D’où vient le revenu de base et pourquoi est-il plus que jamais pertinent à l’heure du XXième siècle ? Dans cet article phare, Mona Chollet et Thomas Lemahieu retracent l’histoire récente du mouvement pour le revenu de base.
Article publié initialement sur Périphéries.net
Après avoir vécu douze ans dans une roulotte de cirque, pour être libre et pour économiser un loyer, Susanne Wiest s’est installée à Greifswald, dans le nord de l’Allemagne. Elle travaille comme maman de jour, sans gagner suffisamment pour joindre les deux bouts : elle doit accepter l’aide de ses parents.
Une réforme fiscale, qui l’appauvrit en intégrant les allocations de ses enfants à son revenu imposable, augmente encore son exaspération et son sentiment d’absurdité. Et puis, un jour, elle tombe sur une carte postale. Une carte postale dorée, avec, en lettres blanches, cette simple question :
Quel travail feriez-vous si votre revenu était assuré ?
Derrière la carte – et la question -, il y a Enno Schmidt, un artiste allemand établi en Suisse alémanique, et Daniel Häni, qui dirige à Bâle Unternehmen Mitte, une ancienne banque reconvertie en centre social et culturel (une exception notable à la règle qui veut que seules les usines désaffectées connaissent ce destin). Ils militent pour un revenu inconditionnel qui serait versé à chaque citoyen afin de lui permettre d’assurer sa subsistance – lui laissant donc le choix d’occuper ou non, en plus, un emploi rémunéré. L’idée séduit Susanne Wiest, qui joint ses forces à celles des deux hommes, multipliant avec eux débats, tribunes et happenings.
En décembre 2008, usant d’un droit accordé depuis 2005 à tout citoyen allemand, elle lance une pétition en ligne demandant au Bundestag de se pencher sur la question du revenu de base. Pour que les parlementaires accèdent à une telle demande, 50 000 signatures sont requises ; la pétition en recueille 120 000. Ce succès inattendu entraîne celui du film réalisé par Häni et Schmidt, et diffusé sur Internet : Grundeinkommen – Ein Kulturimpuls (« Le revenu de base – Une impulsion culturelle », film adossé à un site) : entre sa mise en ligne et le mois de novembre 2010, il a été téléchargé 350 000 fois, l’essentiel des connexions venant d’Allemagne. L’audition de Susanne Wiest au Bundestag a eu lieu le 8 novembre 2010.
Entre-temps, Enno Schmidt et Daniel Häni ont reçu un renfort supplémentaire : celui de Marie-Paule Perrin et Oliver Seeger, un couple franco-suisse qui, après avoir longtemps vécu dans le sud de la France, s’est installé près de Zurich. Anciens de Longo Maï, une coopérative agricole communautaire établie après 1968 dans les Alpes de Haute-Provence, ils sont aux prises, comme tous ceux qui gardent le cœur à gauche, avec le déclin des idéologies progressistes. Le film les frappe au point qu’ils décident d’en produire une version française, disponible en ligne depuis octobre 2010.
L’Allemagne nous avait déjà offert le « Manifeste des chômeurs heureux », traduit en français en 2004 par le mensuel de critique sociale marseillais CQFD1 . Au niveau mondial, le revenu garanti est promu par le réseau Basic Income Earth Network (BIEN). En France aussi, l’idée fait son chemin (voir l’appel pour le revenu de vie, lancé en mai 2009). C’est sans doute le philosophe André Gorz, disparu en 2007, qui a le plus contribué à l’étayer et à la diffuser. En 2000, sur notre site Periphéries.net (voir « Feignants et bons à rien »), on s’était fait l’écho des revendications du Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (CARGO), fondé au sein d’Agir ensemble contre le chômage (AC !) et auteur d’un CD à l’insolence rafraîchissante : « Monsieur Jospin, est-ce qu’il ne resterait pas un chouïa de société d’assistanat pour moi ? » , dans une veine reprise depuis par Julien Prévieux avec ses hilarantes Lettres de non-motivation.
Une “valeur travail” plus ancrée en France qu’en Allemagne ou en Suisse
Pourtant, il faut bien constater que l’hypothèse du revenu de base rencontre un écho bien moins large en France qu’en Allemagne ou en Suisse.
Contrairement aux clichés qui prétendent que les peuples germaniques disciplinés ont la religion du travail, tandis que les Français latins sont d’indécrottables paresseux réputés dans le monde entier pour faire grève pour un oui ou pour un non, on se rend compte que la “valeur travail” est bien plus ancrée en France, observe Marie-Paule Perrin. La gauche radicale y est plus idéologique qu’ailleurs, et elle reste largement ouvriériste. Dans les pays nordiques, les gens sont plus pragmatiques, plus ouverts, et ils ont davantage l’habitude d’examiner les choses par eux-mêmes, sans se préoccuper de ce qu’en dit tel ou tel grand penseur. Et, après tout, pourquoi devrions-nous rester prisonniers des théories politiques dont nous avons hérité, si nous estimons qu’elles ne sont plus adaptées à la situation dans laquelle nous sommes ?
En France, le mouvement Utopia, transversal au Parti socialiste, aux Verts et au Parti de gauche, qui porte la revendication du revenu garanti, a édité cette année un petit livre de synthèse sur le sujet : Un revenu pour tous – Précis d’utopie réaliste. L’auteur, Baptiste Mylondo3, invite d’abord à se méfier des contrefaçons. Dans le sillage de Milton Friedman, en effet, certains libéraux se prononcent pour le versement à chacun d’un « misérable subside » qui ne permettrait pas de vivre, mais fonctionnerait plutôt comme une subvention déguisée aux entreprises : celles-ci disposeraient d’une réserve de main‑d’œuvre qu’elles pourraient embaucher à vil prix, tandis que le démantèlement des droits sociaux se poursuivrait de plus belle. Mylondo définit dix critères indispensables pour permettre au revenu garanti de jouer son rôle libérateur. Les voici, histoire de savoir tout de suite de quoi l’on parle :
- Revenu en espèces (et non en nature)
- Versé à chaque citoyen
- Versé sans condition (de ressources, d’activité, d’inactivité, etc.)
- Versé sans contrepartie (recherche d’emploi, travail d’intérêt général, etc.)
- Cumulable avec d’autres revenus
- Versé à titre individuel (et non à l’ensemble du foyer)
- Versé tout au long de la vie
- Montant forfaitaire (avec toutefois une distinction entre personnes majeures et mineures)
- Montant suffisant (permettant de se passer d’emploi)
- Versement mensuel.
Au premier abord, l’idée paraît extravagante, irréaliste, tant chacun reste persuadé de devoir produire la richesse qu’il consomme – une croyance pourtant totalement irrationnelle. Loin d’être une vue de l’esprit, le revenu de base constitue plutôt une utopie « déjà là », en filigrane dans la réalité présente. Le film de Daniel Häni et Enno Schmidt souligne qu’en Allemagne, aujourd’hui, seul 41% de la population tire son revenu de son emploi : tous les autres vivent de revenus dits « de transfert ». « Il faut savoir exploiter les brèches qui s’ouvrent dans la logique du système pour les élargir », écrivait André Gorz, qui citait en exemples « le revenu parental d’éducation (un an avec 80% du salaire pour chaque enfant en Suède, le partage de cette année entre la mère et le père étant sur le point d’être exigé) et, d’autre part, la forme du droit au congé formation (un an au Danemark)4 ». De même, la récente contestation du projet Fillon de réforme des retraites a été l’occasion pour le sociologue Bernard Friot de prôner, à partir de la logique de la retraite par répartition, une forme de revenu garanti ; son raisonnement a suscité beaucoup d’intérêt, en particulier lors de son passage chez Daniel Mermet dans « Là-bas si j’y suis », sur France Inter5 .
Il peut toutefois sembler délirant de disserter sur le revenu de base alors que, depuis trente ans, dans les pays occidentaux, la tendance consiste à refermer les brèches bien plus qu’à les élargir. La même idéologie punitive, dissimulant l’exploitation et la domination la plus crue sous les traits d’un moralisme archaïque, sévit partout. Les gouvernements de tous bords ont renforcé les conditionnalités de l’aide sociale et adopté des politiques dites d’« activation », visant à « remettre au travail » des chômeurs présentés comme de dangereux parasites6 . Du droit, on est passé à l’aumône. Sous le gouvernement de Gerhard Schröder, l’Allemagne a adopté la réforme Hartz, qui a réduit le montant et la durée des allocations chômage tout en renforçant le contrôle et la culpabilisation de leurs bénéficiaires. En France, le face-à-face orchestré par l’Etat entre les agents de Pôle Emploi et les chômeurs, deux populations qu’il amène à se maltraiter mutuellement, illustre assez bien le cauchemar que représente, comme l’avait prédit Hannah Arendt, une « société du travail sans travail ». Et encore : tout cela, avant que la crise ne déferle et que le fléau de l’austérité, avec ses coupes sauvages dans les finances publiques, ne s’abatte sur les Etats…
Nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec
Si on croyait impressionner Marie-Paule Perrin par ce tableau apocalyptique, c’est raté. Il ne lui tire guère plus qu’un haussement d’épaules. « Cela ne change rien au fait que les emplois qui ont été détruits, ou qui sont partis dans les pays du Sud, ne reviendront pas, réplique-t-elle. La solution, ce n’est pas de rogner sur les budgets sociaux : c’est de donner de l’air. C’est de libérer les énergies, les idées, de démocratiser la capacité de réflexion et d’action, au lieu de s’en remettre à des “élites” dépassées. Notre problème n’est pas que l’on consacre trop d’argent au social, mais que nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec. Et puis, si les gens ont compris une chose avec la crise, c’est bien que de l’argent, il y en a… »
Oliver Seeger abonde : « En réalité, le plein-emploi n’a jamais existé ! Nous courons après une chimère depuis des décennies. S’en débarrasser enfin serait d’autant plus bénéfique que c’est aussi lui qu’on invoque pour justifier la recherche de la croissance, alors même qu’une croissance éternelle, on le sait, n’est ni possible, ni souhaitable. » En somme, il faut, comme le dit dans le film Peter Ulrich, de l’université de Saint-Gall, « prendre acte du fait que le marché du travail ne pourra plus assurer l’intégration sociale de toute la population ».
Le « droit au travail », un non-sens : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose »
En France, la révolte contre la réforme des retraites, cet automne, a d’ailleurs mis en lumière avec une force inédite la perte de sens et la souffrance qui sont le lot des salariés aujourd’hui : dans ce qu’exprimaient grévistes et manifestants, les deux années supplémentaires imposées pour la retraite à taux plein n’étaient que la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. « Alors que les nouvelles technologies informatiques sont censées alléger les peines physiques, que plus des deux tiers des salariés appartiennent au secteur tertiaire et que la durée légale du travail n’est que de trente-cinq heures, voilà qu’apparaît une image lugubre de l’activité professionnelle, associée à la mort ou à la privation de vie », écrit la sociologue Danièle Linhart7 . De quoi retenir l’attention d’Oliver Seeger, qui, comme Paul Lafargue dans son célèbre Droit à la paresse, n’est jamais parvenu à comprendre que le prolétariat « manifeste pour réclamer le droit de se faire exploiter ». Dans le film, on entend ces mots frappants au sujet du « droit au travail » : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose, de même qu’il n’existe pas de droit à être acheté. Le droit au travail ne peut être que le droit à exercer une activité choisie, que personne ne peut nous acheter ou nous enlever. »
Souvent stérile, quand il n’est pas nuisible, rendu infernal par les inépuisables ressources de perversité du management, l’emploi salarié contraint est peut-être bien devenu un cadre intenable pour l’activité humaine. « Il faut rompre avec les vieux schémas de pensée, en finir avec l’idée fausse que seul le travail rémunéré constitue une contribution méritoire à la société. En réalité, c’est souvent exactement l’inverse », lance dans le film la députée allemande Katja Kipping (Die Linke).
Renoncer à l’horizon illusoire du plein-emploi, ce serait aussi supprimer tous les dispositifs d’un coût exorbitant mis au service de cet objectif, comme les subventions englouties dans l’aide aux entreprises, et censées les inciter à embaucher – en pure perte. La question du mode de financement du revenu de base n’en serait que plus facile à résoudre. Encore plus facile, faudrait-il dire : on trouve chez ses partisans de nombreuses propositions concurrentes, des conceptions différentes des impôts ou des transferts sociaux qu’il faudrait créer, conserver ou supprimer, et toutes – certaines étant combinables entre elles – ont leur pertinence. Daniel Häni et Enno Schmidt plaident pour une suppression de tous les impôts à l’exception de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont le caractère inégalitaire serait annulé, comme leur film l’explique très bien, par l’instauration même du revenu de base. Cette solution n’a cependant pas les faveurs de Baptiste Mylondo, plus intéressé, dans le contexte français, par une hausse de la cotisation sociale généralisée (CSG). BIEN-Suisse vient de publier un livre faisant le point sur les différentes thèses circulant dans le pays quant aux modes de financement8 .
N’est-il pas vertigineux de réaliser que l’aspect comptable du revenu de base ne pose aucune difficulté ? On touche alors du doigt à la fois la puissance et la fragilité des croyances, des représentations sur lesquelles repose le système dans lequel nous vivons. Le débat à mener n’est donc pas prioritairement d’ordre financier : il est avant tout culturel. Il suffit en effet d’évoquer le revenu garanti pour qu’aussitôt surgissent dans l’esprit de vos interlocuteurs des visions bachiques d’une société livrée au chaos et à l’anarchie. Un sondage mentionné dans le film pointe l’ironie de cette réaction : parmi les personnes interrogées, 60% disent qu’elles ne changeraient rien à leur mode de vie si elles touchaient le revenu de base ; 30% travailleraient moins, ou feraient autre chose ; et 10% répondent : « D’abord dormir, ensuite on verra. » En revanche, 80% se disent persuadées que les autres n’en foutront plus une rame… « Jusqu’ici, personne n’a encore dit : “Je me mets en jogging, je m’installe sur le canapé et j’ouvre une canette” », constate Oliver Seeger, qui serait presque déçu. Le film le fait remarquer très justement :
Se libérer du travail signifie aussi se libérer pour le travail. Penser qu’au-delà de la grille, il n’y aurait que vacances et loisirs, c’est le point de vue de la dépendance.
Les expériences qui ont déjà été tentées ici et là montrent d’ailleurs une réalité beaucoup plus sage que ces fantasmes débridés.
« Il est plausible d’imaginer que dans les pays riches, le revenu de base aboutisse à une forme de décroissance, tandis que ce serait l’inverse dans les pays pauvres. » C’est en tout cas ce qui s’est produit à Otjivero, le village de Namibie où a été instauré pour deux ans, début 2008, un revenu garanti de 100 dollars namibiens par mois pour tous les habitants de moins de 60 ans, « à l’initiative d’un pasteur qui n’en pouvait plus du développement », résume Oliver Seeger9 . « Contrairement aux microcrédits et à beaucoup de programmes d’aide au développement classiques, le revenu minimum a un impact non seulement sur la production, mais aussi sur la demande, expliquait le chercheur Herbert Jauch, membre de la Basic Income Grant Coalition (BIG) de Namibie, à la Frankfurter Rundschau. En Afrique, le pouvoir d’achat se concentre en général dans quelques centres, ce qui force les gens à quitter les campagnes pour les villes, où les bidonvilles finissent par s’étendre. Le revenu minimum garanti permet à des régions rurales de se développer, il crée des marchés locaux et permet aux gens d’être autosuffisants10 . »
Si les sociétés occidentales doivent aller vers la décroissance, il estime que le revenu de base en serait le meilleur moyen : « Il pourrait enclencher une évolution des mentalités. La décroissance implique un changement de valeurs ; or un changement de valeurs ne se décrète pas ! Aujourd’hui, une large part de la consommation tient au fait que l’on compense les frustrations engendrées par l’obligation d’avoir un emploi souvent peu épanouissant en tant que tel. » En somme, cette consommation « de dédommagement » pourrait disparaître d’elle-même si les gens n’étaient plus dépossédés de leur bien le plus précieux : leur temps.
Sinon, glisse Marie-Paule Perrin, on en est réduit à prôner la décroissance en leur donnant mauvaise conscience. Et ça, c’est insupportable.
En allemand, Häni et Schmidt ont cette formule : « Freiheit statt Freizeit » – « la liberté au lieu du temps libre ». Et c’est bien cela qui fait peur : la liberté. Marie-Paule Perrin se rappelle avoir entendu parler pour la première fois du revenu garanti autour de 1997, avant le vote de la loi Aubry sur les 35 heures, en France : « On se demandait ce que les gens allaient faire du temps que la loi allait libérer, on réfléchissait au partage entre travail et loisirs, et, de fil en aiguille, au sens de la vie. Beaucoup ressortaient Le Droit à la paresse. » A droite, la psychose des 35 heures était en marche. En 2003, l’essayiste libéral Nicolas Baverez estimait sans complexes que, autant la réduction du temps de travail est :
appréciable pour aller dans le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance11.
Une utopie élitiste ?
A gauche aussi, cette peur existe. Un reproche récurrent adressé au revenu de base le qualifie d’utopie élitiste, imaginée par des bobos et des intellos ne tenant pas compte du fait que certaines classes sociales seraient moins bien armées pour faire face à cette liberté nouvelle. « Moi, c’est cette objection qui me semble extraordinairement élitiste, au contraire », assène Oliver Seeger. Il invoque l’exemple de la lutte des ouvriers de Lucas Aerospace, qui, dans les années 1970, au Royaume-Uni, avaient élaboré, au terme de deux ans de réflexion collective, un Plan alternatif pour leur entreprise. « Refusant la logique des licenciements au nom de la prétendue rentabilité de la production, le Plan évoque la nécessité de s’appuyer sur d’autres besoins que ceux du capitalisme, écrit à ce sujet le site Solidarités.ch.
Dans le combat pour déterminer à quoi doit être utilisée la force de travail, les travailleurs développent une première expérience d’un réel contrôle ouvrier. Ils ne se contentent pas en effet de gérer la structure capitaliste. Ils veulent travailler et utiliser les forces productives existantes pour répondre aux réels besoins de la société et pour œuvrer de telle sorte que le travailleur puisse développer toute sa capacité productive. » Et les idées ne manquaient pas : technologies permettant des économies d’énergie ou recourant à l’éolien et au solaire, matériel hospitalier, appareils de dialyse portatifs ou véhicules pour handicapés… On pourrait ajouter à cet exemple celui, plus général, de la perruque, pratique par laquelle un ouvrier détourne une machine pour son propre usage.
« A Longo Maï, se souvient Oliver Seeger, il y avait toujours ce présupposé selon lequel nous étions une avant-garde révolutionnaire, une petite élite qui se préparait pour le jour J – on ne l’exprimait peut-être pas de façon aussi caricaturale, mais on n’en pensait pas moins. Aujourd’hui, c’est justement cela qui me séduit dans le revenu de base : la perspective de laisser les gens libres, pour une fois. De ne pas penser à leur place, de ne pas leur prémâcher une idéologie qu’ils seraient condamnés à suivre – puisqu’elle ne viendrait pas d’eux. Là, tout part de l’individu, de sa réflexion personnelle. » Comme le dit dans le film Wolf Lotter, journaliste économique à Hambourg : « Le grand défi, c’est que chacun doit réapprendre à vivre. » Et l’on peut parier que toutes les classes sociales seraient également paumées, au début, devant cette liberté nouvelle : « Le revenu de base implique de se mettre en jeu, de se donner du mal. J’espère bien que les gens auraient mal à la tête, et au cœur, et au ventre, que tout leur métabolisme serait dérangé, s’ils devaient réfléchir à ce qu’ils ont réellement envie de faire ! poursuit Oliver Seeger. Comment pourrait-il en être autrement quand, pendant des années, on est allé au turbin sans se poser de questions ? Mais moi, j’aimerais vraiment avoir une chance de voir ce que cela pourrait donner. Cela me rend très curieux. »
« Le revenu de base démontre que l’égalité, loin d’être l’ennemie de la liberté, en est la condition »
Sans cette liberté, ajoute-t-il, il ne saurait y avoir de démocratie réelle : « Un citoyen ne peut pas décider librement s’il est exploité dans un processus de production. Pour être membre d’une démocratie, il faut être indépendant. C’est bien pour cela que, chez les Grecs, les esclaves ne votaient pas ! » Marie-Paule Perrin a encore une autre raison d’être séduite par cette perspective : « Ce serait une manière de mettre fin au débat qui agite régulièrement les éditorialistes français, et qui me casse les pieds, sur la prétendue opposition entre égalité et liberté : ils arguent qu’on ne peut pas vouloir l’égalité sans renoncer à la liberté – sans que cela nous ramène au goulag, en somme. Or, avec le revenu de base, l’égalité devient la condition de la liberté. »
Une autre objection immanquablement suscitée par le revenu de base, « Mais qui fera les sales boulots ? », constitue à elle seule un aveu terrible, fait-elle remarquer : « La poser, c’est admettre qu’il nous faut une catégorie de population suffisamment vulnérable pour ne pas pouvoir refuser les boulots dont nous ne voulons pas. » Les solutions possibles données par les partisans du revenu garanti varient assez peu. Il y en a trois : les faire soi-même, les automatiser et les rationaliser, ou enfin reconnaître leur utilité sociale et les payer en conséquence, de façon à les rendre attractifs sur le plan financier12 . On pourrait aussi imaginer que la disparition d’une main‑d’œuvre captive provoque une prise de conscience qui conduirait, par exemple, à réduire le volume des déchets produits, ou à abandonner des comportements négligents et méprisants.
Transformer les individus en personnes
Se pose aussi la question de savoir comment définir les « membres d’une communauté politique » qui auraient droit au revenu de base : le critère serait-il le domicile ? La nationalité ? « Cette question n’est pas tranchée. Elle suscite une certaine épouvante à l’idée que, si on accordait ce droit à tout le monde, les étrangers débarqueraient en masse. Mais il faut avoir en tête que si chacun était assuré d’un revenu, la défiance envers les immigrés serait déjà bien moindre… » L’un des mérites du revenu de base serait son « effet sur l’escalade des tensions sociales », comme l’observe dans le film le journaliste Wolf Lotter.
Autre critique que l’on entend formuler : le fait que le revenu de base soit un droit individuel ne risque-t-il pas d’aggraver encore les ravages de l’individualisme, d’accélérer la disparition de toute logique collective ? « Dans ce cas, plutôt que de dire “l’individu”, on peut dire “la personne” », répond Marie-Paule Perrin, familière de la pensée de Miguel Benasayag. A l’individu, figure de la séparation, de l’aliénation, de l’impuissance, celui-ci oppose en effet la personne, « au sens où chacun de nous est intimement lié au destin des autres : ma liberté ne finit pas où commence la vôtre, mais existe sous condition de la vôtre », nous expliquait-il. De fait, le revenu de base peut même apparaître comme un moyen de (re)faire des individus des personnes. Dans Un revenu pour tous, Baptiste Mylondo cite les travaux de deux chercheurs de l’université catholique de Louvain qui ont tenté en 2004 de deviner les effets produits par le revenu de base en s’intéressant aux gagnants du jeu « Win for life », équivalent belge de ce qui s’appelle en France « Tac o Tac TV, gagnant à vie », garantissant le versement d’un revenu mensuel à vie. Parmi les différences importantes entre les deux situations, qui obligent à relativiser leurs conclusions, Mylondo en relève une qu’ils ont négligée : « Tandis que le bénéficiaire du revenu inconditionnel est entouré d’autres bénéficiaires, le gagnant du loto est totalement isolé. Or la valeur du temps libre croît avec le nombre de personnes avec qui il est possible de le partager. »
Plutôt que de rechercher l’autosuffisance, assumer l’interdépendance
« Chaque être humain porte en lui ses propres objectifs et son travail, et il les abandonne parce qu’il ne peut pas les convertir en argent. » Dans leur film, Daniel Häni et Enno Schmidt insistent sur l’épanouissement personnel que permettrait le revenu de base – un « épanouissement » réel, cette fois, c’est-à-dire débarrassé de sa dimension bullshit qui, aujourd’hui, aggrave l’aliénation en prétendant la soulager, puisque l’on éjecterait de l’équation le couple infernal management-consommation. Ils proposent de « prendre l’individu au sérieux ». Une très belle séquence les montre, à la gare de Bâle, distribuant aux passants de tous âges les couronnes en carton doré dont ils ont fait le symbole de leur combat. « Le plus intéressant dans ce système, c’est que je ne pourrai plus dire à la fin de ma vie que je n’ai pas pu faire ce que je voulais », énonce la comédienne bâloise Bettina Dieterle.
Et, en même temps, le revenu de base implique de reconnaître les liens de profonde interdépendance qui unissent les membres d’une société, et qui conditionnent cet épanouissement. C’est même l’un de ses traits les plus frappants : il invite à prendre conscience du fait qu’on travaille toujours pour les autres, même si on a l’illusion de travailler pour soi parce qu’on en retire un salaire. On est loin de l’utopie de beaucoup de décroissants, qui se montrent obsédés par l’autosuffisance et semblent se donner pour but d’être capables de produire tout ce dont ils pourraient avoir besoin. « Au-delà d’une certaine limite, l’autosuffisance ne peut pas être un projet politique, estime Marie-Paule Perrin. En Suisse, par exemple, la densité de population est telle qu’il serait inenvisageable de nourrir tous les habitants avec la production agricole du pays. »
Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. – Un jeune homme opposé au revenu de base
Dans une tribune intitulée « La politique sociale et le paradis » (PDF, en allemand), Susanne Wiest relate sa rencontre, lors d’un débat sur le revenu de base organisé dans sa ville, avec un jeune homme qui lui signifie d’emblée son opposition à cette idée : « Dès que j’aurai terminé mes études, je veux voler de mes propres ailes, lui dit-il. Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. » Elle raconte : « Je lui ai alors demandé s’il avait aussi construit l’université de Greifswald de ses propres mains, et les rues de la ville, ou encore s’il était responsable de ces bancs si agréables sur les remparts ? Le revenu de base n’est pas une prestation sociale pour les nécessiteux. Comme son nom l’indique, c’est une base. Et une base, il y en a toujours une : l’université qui ouvre ses portes, le pommier en fleur dans le jardin, le train dans lequel je peux monter. Quelle base sociale avons-nous aujourd’hui ? L’avons-nous choisie, ou a‑t-elle simplement poussé là, mille fois rafistolée et adaptée ? Est-elle pour nous un jardin fertile, dans lequel je peux faire pousser une rangée de pommes de terre quand d’autres sources de revenus se tarissent, ou quand j’en ai envie ? Que puis-je faire aujourd’hui pour m’aider moi-même, pour me réaliser et construire ma vie ? Est-ce que la base Hartz IV [dernière des quatre réformes de l’assurance chômage allemande] nous rend service ? Avons-nous eu notre mot à dire à son sujet ? (…) Le revenu de base n’est pas un organisme de bienfaisance : c’est un jardin. C’est une base et une opportunité. »
Un jardin ? Son interlocuteur commente : « Ça sonne bien ; on dirait presque le paradis. Mais l’être humain est paresseux : quand il lui manque la motivation, l’aiguillon, il ne fait plus rien. Le paradis, on sait bien que ça ne marche pas. » Comme quoi certaines conceptions ont la vie dure… Mais Susanne Wiest saisit la balle au bond : « Moi, j’aimerais bien récupérer le paradis. Pas le paradis où nous aurions été sans le savoir, mais celui que nous bâtissons nous-mêmes. Ce projet, c’est mon but ultime, mon aiguillon à moi. » Elle conclut, rêveuse : « “Revenu de base – Présentation d’une idée” : ça s’annonçait comme un débat inoffensif sur une question de politique sociale précise. Et puis nous nous sommes assis, et nous avons parlé du paradis, et de nos désirs les plus secrets, de nos attitudes face à la vie. Nous nous sommes révélés. J’ai appris de nouvelles choses sur moi-même et sur les autres, j’ai expérimenté et approché de plus près mes motivations les plus intimes. C’était une claire et belle soirée, et une merveilleuse discussion. »
« Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous »
La reconnaissance de l’interdépendance humaine est aux fondements philosophiques du revenu de base, que l’écrivain Yves Pagès, proche du CARGO, nous résumait dans un entretien : « L’argument, c’est que le salariat est en train de s’abolir de lui-même. Il n’y a plus de possibilité réelle de comptabiliser, d’individualiser un salaire d’une façon non arbitraire. Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous. Ne serait-ce que le langage : la possibilité même que nous parlions, cela fait déjà à peu près la moitié du travail. Les autonomes italiens, et notamment Paolo Virno, sont allés dénicher une idée de Marx : le general intellect. » C’est ce que le film de Daniel Häni et Enno Schmidt dit aussi à sa manière : « Le travail que chacun exécute n’a pas de prix, mais le revenu de base le rend possible. » Et, à côté de cela, il faut affirmer « le droit de chaque personne à profiter du bien-être de la nation ».
Est-ce parce qu’il imbrique aussi étroitement le personnel et le collectif que le revenu de base suscite une adhésion aussi enthousiaste chez ceux qui se laissent séduire ? Quoi qu’il en soit, Marie-Paule Perrin en constate les effets positifs sur elle : « Avant qu’Oliver ne me montre le film de Daniel et Enno, j’étais désespérée par l’état du monde, au point que je n’avais plus ni la force ni l’envie de me confronter aux problèmes sociaux ou politiques. J’étais comme paralysée, parce que je n’entrevoyais aucun début de solution. La perspective ébauchée par le revenu de base, en jetant un autre éclairage sur les choses, en me les faisant voir sous un autre angle, a suscité un redémarrage de la réflexion. »
Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire. Même si ses partisans ont leurs propres rêves et attentes quant à ce qu’il pourrait produire, le revenu de base ne prétend pas définir un modèle de la « bonne vie », mais seulement créer les conditions pour libérer les ressources de chacun et de tous – « donner de l’air », comme dit Marie-Paule Perrin. En ce sens, il est davantage une pochette surprise qu’une utopie au sens strict. Et on ne peut exclure le cas de figure où il serait dévoyé. Un modèle immunisé contre un tel risque ne saurait exister – et d’ailleurs, il vaut sans doute mieux ne pas le souhaiter. Pour reprendre une expression qu’affectionne particulièrement Oliver Seeger :
il est toujours possible de transformer un aquarium en bouillabaisse.
Il raconte : « Une amie qui est militante communiste, ici en Suisse alémanique, m’a dit avec le plus grand sérieux : “Le revenu de base, voilà typiquement une idée qui pourrait très mal tourner.” J’ai trouvé que c’était un comble ! Je lui ai répondu : “Ah oui, c’est sûr que vous, les communistes, vous êtes bien placés pour parler !” »
Il ne s’agit pas non plus de résoudre tous les problèmes. « Le propos n’est pas de s’attaquer aux inégalités de patrimoine, ou à la spéculation, même si rien n’empêche de lutter contre elles par ailleurs : c’est d’assurer à chacun la possibilité matérielle de mener sa vie comme il le souhaite. » A cet égard, le film de Häni et Schmidt risque de s’avérer très déroutant, voire choquant, pour quiconque est habitué au registre lexical de la gauche radicale française. Aucune logique d’affrontement ici ; ce qui est peut-être la faiblesse, mais aussi la force de la démarche. Comme l’illustre la discussion avec l’étudiant rapportée par Susanne Wiest, le thème du revenu de base fonctionne comme un laboratoire. Il amène à réfléchir à ce que l’on veut vraiment, aux conceptions dont on est imprégné ; une expérience dont chacun ne peut que sortir renforcé, mieux armé pour faire face aux inégalités et aux injustices. Ce qui, admettons-le, ne serait pas un luxe…
Article publié initialement sur Périphéries.net
Crédits illustration : fraew, Toban Black, Nils Bremer et Nils Bremer
Notes :
- Voir aussi l’entretien avec leur meneur, le Français Guillaume Paoli, en 2003 sur le webzine lillois L’Interdit : Du bonheur d’être chômeur.
- Quelques sons rescapés à écouter ici, d’autres archives là.
- Baptise Mylondo est également l’auteur d’un autre livre sur le sujet, Ne pas perdre sa vie à la gagner – Pour un revenu de citoyenneté, publié en 2008 aux éditions Homnisphères, qui vient de reparaître dans une version actualisée aux éditions du Croquant. On y trouve davantage de détails sur les conséquences prévisibles de l’instauration d’un revenu garanti, sur ses modalités et sur les mesures d’accompagnement qu’elle nécessiterait. Merci à Benjamin Calle de m’avoir signalé cette réédition.
- « Richesse, travail et revenu garanti », sur le site d’AC !
- Voir aussi Bernard Friot, « Retraites, un trésor impensé », Le Monde diplomatique, septembre 2010.
- Lire Anne Daguerre, « Emplois forcés pour les bénéficiaires de l’aide sociale », et Laurent Cordonnier, « Économistes en guerre contre les chômeurs », Le Monde diplomatique, juin 2005 et décembre 2006.
- « Métro, boulot, tombeau », Le Monde diplomatique, novembre 2010.
- Lire, dans Le Courrier du 9 novembre 2010, « Un revenu de base pour tous ? Pas si utopique que cela ! ».
- Le rapport détaillé sur ce projet pilote au niveau mondial est consultable ici – PDF, en anglais.
- « Namibie : les miracles du revenu garanti », Courrier international, 29 avril 2010.
- Voir « Les 35 heures ? Violence conjugale et alcoolisme ! », Acrimed, octobre 2003.
- Lire à ce sujet Pierre Rimbert, « De la valeur ignorée des métiers », Le Monde diplomatique, mars 2010.