Penser, imaginer l’alternative…

« Si un futur révolutionnaire est possible, il ne peut que passer que par une remise en cause radicale du travail aliéné », écrit Dany-Robert Dufour (Le délire occidental).
De nombreuses études, analyses sérieuses et documentées font valoir que la production automatisée va faire disparaître de très nombreux emplois, à l’horizon de deux décennies seulement. Cette crise de l’emploi peut mener au pire, mais augure une opportunité pour une « déprolétarisation » du travail, sa transformation radicale et réduction draconienne.
L’otium du peuple serait-il une utopie réaliste, nécessaire ?

1 – La société…

« La société n’existe pas », assénait la Dame de fer. Logique et cohérent : elle officiait, à l’époque ou la « reaganomic » entamait sa conquête idéologique. Attaques contre l’Etat Providence, apologie du « ruissellement », réhabilitation de l’individualisme méthodologique…la main invisible fait la richesse des Nations. Avant Adam Smith, Bernard Mandeville avec sa « Fable des abeilles », où les vices privés font les vertus publiques instituait la nécessaire a‑moralité du capitalisme. Pour un décryptage de « La société perverse », je renvoie aux livres de Dany-Robert Dufour : plus de limites à l’accumulation, jouir sans entraves, spéculer sans temps morts…Le situationnisme est récupéré par la marchandise. Narcissisme, égoïsme, triomphe du calcul économique. Dans cette jungle dérégulée (tant économiquement que moralement), la société n’existe plus. Madame Thatcher disait juste, d’un certain point de vue.

2 – La société du travail…

Le travail en société capitaliste, i.e. l’emploi-salariat est une opération de mise au travail spécifique au mode de production (MPC) ; selon Moshe Postone le travail n’est pas une catégorie transhistorique (Temps, travail et domination sociale). « Dans le capitalisme, les hommes constituent leurs rapports sociaux et leur histoire au moyen du travail » (p.246).

C’est le travail-emploi (A. Gorz), qui permet l’accès à un revenu-salaire, à une identité construite, à une insertion sociale… Cette construction est aujourd’hui largement invalidée pour une masse croissante de chômeurs et de précaires… « Adieux au prolétariat ».

Quand le travail manque, il y a malaise dans la civilisation…du travail.

Remarquons que la réduction du temps de travail a lieu tous les jours, sous la forme socialement destructrice de la croissance…du chômage. Et ça ne va pas s’arranger, sauf réduction féroce du temps de travail (cette férocité verbale est de Serge Latouche) entraînant une réévaluation de la valeur travail. Deux fois, sur le plan économique (la survaleur), et sur le plan éthique : la (bonne) morale du travail, en référence à laquelle on stigmatise les assistés, qui ne veulent se lever tôt…

Pourtant, en observant les évolutions en cours nous vivons (et subissons) la fin du travail. Plus exactement, la fin de l’emploi-salariat sous les modalités keynésiennes-fordistes. Sur l’horizon d’une transformation sociale, politique radicale pointe l’impérieuse nécessité d’une transformation/réinvention : « pour que le travail deviennent le premier besoin de l’homme » (K. Marx et actualisation de B. Stiegler.)

La révolution dans la production : informatique, robotique, systèmes cybernétiques, subtils algorithmes à vocations prédictives entraînent de prodigieux gains de productivité. La production sans producteurs – avec un minimum de techniciens de maintenance est une possibilité émergente. La documentation est abondante, disponible sur les mutations productives en cours. Après A. Gorz, R. Kurz, A. Jappe, J. Rifkin, D. Méda, B. Stiegler…dans différents journaux, des magazines d’obédiences forts différentes : Les Echos, l’Humanité, Politis, le Parisien, Le Nouvel Observateur, le rapport d’Oxford, « Course contre la machine » de Erick Beyolffson et Andrew Mac Fee… toutes ces analyses font valoir que d’ici à 2025, un emploi sur deux pourrait disparaître. Et les emplois hautement qualifiés ne seront pas épargnés. La Chine, atelier du monde, n’échappe pas à la robotisation destructrice d’emplois.

Des millions d’ouvriers chinois sont menacés de devenir surnuméraires.

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Petit détour sur les conséquences des écarts de productivité à l’échelle mondiale (qui mériterait une plus longue présentation…et un parcours dans La Grande dévalorisation, E. Lohoff et N.Trenkle p. 112 et suiv.).

Un tee-shirt est vendu 4,95 euros (Allemagne) par H&M. Ce n’est pas cher : voyons les conditions et localisations des productions. La matière première, le coton pour confection en Inde (et Bangladesh), en Afrique parfois vient des Etats-Unis où le coton est récolté par une machine qui, en une journée, ramasse autant de coton que 300 travailleurs manuels. Même en comptant le travail en amont, (la fabrication de la machine, pétrole, électronique embarquée…), la machine remplace avantageusement environ 150 travailleurs (…). Autrement dit, le travail de 150 cueilleurs ne représente en valeur qu’une journée sur le marché mondialisé…Gros problème de revenus, i.e. de la distribution des gains de productivité, de la richesse et niveaux des salaires… La « loi » de la valeur à l’échelle mondiale…

Ceci dit (rapidement), l’on conçoit que le paradis des loisirs découlant des hausses de productivité ne sera pas spontanément octroyé par le capitalisme régnant. L’élimination, plus ou moins directe des non-productifs n’est pas totalement à exclure… « Non rentables, unissez vous ! », recommande fortement R. Kurz.

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3 – La production de soi même. La scholé généralisée. L’otium du peuple.

Troisième et dernier point. Une citation d’André Gorz pour étayer une utopie nécessaire.

« Il est des époques où, parce que l’ordre se disloque, ne laissant subsister que des contraintes vides de sens, le réalisme ne consiste plus à vouloir gérer ce qui existe, mais à imaginer, anticiper, amorcer les transformations fondamentales dont la possibilité est inscrite dans les mutations en cours. » (Les chemins du paradis, 1983).

C’est en 1997 (Misères du présent. Richesse du possible), qu’André Gorz se « convertira » au Revenu de Base. En effet, dans le monde économique réel, on ne vit pas d’amour et d‘eau fraîche : avec ou sans emploi, il faut manger tous les jours.

L’avènement de cette utopie réaliste suppose une révolution culturelle, une décolonisation des imaginaires (Serge Latouche), une rupture avec la mystique de la croissance (Dominique Méda).

Le travail, et après ? Comment inventer un nouvel usage du temps ? André Gorz préconisait une éducation au loisir. Pas n’importe lequel. Un loisir actif, politique, investi dans la cité selon l’image antique, otium chez les citoyens romains, et scholé chez les grecs… archaïsme à rénover : pour faire du neuf, tournons-nous vers l’antique… (Etymologie : le mot école nous vient du grec scholé).

Nous avons aujourd’hui des esclaves mécaniques, une cybernétique productive dont Aristote avait déjà l’intuition.

La scholé selon Dany- Robert Dufour, suppose un ralentissement, un éloignement du divertissement : « la scholé signifie aussi « arrêt », « répit », « trêve », « suspension temporelle ». « En effet, le but du loisir actif de la « scholè », c’est de pouvoir s’arrêter aussi longuement qu’il faut pour regarder quelque chose et le comprendre. » (Le délire occidental)

Cogitation lente avant d’entreprendre durablement pour agir à bon escient.

Une autre société ? Fort éloignée, radicalement différente de celle que nous impose les accélérations productives de la compétitivité globalisée… La scholé serait la production de soi-même, l’enrichissement culturel, le souci de soi, selon Michel Foucault d’une certaine manière…

Prendre le temps de réfléchir, d’imaginer. La capacité d’agir se trouve dans l’imagination.
Vers une autre société ? A imaginer, à construire. Remettre le travail à sa place, marginale. Ce n’est pas simple et facile.

Il y a du boulot !

Alain Véronèse.

[transcription d’une intervention dans un colloque à l’initiative du mouvement politique “Ensemble”]

Petite bibliographie :

  • André Gorz, Adieux au prolétariat. Ed. Galilée. 1980.
  • André Gorz, Miséres du présent.Richesse du possible. Ed.Galilée. 1997. Contient une argumentation séduisante en faveur du revenu de base.
  • Dany-Robert Dufour : Le délire occidental. Ed. Les liens qui libèrent. 2014.
  • Domique Méda : La fin du travail. Ed. A. Aubier. 1995.
  • Robert Kurz : Non rentables, unissez-vous ! Ed. Osez la république Sociale. 2013.
  • Bernard Stiegler : La société automatique. Ed. Fayard 2015.
  • Moshe Postone : Temps, travail, domination sociale. Ed. Mille et une nuits. 2009.
  • Ernst Lohoff, Nobert Trenkle, La grande dévalorisation. Post éditions. 2014.