Passer d’une société de défiance à une société de confiance
Le revenu de base est versé par la collectivité à chaque individu de façon universelle, inconditionnelle et individuelle. Beaucoup de citoyens s’interrogent sur la deuxième caractéristique de ce revenu : son inconditionnalité. Dans des civilisations où le revenu est d’abord la contrepartie du travail, où l’on doit « gagner son pain à la sueur de son front », comment justifier que l’on puisse toucher un revenu sans aucune exigence de contrepartie ? N’y a‑t-il pas un risque que les bénéficiaires profitent de ce revenu pour ne pas travailler, pour ne pas contribuer à la production de richesse, que ce soit par un emploi rémunéré ou par une action bénévole ?
Cette crainte conduit certains à préférer au revenu de base un revenu de solidarité qui ne serait pas inconditionnel, qui fasse l’objet d’un contrôle (comme le RSA) ou encore d’une contrepartie : vérifier que le bénéficiaire d’un revenu social fait des efforts pour rechercher un emploi rémunéré ou suit une formation, voire exiger de lui un engagement bénévole comme cela a été proposé dans le département du Haut-Rhin (avant d’être rejeté par le tribunal administratif), etc. Si nous jugeons nous aussi qu’il est important que chaque individu travaille ━ c’est-à-dire selon notre définition qu’il contribue à l’utilité sociale ou à la production de richesse, contre rémunération ou non ━, nous estimons que la mise en oeuvre d’un revenu de base réellement inconditionnel ne dissuade pas les gens de travailler, bien au contraire. Nous estimons en outre que mettre en œuvre des conditions au revenu social est non seulement inutile, mais a des effets pervers et se révèle contre-productif.
1. La conditionnalité est vectrice d’exploitation
D’abord, il faut rappeler que le revenu de base, c’est ce droit qui donne un surcroît d’autonomie à l’individu, et qui lui donne notamment plus de marge pour choisir son travail : un travail qui a du sens pour lui, dans de bonnes conditions, qui lui assure une reconnaissance sociale, etc. Le revenu de base doit permettre de « refuser un travail ou des conditions de travail jugées indignes », comme le rappelle André Gorz1.
C’est justement le caractère inconditionnel du revenu de base qui permet d’éviter la dégradation des conditions de travail. En effet, si le travailleur est tenu d’accepter un emploi pour garder ses allocations, il est conduit à accepter n’importe quel emploi, même à un salaire très faible dans de mauvaises conditions de travail. Suite à l’application des lois Hartz en 2004 en Allemagne, qui suspendait les minima sociaux aux individus qui auraient refusé deux offres d’emploi, on a vu se multiplier les mini-jobs, mal payés et avec très peu d’heures.
Le pire est même que l’obligation pour cette « armée de réserve » d’accepter n’importe quel emploi pour conserver ses prestations conduit à une détérioration des conditions de travail non pas seulement pour eux, mais pour tous les travailleurs, y compris ceux qui sont intégrés dans l’emploi mais que cette main‑d’oeuvre docile pourrait concurrencer. En effet, après que l’Angleterre et les États-Unis ont décidé de lier l’octroi d’un revenu social à l’obligation d‘assurer des petits jobs, on a observé une détérioration de la qualité de l’emploi2.
Ainsi, comme le rappelle Philippe Van Parijs3, l’inconditionnalité du revenu de base permet d’assurer globalement à l’ensemble des salariés plus de marge de manoeuvre pour refuser un salaire trop faible ou de mauvaises conditions de travail.
2. La figure de l’assisté est largement fantasmée
Pour autant, cette analyse pourrait ne pas convaincre tous ceux qui, comme certains médias et certains politiques, sont obsédés par une figure : celle de « l’assisté », de celui qui profiterait des allocations qu’il reçoit et n’aurait absolument aucune envie d’apporter une contribution à la société en retour. Si l’on donne du crédit à ces discours, on pourrait en déduire qu’accroître le contrôle sur les bénéficiaires de revenus sociaux permettrait d’identifier les « assistés » et de les forcer à reprendre une activité sous peine de suspension de ces revenus sociaux.
Or, à rebours de cette vision moralisatrice des bénéficiaires des allocations sociales, les enquêtes sociologiques démontrent que les personnes exclues de l’emploi veulent travailler, et pas uniquement pour des motifs financiers. La sociologue Yolande Benarroch a réalisé des entretiens approfondis avec une quarantaine de chômeurs de Paris et Toulouse, entretiens qui révèlent un rapport au travail loin d’être limité au seul intérêt financier. « Une minorité d’entre eux raisonne en fonction d’un gain immédiat. » Un constat confirmé par le phénomène même de pauvreté laborieuse : parmi les 1,3 million de travailleurs pauvres en France, « plusieurs centaines de milliers de salariés occupent des emplois pour des salaires inférieurs aux revenus d’assistance dont ils pourraient bénéficier s’ils ne travaillaient pas », écrivait Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’université d’Évry4. Selon une enquête réalisée auprès de bénéficiaires du RMI en 1998 – à une époque où le RSA n’avait pas encore remplacé le RMI -, plus du tiers d’entre eux avaient quitté le RMI sans en avoir tiré de gain monétaire, voire même en subissant des pertes de revenu5.
Ceci démontre bien que le travail n’est pas seulement une source de revenu, mais aussi un moyen de se réaliser, de s’intégrer socialement, d’être reconnu par la société. La majorité des chômeurs souhaitent contribuer par leur travail à la production sociale de richesse et être reconnus comme travailleurs. Il existera toujours des individus qui, à un moment de leur existence, se contenteront des revenus perçus par la collectivité, fussent-ils versés sous conditions ou via un revenu de base , mais ces individus ne constituent qu’une toute petite minorité parmi la grande majorité des bénéficiaires de revenus sociaux qui eux souhaitent travailler.
Il se trouve justement que pour tous ceux qui ne voient absolument aucun intérêt à travailler si ce n’est d’en tirer une source de revenu, le revenu de base reste plus efficace que le système actuel des minima sociaux.
3. L’incitation est plus efficace que le contrôle
Effectivement, certains travailleurs ne travaillent que pour le revenu. Et vue la pénibilité de certains emplois, pas nécessairement intéressants par ailleurs, on peut le comprendre. Il s’avère que pour inciter les individus à travailler, un revenu de base inconditionnel est plus efficace que l’actuel RSA, puisqu’il maintient les incitations monétaires à travailler. En effet, un individu qui reprend un emploi sait qu’il va conserver l’intégralité de son revenu de base, et que son salaire va s’y cumuler ━ impôt déduit. Ainsi, contrairement aux allocations dont le montant diminue avec les revenus d’activité, le revenu de base maintient entière l’incitation monétaire à reprendre un emploi.
Aujourd’hui, on conserve une partie de son RSA lorsque l’on prend un emploi faiblement rémunéré (le couple RSA + prime d’activité baisse de 38 € pour tout supplément de 100 € de salaire). Cependant, un grand nombre d’allocataires du RSA ne connaissent pas sa dégressivité et pensent qu’ils perdront l’intégralité de leur RSA s’ils reprennent une activité rémunérée. En outre, il est fréquent que le retour à l’emploi induise une rupture brutale dans le versement de ce revenu, du fait des rigidités et complexités administratives. Enfin, comme le rappelle Philippe Van Parijs, l’individu qui perd son RSA lorsqu’il reprend une activité sait que si son activité s’arrête brusquement, il y aura un délai plus ou moins long avant que son RSA ne se réactive, ce qui peut le dissuader de reprendre une activité rémunérée. Au contraire, il n’y a pas de délai d’activation avec le revenu de base, si bien que l’individu peut reprendre sereinement une activité sans crainte dans le cas où cette activité s’arrêterait.
Le revenu de base a donc l’avantage de rendre les règles du jeu transparentes, puisque l’on sait que quelle que soit notre activité, nous le conservons en intégralité. Le revenu de base fait donc disparaître toutes les désincitations monétaires à reprendre une activité (aussi appelées « trappes à inactivité »).
Or, pour les personnes qui ne verraient dans le travail qu’une simple source de revenu, l’incitation monétaire ━ qui peut jouer pleinement son rôle avec un revenu de base inconditionnel ━ est certainement bien plus efficace pour les pousser à travailler que n’importe quelle politique visant à contrôler leurs efforts de recherche d’emploi.
4. Le contrôle est inutile, coûteux et inopérant
En plus d’être moins efficace que l’incitation, le contrôle est coûteux. Il prend un temps précieux aux conseillers Pôle Emploi, temps qui pourrait être ré-alloué au suivi individuel des demandeurs d’emploi. On constate en effet que le suivi renforcé des chômeurs les plus éloignés de l’emploi ne concerne aujourd’hui que 10 % des inscrits6.
Un demandeur d’emploi doit effectuer des démarches actives et répétées en vue du retour à l’emploi. Cependant la situation dégradée de l’emploi et le format actuel de la recherche vont souvent rendre le contrôle inopérant voire absurde.
Par exemple la personne qui envoie des candidatures mais qui ne reçoit pas de réponses n’aura que ses envois à présenter à un contrôle. On sait qu’avec un traitement de texte on peut tout à fait produire de tels documents en nombre. Autre situation, une personne qui ne maîtrise pas le français ou l’outil informatique ne pourra collecter que très peu de preuves de recherche. Certains seniors de plus de 60 ans vont parfois s’assurer que leur cv est fait pour ne pas avoir de problème avec l’institution. Dans des secteurs comme le bâtiment il leur suffira de répondre à la rare offre qu’ils recevront de temps à autre pour être dans les clous.
On imagine les dégâts en terme de lien social et de désamour des institutions que cette pratique du contrôle risque d’induire. En plus d’être inefficace le contrôle est parfois opéré de manière aléatoire. En conséquence, celui qui se fait contrôler peut ressentir une peur, une forme de sentiment d’injustice.
5. Le contrôle crée le non-recours
Le contrôle n’est pas seulement inutile et coûteux : il est souvent contre-productif, et ce à plusieurs titres. Tout d’abord, imposer un contrôle sur les bénéficiaires d’un revenu social, c’est risquer que les individus refusent de toucher ce revenu pour ne pas se soumettre à un contrôle. Lorsqu’un revenu social est assorti d’une obligation ou d’un contrôle, il devient une prestation associée à la pauvreté, donc une prestation stigmatisante. Dès lors, tous ceux qui ne souhaitent pas être vus comme pauvres ou « assistés » pourraient refuser de toucher cette prestation pour ne pas subir de stigmatisation.
Une enquête de l’ODENORE sur le non-recours au RSA révèle qu’en 2010, ⅓ des personnes ayant droit au RSA socle et 68 % des individus ayant droit au RSA activité ne l’ont pas demandé. Les raisons invoquées par les non-recourants, pour ceux qui sont informés et ayant accès à l’offre, sont les suivantes : « 54 % disent se débrouiller financièrement ; 23 % parce qu’ils ne souhaitent pas “être dépendants ou redevables” ; 20 % indiquent des démarches trop compliquées… ». On voit combien la lourdeur administrative liée au contrôle et le caractère stigmatisant d’une prestation conditionnelle explique largement son non-recours.
Certains pourraient se réjouir de ce non-recours : c’est autant d’économies pour l’État. Mais bien au contraire, c’est justement le non-recours qui est une catastrophe, surtout pour ceux qui dénoncent les « assistés ». Pourquoi ? Parce que le non-recourant est justement celui qui refuse de recevoir de la société un soutien s’il ne peut pas lui rendre une contrepartie, à l’opposé de la figure fantasmée de l’assisté. Le non-recourant est donc celui qui porte en lui le plus cette valeur du travail, cette envie d’apporter une contribution positive à la société. Si on verse à cet individu un revenu inconditionnel, il y a des chances qu’il cherchera à mettre son énergie au service de la collectivité pour lui rendre la contrepartie de ce revenu qui lui a été accordé. Au vu des contributions positives que cet individu pourrait apporter à la société s’il touchait un revenu inconditionnel, la conditionnalité d’un revenu social et le non-recours qu’il engendre conduisent à un gâchis de ressource préjudiciable au bien commun.
Par ailleurs, il faut ajouter le coût social lié à la pauvreté de tous les non-recourants, notamment le risque accru de renoncer à des soins, de tomber malade, avec les conséquences que cela induit pour la collectivité…
6. Passer d’une mission de contrôle à une réelle mission d’accompagnement
Si le contrôle sur les bénéficiaires de revenus sociaux est inutile, l’accompagnement est toujours nécessaire, notamment pour ceux que la vie (accidents, discriminations, difficultés économiques, environnement socio-culturel, etc.) a éloigné des opportunités de réussite. Justement, un revenu de base inconditionnel permettrait de concentrer l’accompagnement social sur les personnes qui sont en réelle difficulté d’intégration.
Il peut d’ailleurs améliorer la qualité de l’accompagnement social en posant les conditions pour que se construise un rapport de confiance entre les personnes en recherche d’emploi et les travailleurs sociaux. En effet, si l’entretien de suivi a pour but principal de vérifier que la personne fait bien des démarches, celle-ci va avoir tendance, de peur de perdre son revenu, à éluder ses difficultés personnelles, et à inventer des démarches non réelles, pour le conserver. Il en découle une relation basée sur la défiance et sur la dissimulation, voire la manipulation, et surtout qui ratera son but, à savoir un diagnostic et un plan d’actions partagés.
Au contraire, avec un revenu de base inconditionnel, la personne saura que le référent qui l’accompagne ne pourra pas lui retirer son allocation. En découlera une relation d’accompagnement basée sur la confiance : l’individu ira rencontrer un travailleur social ou une association d’insertion non pas pour éviter de se faire couper son allocation, mais parce qu’il sera motivé pour s’intégrer professionnellement. Les référents ne convoqueront pas les personnes pour vérifier si elles font des efforts de recherche d’emploi, mais bien pour leur proposer un accompagnement.
7. Le contrôle tue la créativité
L’injonction de faire des démarches actives et répétées pour rechercher une place sur le marché de l’emploi relève d’une vision mécaniste de l’économie. Comme si celle-ci proposait un nombre donné de places à prendre, les démarches consistant à rechercher et à s’adapter coûte que coûte à ces places. Notre sort serait réglé par la division du travail, chacun produisant ou vendant ce pour quoi il dispose d’avantages comparatifs.
Au contraire l’économie actuelle est en pleine mutation et voit des activités nouvelles apparaître. Celui qui active un esprit de prospective, qui laisse aussi travailler son hémisphère droit sur le plan de l’intuition, sera plus à même de découvrir une nouvelle activité porteuse de sens pour la collectivité. Cette démarche qui peut conduire à une création d’entreprise ou à une réorientation ne peut se faire sous la pression d’un contrôle.
La disparition du contrôle peut libérer une certaine frange des individus aptes à devenir des artisans de transition. Le contrôle nie le problème, celui de notre économie de moins en moins pourvoyeuse d’emplois. On peut citer Einstein à ce sujet : « Lorsqu’un problème nous résiste malgré d’énormes efforts de recherche, nous devons mettre en doute ses données premières. L’imagination est alors plus importante que la connaissance déjà acquise. »
— Caroline Nouar & Jean-Éric Hyafil
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↑ André Gorz, Misère du présent, richesse du possible, ed. Galilée, 1997.
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↑ John Krinsky, Le workfare, institut du salariat, novembre 2009. Le workfare américain a entraîné aux États-Unis une détérioration des conditions de travail du salariat américain au profit des logiques de flexibilisation et une lutte contre l’assistanat. Jean-Claude Barbier, Pour un bilan du Workfare et de l’activation de la protection sociale, La vie des idées. En 2008 les études montraient que le Workfare n’avait pas impacté les personnes les plus éloignés de l’emploi.
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↑ Audition de M. Philippe Van Parijs, professeur à l’université catholique de Louvain, fondateur du Basic Income Earth Network (BIEN), 23 juin 2016, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20160620/mi_revenu.html.
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↑ Le mythe de la trappe à inactivité, L’Humanité, 4 novembre 2000, http://www.humanite.fr/node/236451.
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↑ Danièle Guillemot, Patrick Pétour et Hélène Zajdela, Trappe à chômage ou trappe à pauvreté : quel est le sort des allocataires du RMI ?, Revue Economique, 2002, vol. 53, n°6.
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↑ Pôle Emploi sert-il encore à quelque chose ?, Alternatives Economiques, octobre 2016.
Faire confiance, oui.
L’idée résume bien ce qui nous manque actuellement.
On est plus dans la défiance que dans la confiance.
Il nous reste un gros travail à réaliser pour faire comprendre les bienfaits du RU.
Excellent ce post !
Bravo pour ce travail de qualité ! Pour une petite amélioration “technique” en bas de page, les références sont à numéroter et il manque un renvoi pour “Jean-Claude Barbier…” que je n’ai pas trouvé dans le texte…
Je suis d’accord avec l’essentiel du contenu de ce plaidoyer dont d’ailleurs une partie des arguments est reprise ici : http://changer-de-bocal.pagesperso-orange.fr/revenu_universel.htm
Je distinguerais cependant entre
Ceux qui ont un travail rémunérateur
Les chômeurs qui ne demandent qu’à retrouver du travail
Les chômeurs (une minorité) qui préfèrent l’oisiveté et qui tirent le plus possible sur la ficelle des allocations.
Ceux des deux premières catégories ne se contenteront sans doute pas du R.U. pour vivre et voudront gagner plus en travaillant. A ceux-là on peut appliquer le raisonnement développé.
On ne peut pourtant pas nier l’existence de la troisième catégorie (que l’on rencontre souvent dans les centres-villes et aux abords des supermarchés). Même s’ils sont la plupart du temps d’un abord sympathique et non-violent ils ne cherchent qu’à vivre du système, et donc au crochet de la société.
Or une société authentiquement démocratique est (doit être) aussi une société de solidarité et de partage, deux notions qui ne peuvent être à sens unique.
Par conséquent il me parait raisonnable de demander (le cas échéant d’exiger) une contrepartie de travail minimum. Le domaine public et associatif sont à même de proposer une gamme étendue de travaux d’intérêt collectif qui ne sont ni pénibles, ni dégradants.