L’ouvrage “Un projet de décroissance, manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie” prône l’instauration d’un revenu inconditionnel démonétarisé, versé majoritairement en droit de tirage sur les ressources et en monnaie locale plutôt qu’en euros. Interview de Vincent Liegey, l’un des quatre co-auteurs.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) ?
L’idée est née au sein mouvement décroissant autour de propositions comme le revenu inconditionnel d’existence, l’extension de la sphère de la gratuité, le bon usage et le mésusage des ressources et les alternatives concrètes qui émergent un peu partout. Nous avons aussi mené une réflexion autour du revenu maximum acceptable, sur la crise de la dette, la reprise en main démocratique du système monétaire et la sortie de la religion de l’économie.
En mettant tout ça ensemble, dans une logique de transition et de relocalisation de l’économie, nous en sommes arrivés à l’idée du revenu d’existence démonétarisé donné principalement en droit de tirage sur les ressources et en monnaies locales.
Vous avez appelé à signer l’initiative citoyenne européenne pour l’instauration d’un revenu de base en indiquant qu’il s’agissait d’un tremplin vers la décroissance. Cependant, vous pointez les limites de cette mesure. Quelles sont-elles selon vous ?
Nous sommes favorables à un revenu inconditionnel d’existence pour des raisons de justice sociale parce qu’il permettrait de réduire les souffrances toujours plus terribles liées aux inégalités et aux plans d’austérité. Nous y sommes également favorables car c’est un outil pour se désaliéner au travail, sortir de la centralité de la valeur travail.
Par contre on est très prudents, car si une telle mesure est mise en place sans avoir en parallèle une réflexion sur le sens de nos productions, de nos consommations ou encore la place très importante de la publicité dans nos sociétés, ça risque de déboucher sur quelque chose d’assez inquiétant où on relance la consommation de choses pas vraiment utiles. Et puis le revenu d’existence, dans la version de Milton Friedman, pourrait aussi déboucher sur la destruction d’un certain nombre de minimas sociaux ou le droit du travail.
Nous sommes donc entièrement favorables au revenu d’existence, à condition qu’il s’inscrive dans un projet de société, une réflexion beaucoup plus large autour d’une transition vers de nouveaux modèles économiques, locaux, alternatifs, qui prennent en compte les questions environnementales et ce questionnement qui est au centre de nos réflexions : qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Pour quel usage ?
Le revenu de base serait donc une transition vers la DIA ?
On a développé 3 scénarios de mise en place de la DIA. Dans le premier, on s’appuie sur la transition déjà en marche, cet ensemble d’alternatives concrètes que l’on voit émerger à travers le monde (monnaie locales, permaculture, ateliers locaux de recyclage, systèmes d’échanges locaux…). On peut, petit à petit, développer une nouvelle manière de produire, d’autres modèles économiques et mettre en place la DIA.
Dans le deuxième scénario on imagine, tout en continuant à s’intéresser aux alternatives concrètes, une réduction importante du temps de travail afin de partager le travail et en finir avec le chômage. Le temps libre ainsi récupéré pourrait être investi pour continuer dans cette logique de développement de modèles économiques locaux, de réappropriation des outils et des productions au niveau local.
Le troisième scénario s’appuie en effet sur l’instauration d’un revenu inconditionnel d’existence. Quelque chose d’assez facile techniquement à mettre en place mais qui demande un courage politique assez important. Cela passerait par une réappropriation du système économique par le politique, par la démocratie. On mettrait en place ce revenu inconditionnel d’existence couplé à un revenu maximum acceptable, et petit à petit on déclinerait ce revenu donné en euro en droit de tirage sur les ressources et en monnaies locales alternatives.
Vous voulez fixer des quotas d’énergie par territoire et renchérir le mésusage des ressources. Mais tout le monde n’a pas les mêmes besoins en énergie (maison difficile à chauffer, région froide et humide, appartement vs. maison…). Comment gérer ces disparités ?
Avec la DIA, on offre plus de droits aux gens qui les utilisent pour organiser des délibérations citoyennes locales, un renforcement de la démocratie et une réflexion sur ce que l’on consomme. On s’interroge sur le niveau de consommation soutenable, comment produire cette énergie, comment l’acheminer et à partir de quel niveau de consommation on peut considérer qu’on doit faire payer un prix plus élevé.
Tout ça se met en place dans une logique de transition, dans la durée, pas du jour au lendemain, de manière autoritaire. On commence à donner une partie du gaz, de l’eau, de l’électricité, gratuitement et de manière progressive, on augmente les prix (en prévenant de la courbe des augmentations sur dix ans par exemple), ce qui laisse le temps à chacun de s’adapter. Ça permet également de changer son mode de vie, d’habitation et son rapport à l’autre.
C’est donc à la fois une protection pour les plus pauvres qui permet d’accéder rapidement à l’essentiel de manière gratuite et c’est en même temps un outil de transition qui nous fait réfléchir sur comment on produit et utilise les énergies et comment on peut changer son mode de vie pour changer de manière importante sa consommation.
Vous prévoyez que chaque territoire fixe démocratiquement les quotas. Cela ne risque-t-il pas d’accroître la concurrence entre les territoires ?
Il y a un risque, mais aujourd’hui la compétition existe, notamment sur la question de l’eau et elle est extrêmement violente. Elle n’est pas gérée de manière démocratique et encore moins dans une logique de prise en compte des enjeux environnementaux, mais par le mythe totalement délirant de la main invisible. Un des enjeux de la DIA est de mettre sur la table la réflexion sur nos besoins réels et la façon de s’organiser localement, ou si ce n’est pas possible, de manière ouverte avec des échanges avec d’autres, pour produire ce dont on a besoin de manière durable.
Dans une logique de transition, l’enjeu est d’aboutir à une décroissance de notre empreinte écologique. Il est évident que des solidarités vont devoir être imposées. Mais le but, à terme, est de tendre vers des sociétés au maximum autonomes.
Mais en offrant à chacun un quota d’énergie gratuit, les consommateurs auront tendance à le consommer en entier même s’ils n’en ont pas réellement besoin. Est-ce vraiment un bon moyen pour éviter le gaspillage ? Cela ne va-t-il pas à l’encontre de l’utilisation raisonnée des ressources ?
On sort d’un imaginaire consumériste et capitaliste. Quand on rentre dans une logique de gratuité, comme c’est le cas avec les marchés gratuits [ou espaces de gratuité, ndlr], au départ, notre imaginaire conditionné est extrêmement mal à l’aise à l’idée d’obtenir des objets gratuitement. Puis on rentre dans autre rapport à l’objet. On n’utilise pas l’objet pour accumuler, mais seulement quand on en a vraiment besoin. Et c’est pareil avec l’eau, l’électricité ou le gaz. En donnant un certain quota de gratuité, ça ne veut pas dire qu’il faut se battre pour tout consommer. On n’est pas là pour optimiser un niveau de consommation mais pour essayer de vivre dignement. Ce sont des moyens et non des buts en soi.
Si on instaure une DIA dans une société toujours guidée par la logique consumériste/productiviste, la prise de conscience et la modification des comportements que vous espérez ne resteront que des vœux pieux.
Oui, et nous restons très critiques par rapport à d’autres expériences comme le communisme. C’est pour cela que nous parlons de transition démocratique et sereine par étapes. Mais quand on regarde ce qui se passe au niveau des alternatives concrètes, on se rend compte qu’il y a une dynamique intéressante et que, très vite, les personnes impliquées changent leur rapport à l’autre et aux objets. Mais je ne sais pas si ça se fera en 10, 20 ou 50 ans.
En versant majoritairement la DIA en droit de tirage et en monnaies locales, ne prive-t-on pas les individus de la liberté de consommer un produit qu’on ne trouve pas localement ?
Nous ne sommes pas contre le fait de maintenir des monnaies locales, régionales, nationales ou supranationales. Ce n’est pas le tout local contre le tout global, c’est essayer de trouver le bon équilibre. Les monnaies locales, au-delà d’être des outils économiques plus justes, sont des outils de réappropriation de la politique, de repolitisation de la société, car on amène les gens à se questionner sur la consommation, la production, les usages. Ce n’est en aucun cas quelque chose qui s’oppose à la liberté de mouvement et d’échange car les autres monnaies continueront vraisemblablement à exister. On n’est pas pour l’interdiction de l’utilisation de gros 4X4 pour faire des rodéos dans la forêt. Par contre il faut en payer le prix réel, en terme de conséquences environnementales, en terme de travail humain et de pétrole pour le faire fonctionner.
À l’échelle mondiale, on est 20% à s’approprier 87% des ressources naturelles de la planète. On vit dans un cocon en Europe, notamment les plus riches, puisqu’on ne voit jamais les externalités de nos actes de consommations. On paie très cher cette illusion de liberté de consommer, à la fois sur le plan environnemental et sur celui de l’exploitation et de la destruction de populations à travers le monde. La logique de relocalisation de nos productions c’est de rompre avec cette illusion de liberté. Car si des produits néfastes pour l’environnement et qui nécessitent l’exploitation de beaucoup de personnes sont produits localement, je me retrouve face à face avec les conséquences de mes faits et gestes.
Vous parlez de transition démocratique sur le temps long, dénué de tout autoritarisme, mais vous proposez un revenu maximum acceptable ainsi qu’une réquisition d’un certain nombre de logements. Comment faites-vous accepter cela à une partie de la population qui a tout à y perdre ?
Le choix se situe entre décroissance choisie et récession subie. C’est pour l’instant le deuxième option qui est imposée par l’Union européenne, de manière barbare à travers les plans d’austérité. En Grèce, il y a une baisse de l’empreinte écologique parce que les gens n’ont plus rien, ne consomment que le minimum, quand ils peuvent, ne travaillent plus, ne prennent plus leur voiture. Les conséquences humaines sont dévastatrices.
Mais on voit également que les Grecs développent des modèles économiques alternatifs. On a notamment l’exemple de la révolution des patates [vente directe producteurs/consommateurs, ndlr]. Certains impriment des drachmes, d’autres mettent en place des échanges de temps (un médecin au chômage offre sa prestation au charpentier au chômage et inversement)… Cette récession subie mène au même résultat que celui que nous poursuivons avec notre logique de décroissance choisie. Mais le chemin à parcourir est extrêmement différent.
Crédit photo : Vincent Liegey