Roderick Benns a récemment interviewé David Calnitsky, qui est un doctorant en sociologie à l’Université de Wisconsin-Madison terminant sa thèse sur l’expérimentation de revenu de base « Mincome ». L’expérimentation a eu lieu dans les années 1970 à Dauphin, dans le Manitoba. Il en a récemment publié une partie sous la forme d’un article : « Plus normal que l’assistance » : L’expérimentation Mincome, la stigmatisation et l’expérience communautaire.
Benns : Quels ont été deux ou trois des aspects les plus révélateurs de l’expérimentation de revenu de base menée à Dauphin ? Comment cela a‑t-il changé la vie des gens ?
Calnitsky : Mon récent article traite de la stigmatisation sociale, et plus largement, du problème de la dignité auquel, selon moi, nous ne sommes pas suffisamment attentifs dans ces débats. Les participants rodés au système d’assistance sociale ont écrit sur les indignités persistantes qu’on leur inflige. Dans le même temps, les personnes interrogées sur le Mincome ont considéré ce programme comme une source pragmatique d’assistance. D’après ces personnes, y participer n’a pas entamé leur position sociale.
Et il y a deux raisons à cela : d’abord, au lieu d’une inquisition dégradante et invasive émanant des travailleurs sociaux, Mincome n’était pas différent des prestations non-stigmatisantes qui peuvent survenir au moment des impôts. Il n’impliquait pas le même traitement au cas par cas, la même investigation en profondeur de la vie des bénéficiaires. Tout pouvait être fait par courrier. Deuxièmement, et c’est peut-être plus important, il s’agissait d’un programme largement abordable et universaliste. Il traitait de la même manière beaucoup de personnes très différentes. Il a rendu floues les lignes de démarcation entre les travailleurs pauvres, les handicapés, les chômeurs et les ex-bénéficiaires des minima sociaux. Plus un programme est universaliste, plus il touche de monde, plus il commence à paraître naturel.
Tenez, par exemple, une personne a écrit : « Je pense que [l’assistance sociale] est plus faite pour les handicapés ou les personnes qui sont trop fainéantes pour travailler. Cela ne nous concerne pas. Nous sommes capables de travailler et nous le voulons mais ne pouvons pas obtenir d’emploi à cause du faible nombre d’offres. » Ils ont rejoint Mincome simplement parce qu’ils étaient « à court d’argent ». Mincome, au lieu de signifier votre valeur morale, était juste un moyen pragmatique de résoudre vos problèmes.
Si l’on est intéressé par des politiques sociales qui tiennent dans la durée, je pense que le problème de la dignité, ou les aspects moraux de ces politiques, méritent qu’on y regarde plus attentivement. Les programmes de revenu universel seront populaires, et cette popularité est la clé de leur durabilité. De plus, à la différence des programmes d’assistance ciblée, ils n’accentuent pas les divisions entre pauvres et travailleurs.
Benns : Il semble que l’on soit sur la voie de nouveaux projets pilotes au Canada, avec des données mises à jour. Grossièrement, avez-vous une idée des résultats que l’on obtiendra ? Est-ce que les changements intervenus dans la société depuis les années 1970 affecteront inévitablement les données ?
Calnitsky : Je pense que les projets pilotes sont très excitants. Il y a, en revanche, quelques pièges à éviter. De mon point de vue, si l’on regarde l’expérimentation Mincome, l’un des problèmes de l’approche expérimentale est que vous récoltez beaucoup de données empiriques, mais vous passez à côté de l’important effet de popularité. C’est, pour un défenseur du revenu de base, la différence entre mener une expérimentation et mettre réellement la chose en place : vous ne bénéficiez que tardivement de la popularité du dispositif, qui dissuade les politiciens d’y mettre fin ou de l’ignorer poliment grâce aux résultats forcément contrastés. Mincome a été populaire, mais cette popularité ne peut se traduire en une politique sociale robuste qu’une fois le dispositif mis en place à grande échelle.
L’assurance maladie universelle au Canada a été simplement mise en place. Une fois en place, sa popularité a rendu difficile de faire machine arrière. Si on l’avait d’abord expérimentée, il aurait été facile d’imaginer des résultats négatifs venant d’ici ou là, diminuant ses chances de voir le jour.
Ce point est aggravé par le fait qu’il n’est pas souvent clair de savoir quels résultats sont acceptables. Les débats autour des expérimentations américaines et canadiennes des années 1970 étaient embrouillés dès le départ, parce qu’il n’y avait pas d’accord préalable sur ce qui était acceptable en termes de réduction de la quantité de travail. Ainsi, défenseurs comme opposants avaient des munitions : les défenseurs voyaient la faible désincitation au travail comme justifiant la faisabilité du programme alors que les opposants interprétaient la même donnée comme un signe de l’échec du programme.
Pour ce qui est des changements intervenus depuis les années 1970, je dirai deux choses : d’abord, il est évident qu’il y a un fossé entre une petite ville rurale et les marchés de l’emploi actuels. Malgré ça, le marché du travail saisonnier de Dauphin ressemble, par sa précarité, au monde du travail contemporain. Sur cette base, un certain nombre de participants a déclaré avoir rejoint Mincome pour des raisons liées à la sécurité de l’emploi. Une femme a dit ceci : « Incertaine quant aux capacités de mon mari à gagner de l’argent pendant les mois d’hiver, étant donné que les saisons affectent parfois ses rentrées d’argent… Si l’un perd son emploi (ou tombe malade), je pense que Mincome donne aux familles un peu plus de sécurité et contribue à faire disparaître les craintes qui y sont liées. » Sa famille a été confrontée à d’autres circonstances, mais l’insécurité est un trait commun. Et il y a peu de doute quant au fait que le marché de l’emploi est encore moins sûr qu’il ne l’était dans les années 1970.
En deuxième lieu, il y a eu des changements importants concernant le système d’aides sociales contemporain, mais sur bien des points l’on constate toujours la même manière de régenter la vie des pauvres, la même distinction entre les « méritants » et les « non-méritants ». De récentes études montrent que le système d’assistance sociale continue à être marqué par une forte stigmatisation sociale, et je pense qu’on a toutes les raisons d’espérer qu’un système plus universaliste et inconditionnel améliorera la vie des gens de la même manière qu’il l’a fait dans les années 1970.
Benns : Vous avez fait une étude qualitative des années Dauphin avec revenu de base. Y a‑t-il une anecdote particulièrement forte qui vous vient à l’esprit ?
Calnitsky : Ce qui est peut-être le plus intéressant est que j’ai découvert que la signification sociale du Mincome était si puissante que même des participants qui eux-mêmes adoptaient des attitudes particulièrement négatives à l’égard de l’assistance sociale – des gens qui s’y opposaient sur des bases morales, qui voyaient les bénéficiaires d’un mauvais œil et qui croyaient fermement au principe de gagner sa vie – se sont senties capables de recevoir les versements du Mincome sans y voir de contradiction.
Un homme qui a écrit « recevoir des allocations revenait pour moi à accepter quelque chose sans rien donner en retour » a rejoint Mincome parce que cela « pourrait être un bénéfice pour moi à un moment donné ».
Une autre personne refusait les allocations, en disant « les allocations sont pour les nécessiteux ou les clochards ». Il a rejoint Mincome pour des raisons pragmatiques : « pour le revenu supplémentaire ».
Un troisième les refusait en disant : « Je suis capable de m’en sortir tout seul. » Il a rejoint Mincome en disant : « Je pourrais avoir besoin d’aide. »
C’est sur ce genre de réception positive que repose réellement la viabilité du programme. Si nous voulons des politiques sociales robustes, nous devons tourner les yeux vers des programmes universalistes qui mettent hors sujet la question de la qualité morale des pauvres.
Entretien originalement publié en anglais le 17 mars 2016 sur le site du Réseau canadien pour le revenu garanti. Adaptation française : Arthur Mignon. Photo : DR.
“Le revenu de base n’amplifie pas les divisions entre pauvres et travailleurs”
Sauf chez les plus c*ns d’entre eux, avec lesquels il faudra toujours composer !