skhôlè engendra deux institutions majeures : la philosophie et la démocratie » (p.37). Rien de moins, et ce n’est rien. Le temps libre est encore aujourd’hui potentiellement révolutionnaire.
« La démocratie sera la conséquence politique tirée de ce constat selon lequel le bon développement de la Cité repose sur une sagesse qu’il faut encourager chez l’ensemble de citoyens » (p.37).
La skhôlè est réservée aux citoyens, les esclaves, les femmes et les métèques n’y ont pas accès, faut-il le rappeler ?
Athènes, puis Rome
« Dans le vaste mouvement d’appropriation romaine de la culture grecque, la skhôlè apparaît sous le nom d’otium […] (p.42).
L’otium studiosum est proche de l’ancienne skhôlè. […].
Une différence notable entre Athènes et Rome ; « Rome va donner la priorité au negotium, littéralement ce qui nie l’otium. » Le négoce n’est un loisir, c’est l’intérêt qui, le motive.
Parmi les auteurs cités, Michel Foucault est largement mit à contribution.Michel Foucault, seconde période.
« L’otium studieux, en tant qu’il est un art de soi-même qui a pour objectif de faire que l’individu établisse à lui-même un rapport adéquat et suffisant pour atteindre une souveraineté lucide et totale. » (Dits et écrits). (citation p.53).
L’objectif est ambitieux, nécessairement, mais « dans la précipitation générale, chacun ressent le besoin de ralentir pour réfléchir. Comment ressaisir notre temps libre pour à nouveau penser, imaginer, contempler ? »
Et « La transformation « du temps de cerveau disponible » en bien marchand constitue sans doute le plus grand dommage que l’on ait pu causer à l’autonomie de la pensée. » (p.24).
Pour réellement innover, puisons dans l’Antique
L’otium pour tous, la skhôlè généralisée ne semblent pas accessibles à court terme. Une révolution culturelle est un préalable dans l’ordre du mental.
Dans l’ordre économique et politique, les obstacles ne sont pas moindres.
Jean-Miguel Pire, ignore largement, fait l’impasse sur le monde économique réellement aujourd’hui perdurant.
L’Europe de Maastricht, c’est l’extension sans limite du domaine de la Marchandise. La religion du negotium s’immisce dans tous les interstices sociaux. Les inactifs, inutiles au monde capitaliste, sont réprimés, amputés de leurs maigres revenus s’ils sont chômeurs.
Avec moins de 1000 euros par mois, l’otium est dur à vivre. Voire impensable.
Cela est d’autant plus déplorable que les innovations productives telles l’automatisation dopée à l’Intelligence Artificielle (IA) pourraient – sous conditions – remettre le travail (ponos) à un place marginale.
Les gains de productivité utilisés pour travailler — beaucoup — moins pourraient offrir à toutes et chacun l’espace du loisir fécond dont bénéficiât la minorité aristocratique. La combinaison d’un revenu de base à un niveau libératoire, articulé à une déduction féroce du temps de travail, serait un grand pas vers une émancipation générale. Cette proposition n’est pas dans le livre de Pire. Un ajout du critique.
L’otium pour tous, pour le peuple, la skhlôlè généralisée n’est-elle rendue — potentiellement – possible et nécessaire à l’heure actuelle ?
Potentiel au sens d’Aristote et des grecs : « ce qui n’est pas encore réalisé, ce qui n’est que virtualité ».
Soyons moderne, puisons dans Aristote de nouveau.
C’est en – 335/323 av. J.-C que dans Politique, Aristote futurologue écrivait :
« Si un jour les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres [petites baguettes de bois servant à pincer les cordes] jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin exécutants et les maîtres d’esclaves. »
Actualisation en 2024 : « Il ne faut pas craindre les destructions d’emplois liées à l’automatisation que permet la 5 G .»
Les Echos, journal de référence pour la pensée libérale. Ve./Sa. 3 février 2024, p.17.
Rien à craindre, vraiment ? Pour la suite, rien n’est écrit.
Offrez-vous un otium/skhôlè dès maintenant, prenez le temps de lire le livre de Pire.
Alain Véronèse.