Ce ne sont pas les objections qui manquent au revenu de base. Mais sont-elles sérieusement fondées ? Le blogueur Niebuhr s’appuie sur la connaissance universitaire pour en réfuter quelques unes.
Article initialement publié en anglais sur le site Spirit of Contradiction. Traduction par Florian Martinon.
J’ai écrit un papier au sujet des obstacles immatériels qui vont à l’encontre du revenu de base garanti. Je voudrais faire un petit résumé des sentiments qui constituent ces obstacles et souligner les contre-arguments que j’ai donnés face à ces points de vue.
La première objection est que l’être humain est naturellement paresseux. Cela équivaut la plupart du temps à établir l’assomption muette, bien que sous-jacente, que l’on connait la nature humaine. La plupart de cette base théorique est fondée dans l’éthique du travail Protestante, sur laquelle d’autres ont écrit, particulièrement Max Weber et de nombreux historiens politiques, comme par exemple Michael Walzer.
Prenons ce problème objectivement. Car si l’on se tourne vers la recherche, il existe plusieurs indices, basés sur des études significatives, qui suggèrent que l’homme n’est pas “adepte de l’oisiveté” ou “anti-travail”. La plupart des recherches, en vérité, concluent l’inverse.
Les Humains sont naturellement travailleurs
Une étude indépendante menée par des psychologues de l’Université de Chicago, ainsi que de multiples études menées par des psychologues canadiens, dont John Eastwood de l’Université de York, ont abouti à deux conclusions sur les attitudes inhérentes aux gens vis-à-vis du travail et de la paresse : nous aimons le premier, la seconde nous rend misérables. De nombreux résultats cliniques montrent l’existence d’un lien fort entre travail, occupation, et sentiment de bonheur et de satisfaction (voyez par exemple Hsee et alia, 2010), tandis que la paresse et l’ennui sont corrélés avec l’anxiété et la dépression (Eastwood & Eastwood 2009, Eastwood et alia 2010). Les humains sont naturellement travailleurs. Il suffit de leur donner une bonne raison de réaliser une tâche et ils la feront. Cela les rendra même plus heureux, suggèrent les travaux de Hsee (2010).
Mais les radicaux doivent garder en tête que cela prête au status quo ante (la vision “conservative” selon laquelle “Si ce n’est pas cassé, ne le répare pas”) ce qui signifie qu’il faut apporter de plus grandes preuves encore. Les conclusions tirées des recherches qui montrent que les gens sont plus heureux lorsqu’ils travaillent ne semblent pas dévier de façon marquée de la réduction de la qualité de travail fournie ou des avantages perçus par le sujet. Les motivations pour effectuer une action doivent être viscérales pour justifier de faire cette action. Par exemple, enlever puis remettre un bracelet mais différemment était vu comme une raison suffisante d’effectuer cette action par la majorité des sujets expérimentaux. Par contre, ceux qui effectuaient “l’action viscérale” ressentaient une plus grande satisfaction du fait de l’avoir l’effectuée, contrairement à ceux qui choisissaient de ne pas l’effectuer (Hsee et al).
Cela semble suggérer que les radicaux ont la double tâche de convaincre les sceptiques que les gens ne sont pas paresseux ou “adeptes de l’oisiveté”, et de plus, de prouver qu’un système basé sur des fondation sociales différentes peut, en fait, se perpétuer, et apporter des avantages supplémentaires (ou du moins en contrecarrer les inconvénients) pour au moins la majorité de la population, si ce n’est la totalité. Les recherches semblent cependant suggérer que, sur le long terme, les sociétés basées sur la coopération sont plus durables que celles basées sur l’égoïsme et l’individualisme.
Le second préjugé qui retient les gens d’être en faveur d’un revenu de base est la question de l’usage qu’en feraient les gens. Si je donne un dollar à un SDF dans la rue, il le prendra et ira juste s’acheter une bière, n’est-ce pas ? Et bien là encore, des indices empiriques semblent aller à l’encontre de ces conclusions.
Certes, là où le revenu de base a été expérimenté, on a observé qu’un gain de revenu stimule la vente d’alcool, mais cette habitude s’évanouit, et pas seulement sur le long terme. Prenons l’exemple de la Namibie où une expérience a été développé sur plusieurs années, et dont les résultats se sont montrés plus que positifs. Les ventes initiales d’alcool ont augmenté, mais ont chuté dès le second versement. Selon un habitant : “Le nombre de shebeens (sorte de bar) n’a pas augmenté, en fait, il y avait 8 shebeens avant, il n’y en a plus que 7 maintenant. Nous savons qu’il existe beaucoup de rapport disant que les gens dépensent leur argent dans l’alcool plutôt que de s’acheter de la nourriture mais ce n’est pas vrai du tout. Nous avons eu des cas de dérapages et pertes de contrôle importants, mais cela n’a duré que pendant le premier versement. Je dirais que certaines personnes ont été excitées par l’argent, mais ensuite, le comité s’est réuni et a convoqué la communauté, et plus rien de sérieux ne s’est produit.”
Le pic initial s’explique facilement : les gens se sentent plus enclins à aller vers quelque chose que des conditions matérielles pures (revenu) les ont empêchés de faire/d’avoir avant. Le bon sens pousserait aussi quelqu’un à croire que les systèmes de punition collective et de coopération mutuelle empêcheraient quelconques dérapages sérieux ou systématiques hors des normes prévues d’avoir lieu. Nos ancêtres les Hommes des cavernes partageaient leurs biens inconditionnellement avec les autres. Ils ne pouvaient imaginer que quelqu’un qui n’avait pas lui-même attrapé la viande qu’il mange ne pourrait pas l’ ”apprécier” ou qu’il se rebellerait d’avoir été enterré pour servir d’engrais. On pourrait dire la même chose du revenu. Peut-être est-ce un phénomène fondamentalement différent, mais c’est le même principe qui s’applique ici.
Erich Fromm a parlé des impacts psychologiques que pourrait avoir un revenu de base sur les gens. En le comparant avec “un pâtissier qui offrirait gratuitement ses bonbons” il en arrive à la conclusion que chacun trouverait individuellement – nul besoin d’être un expert pour ça – que les gens réagiraient initialement à cette nouvelle situation en consommant bien plus de bonbons qu’avant qu’ils ne soient gratuits. Mais Erich Fromm ne s’arrête pas là, et finit par conclure que cette attitude irait jusqu’à disparaitre.
“Les pauvres sont de bons gestionnaires… mais n’ont pas assez d’argent pour le démontrer”
D’autres arguments démentent l’idée selon laquelle un revenu “non mérité” est dépensé frivolement. Des recherches scientifiques, tout comme bon nombre de travaux empiriques étudiant les transferts d’argent [cash transfers] dans le monde en développement, arrivent à la conclusion que les gens sont plutôt bons en macro-gestion, et des auteurs comme Abhijit V. Banerjee dans un édifiant livre, mais aussi David Hulme et Joseph Hanlon, concluent que les gens n’ont précisément pas assez d’argent pour se permettre de le dépenser n’importe comment. En ce sens, le revenu de base serait simplement une “base financière” par laquelle on pourrait étendre son revenu et améliorer sa qualité de vie. Plusieurs expérimentations fondées indépendamment qui ont évalué des facteurs tels que le taux de scolarité, le taux de mariage, la taille des jeunes, ainsi que l’âge des enfants scolarisés dans un certains nombres d’endroits, semblent en revenir à cette conclusion (lire par exemple Baird, et alia, 2010 ; Akresh, et alia, 2013 ; Benhassine, et al 2012) selon laquelle l’augmentation des aides financières améliore la qualité de vie des gens, ou pour paraphraser, que les gens sont de bon micro-gestionnaires mais n’ont juste pas assez d’argent pour le montrer. J’ai comparé en détail ces études par ailleurs, donc je ne m’étendrai pas dessus ici.
Je n’ai pas été, ici, jusqu’au problème “moral” de l’altruisme, et de l’attention générale portée à autrui comme principe clef des sociétés humaines, ou même dans les décisions socio-politiques. D’autres, incluant Milton Friedman, économiste néolibéral reconnu et défenseur du revenu de base, ont rédigé cet argumentaire plus en détail dans Capitalsm & Freedom (chapitre 12), je n’ai donc pas besoin de le faire.
J’espère que ce petit article vous aidera à voir les les faits élémentaires allant à l’encontre des croyances intrinsèques et traditions de longue date (souvent basées, entre autres, sur des conditionnements religieux) concernant la nature humaine comme étant incompatible avec l’introduction d’un revenu de base. Il est important, si l’on prend l’assertion sérieusement, de se défendre avec des contre-arguments sûrs, reposant sur des indices empiriques qui, je le pense, existent dans nombre de cas.
C’est finalement une simple question à la fois d’informer les gens sur ce que nous savons déjà comme étant le cas sur la nature humaine, que nous ne sommes pas des êtres se complaisant dans la paresse, mais aussi de les convaincre, en ressortant l’information et l’agitant sous leur nez, d’un modèle de société fondamentalement plus coopératif, basé non plus sur le développement individuel, l’acquisition, le “gain”, le mérite, mais sur le bien collectif et le principe utilitaire que “ce qui est bon pour la plupart devrait être le chemin choisi”. Le navire s’échouera certainement à plusieurs reprises. Peut-être qu’un changement de direction ne peut pas faire de mal non plus.
Article initialement publié en anglais sur le site Spirit of Contradiction. Traduit et adapté par Florian Martinon.
Crédit photos : downthewaterfall jonasflanken