Alors que nous avons suffisamment de ressources pour assurer les besoins fondamentaux de l’humanité entière, certains sont malgré tout laissés pour compte, dans un “désert monétaire”. Comment dès lors résoudre ce paradoxe ? La réponse : en trouvant des alternatives au modèle actuel de redistribution du bien commun.

Avant d’introduire ce qu’est pour moi le revenu d’existence, je voudrais le situer dans un contexte plus global qui relie le bien commun et les libertés individuelles dans un nouveau contrat social, celui du XXIème siècle.

Il est sidérant, au XXIème siècle, d’observer encore dans notre république et plus largement sur la planète, l’écart entre les stocks de monnaies qui se forment à certains endroits du monde et l’absence de monnaie en d’autres lieux, ne serait-ce que pour satisfaire des besoins de base ou réaliser les investissements nécessaires aux temps nouveaux.

C’est un peu comme si dans le corps humain, le sang s’accumulait dans un organe au détriment de tous les autres. Non seulement l’organe en question en deviendrait malade, mais il en serait de même pour ceux qui seraient privés de sang ! Regardons donc de plus près ces “déserts monétaires”…

Irriguons les “déserts monétaires”

Comment se fait-il qu’en sachant qu’il est possible de soigner, nourrir, vêtir, loger et informer tous les habitants de cette planète dans le respect des hommes et de la nature, une partie d’entre eux, malheureusement encore très importante, reste à l’écart de la circulation monétaire et ne peut donc rendre solvable sa demande pourtant légitime ? Pourquoi ne sommes-nous pas encore égaux en droit sur le plan de la satisfaction de nos besoins fondamentaux ?

Ce n’est pas la faute de notre appareil de production : il est capable de produire bien plus que nos besoins fondamentaux et il serait même capable, si on lui en donnait les moyens, de produire bien mieux (c’est-à-dire de produire en respectant en plus les grands équilibres de la planète et les générations futures).

Serait-ce alors un problème de ressources, de matières premières ? Je ne le crois pas non plus.

Prévenir les maladies et soigner les humains, leur fournir une alimentation et de l’eau saines, produire des vêtements, leur construire des appartements et/ou des maisons écologiques et enfin les informer correctement devrait pouvoir entrer dans le domaine du supportable et du durable pour notre Pachamama (Terre-Mère).

Nous avons l’appareil de production, nous avons les ressources et les matières premières mais que nous manquerait-il donc encore ? Ah ! C’est sûrement un problème de main d’œuvre alors ? Cela m’étonnerait beaucoup !

Chaque année, chez nous en France et dans le monde entier, des millions d’ouvriers, d’employés, de professionnels qualifiés, de techniciens et d’ingénieurs entrent sur le marché du travail ou sortent de nos écoles où l’on délivre un enseignement de plus en plus standard. Ils sont donc performants pour reproduire méthodiquement et efficacement quasiment n’importe quel bien, service ou information satisfaisant un besoin fondamental.

Malheureusement, cette formidable main d’œuvre, formée, motivée et prête à accomplir un travail d’intérêt général, source de nos plus grandes réalisations depuis trois siècles, se retrouve sans emploi et par conséquent sans revenu d’activité.

Le cercle vicieux de la demande non solvable

Comment, avec tous ces besoins non satisfaits, les entreprises n’ont-elles pas besoin de main d’œuvre pour produire des biens et des services utiles à la population ?

Parce que cette demande non satisfaite n’est pas solvable. C’est-à-dire que ceux qui ont ces besoins n’ont pas de monnaie pour que leur demande le soit. C’est un peu comme si au moment d’une élection, il n’y avait pas assez de bulletins de vote pour tout le monde. Autrement dit, nous avons les urnes (les entreprises) mais pas les bulletins de vote (la monnaie).

Mais comment peuvent-ils faire pour rendre solvable leur demande ?

Pour rendre leur demande solvable, il faut qu’ils aient de la monnaie et pour avoir de la monnaie, il faut qu’ils reçoivent soit un revenu d’activité, c’est-à-dire un revenu salarial ou non salarial, soit une allocation conditionnelle (parmi les 150 existantes en France) liée à une communauté.

Ainsi, pour satisfaire mes besoins, il faut que j’exprime une demande solvable sur un marché. Pour que ma demande soit solvable, il me faut de la monnaie. Et pour avoir de la monnaie, il me faut un revenu d’activité qui lui-même provient de la vente d’un produit sur un marché où s’exprime la demande solvable ! Alors, permettez-moi l’expression : « Le serpent se mord la queue ! ».

Jamais on n’en sort… Et c’est même pire : on patine et on s’y enfonce.

En effet aujourd’hui, à demande de base solvable égale, nous sommes capables de produire de mieux en mieux, c’est-à-dire avec moins de matière première, d’énergie et surtout de main d’œuvre, le tout de façon de plus en plus durable et recyclable ! Bien sûr, on peut regretter que cela n’aille pas plus vite, mais la transition est bien engagée. Cela veut donc dire que nous aurons besoin de moins en moins de main d’œuvre dans l’activité de production de biens, de services et d’information, c’est-à-dire dans le secteur dit « marchand ».

La baisse des revenus d’activité qui s’en suit pour de plus en plus d’êtres humains est de surcroît renforcée par le fait que les marchés locaux sont désormais interconnectés avec des marchés globaux dans le reste du monde. Du coup, les consommateurs peuvent acheter des produits sur un marché local et générer des revenus d’activité sur un autre marché dans le reste du monde.

Si nous sommes capables de produire de mieux en mieux pour de plus en plus de demandeurs, nous sommes en même temps capables de le faire avec de moins en moins d’humains. Il s’ensuit que nous générons bien de plus en plus de revenus d’activité mais pour de moins en moins de demandeurs, du moins dans les pays développés.

Un modèle de redistribution moribond

Cette contradiction nous sera fatale si nous ne faisons rien pour maintenir une demande solvable pour tous, seule capable de mobiliser un marché avec des entreprises saines qui pourront produire durablement et éviter la multiplication des risques d’exclusion.

Dans le cas contraire, cela veut dire que le marché continuera à se tourner naturellement vers la demande solvable, qui, elle, deviendra de plus en plus solvable mais qui comptera de moins en moins d’humains.

Cette contradiction sera fatale car, de fait, les allocations compensatoires versées aujourd’hui sous différentes formes par les communautés devront prendre en charge de plus en plus de citoyens incapables de faire face ne serait-ce qu’à leurs besoins fondamentaux. Or, elles ne le pourront pas, du fait que ces allocations sont financées aujourd’hui uniquement par l’impôt, les charges sociales et certaines taxes qui justement dépendent essentiellement des revenus d’activité versés à de moins en moins de citoyens.

Pour couronner le tout, notre système fiscal et social est porté par des institutions financières (en France, le Trésor public et les différentes caisses sociales) qui sont en concurrence avec leurs homologues dans le reste du monde, dont les garanties et les allocations sont moins importantes. Nos institutions ne pourront pas augmenter indéfiniment leurs prélèvements, notamment dans un contexte de concurrence internationale qui ne porte pas ce même choix social et fiscal.

C’est inéluctable : notre modèle de redistribution va s’effondrer sous son propre poids. Ce n’est qu’une question de temps, qui est fonction de notre capacité à rembourser les crédits que nous avons déjà contractés et que nous contracterons pour maintenir les équilibres financiers de notre budget national. Mais comme nous le savons tous, sans un changement radical de la gestion du crédit et des intérêts cumulés qu’il génère, ces remboursements deviendront de toute façon insupportables.

La nécessité d’assurer une redistribution optimale de la monnaie

Ne nous méprenons pas ; je ne suis pas en train de dire que notre système fiscal et social est trop gourmand, ni que nos garanties et nos revenus d’existence sont trop hauts et donc insupportables au regard de la concurrence des autres communautés mondiales.

Je dis que nos garanties et nos revenus d’existence sont trop faibles au regard des enjeux sociaux et environnementaux de ce XXIème siècle et que les risques d’exclusion croissent au-delà du raisonnable.

Je revendique donc que nous devons assurer une circulation optimale de notre monnaie afin qu’elle irrigue tout le tissu social, en particulier le nombre croissant d’humains qui ne peuvent satisfaire leur demande solvable face à des entreprises qui pourraient, elles, produire ce dont ils ont besoin mais ne le peuvent pas – faute d’une demande solvable.

Je dis que ce n’est pas en augmentant les prélèvements fiscaux et sociaux sur les revenus d’activité, dont l’assiette ne va cesser de décroître au regard des gains de productivité, de la concurrence internationale et peut-être des enjeux de la décroissance sélective, que nous allons pouvoir financer de façon durable des garanties et des allocations nécessaires à de plus en plus de citoyens.

Je clame que nous avons besoin d’une modification radicale de notre système de redistribution en le déconnectant des revenus d’activité. Sa hauteur est fonction de la participation du citoyen à la production d’un bien, d’un service ou d’une information échangeable en monnaie sur un marché. Il est donc variable par définition.

Je dis que nous pourrions le connecter à un revenu d’existence inconditionnel. Sa hauteur ne serait plus fonction de la participation individuelle d’un citoyen à la production échangeable en monnaie mais nanti sur la capacité de production collective de la nation dans son ensemble.

Le revenu d’existence : un nouvel élan pour la démocratie

Il serait versé de façon inconditionnelle à tous les citoyens de leur premier cri à leur dernier souffle et cumulable avec un ou plusieurs revenus d’activité.

Il serait financé en partie par une profonde réforme fiscale et une réorientation du crédit. Celui-ci inonde les marchés financiers par le biais de quelques spéculateurs (97% des transactions se font sur les marchés financiers contre 3% dans l’économie réelle). Ensemble, ils formeraient une sorte de source qui irriguerait par le bas la demande locale solvable de tous les citoyens.

Nous assurerions du coup la réduction progressive de la sphère financière spéculative tout en restaurant une circulation naturelle de la monnaie de façon continue entre une demande de base solvable et un tissu d’entreprises enfin en situation de trouver une issue locale à leur production.

Personne n’aurait à payer pour mettre en circulation la monnaie. Là où il y a un besoin, une entreprise pour le satisfaire, de la main d’œuvre disponible et des matières premières, pourquoi devrait-on manquer de la monnaie pour que l’échange se fasse, d’autant que la création de cette monnaie ne nous coûterait rien collectivement ? Cette réappropriation de la création monétaire à la fois dans sa destination et dans ses modalités serait un élan nouveau pour notre démocratie. Ce serait l’extension de la démocratie au marché, la poursuite de l’émancipation humaine initiée par nos aînés des Lumières.

Bien sûr, la limite à ce nouveau mode de circulation naturelle de la monnaie serait, d’une part, qu’elle soit proportionnelle à la capacité de production durable de la nation et, d’autre part, qu’elle soit réservée à la satisfaction de la demande solvable et aux investissements nécessaires aux enjeux sociaux et environnementaux du XXIème siècle.

Pour ce faire, nous pourrions verser le revenu d’existence, du moins en partie, en monnaie complémentaire locale ce qui viendrait asseoir le fait que ce revenu serve à satisfaire des besoins fondamentaux et se dépense en grande partie auprès d’entreprises locales respectueuses des hommes et de la nature.

Pour le reste de nos besoins et surtout de nos envies, il restera toujours l’épargne privée pour investir et nos revenus d’activité pour réaliser nos dépenses existentielles selon nos souhaits, sachant que le revenu d’existence est cumulable avec tout revenu d’activité, comme on l’a vu plus haut .

liberty dollare
Le liberty dollar, une monnaie locale des Etats-Unis

Chacun doit pouvoir faire l’expérience de son propre bonheur

Le fait de rétablir, par un revenu d’existence, une circulation naturelle de la monnaie entre une demande enfin solvable et un tissu d’entreprises locales capables de la satisfaire durablement, introduit une métamorphose complète de notre civilisation.

L’instauration d’un revenu d’existence nous fait passer d’une société de producteurs/consommateurs à une société d’êtres humains libres, où tout du moins en situation de le devenir. Ceux qui voudront continuer à avoir une activité dans le monde marchand le pourront et auront un revenu d’activité en complément de leur revenu d’existence. Ceux qui préféreront en revanche se réaliser dans une activité non marchande le pourront aussi en s’appuyant sur un revenu d’existence à vie. Cela changera tous les rapports sociaux.

Cette possibilité de choix, n’est-ce pas ce que nous voulons ? Si nous avons choisi la république, c’est pour collectivement assurer le bien commun mais au-delà, chacun sa vie ! Chacun doit pouvoir faire l’expérience de son propre bonheur. Certains le trouveront dans le secteur marchand, d’autres dans le secteur non marchand et sûrement d’autres encore dans les deux.

C’est cela la diversité ! Si nous avons choisi une république démocratique, c’est justement parce que nous voulons défendre un modèle de société où la diversité est au centre de nos décisions politiques. Nous avons choisi une démocratie pour pouvoir d’une part définir ensemble ce qu’est le bien commun et, une fois celui-ci assuré par une production collective, protéger les choix de vie de chacun pour expérimenter le chemin de son propre bonheur.

Produire pour le secteur marchand au-delà de ce qui est nécessaire pour vivre est un choix qui relève de chacun et non d’une obligation du contrat social nous liant à la république.

Aurions-nous encore besoin de démocratie si nous n’avions plus de diversité ? Non, assurément. Qui veut encore d’un monde qui ne serait fait que de producteurs/consommateurs ?

La réappropriation de la monnaie comme enjeu démocratique

Lorsque certaines parties du corps social ne sont pas irriguées par de la monnaie et que de fait elles ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux, tandis que des entreprises pourraient les satisfaire durablement, alors il y a un dysfonctionnement, non pas du marché, mais de la république et de la démocratie.

Voila pourquoi la monnaie est un enjeu politique et plus particulièrement un enjeu démocratique. Nous devons étendre la démocratie au marché et pour ce faire nous réapproprier la monnaie afin d’en faire un bulletin de vote que chacun doit avoir sur lui au moment de « voter » pour satisfaire ses besoins fondamentaux. C’est le rôle du revenu d’existence.

Liberté

Même si, pour des raisons d’échauffement de notre économie (inflation) et de mise à niveau de notre tissu d’entreprises locales (développement local soutenable), il devait commencer en deçà de ce minimum vital permettant de dire « non » à une activité marchande, nous devrions faire en sorte que notre projet de société l’amène progressivement et le plus rapidement possible à cette hauteur afin que chacun puisse un jour avoir le pouvoir de choisir sa vie. Il pourrait alors prendre pour nom le “revenu d’autonomie”.

A terme, son instauration permettra un changement de civilisation où nous aurons un revenu pour choisir une activité et non plus une activité pour avoir un revenu. Nous pourrons dès lors choisir nos vies indépendamment d’une activité marchande, et entrer dans une nouvelle civilisation post-productive, résolument écologique et finalement réellement humaniste.


Article de Frédéric Bosqué – frederic.bosque [arobas] gmail.com

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