— Oui monsieur.

En apparence, Muriel était calme, posée, souriante et contrite. Elle venait de faire une erreur mineure, le genre dont personne ne devrait même parler, mais son patron avait eu une crise de masculinité et venait, en conséquence, de lui passer un savon homérique devant tous les collaborateurs.

Donc, intérieurement, elle était furieuse, triste, sur le bord des larmes, mais ne laisserait à personne l’honneur de le savoir. Pas question non plus de courir aux toilettes. Digne, ignorant les regards soit désolés soit mesquins, elle retourna à son poste, derrière son ordinateur, et s’autorisa à souffler.

Courage, dans une semaine, tu t’envoles avec Sara !”

Sara était sa petite fille. Elle l’avait aimée dès sa naissance, mais ce n’était que depuis son adolescence qu’elles étaient devenues réellement complices, grâce à Yann, le grand-père de Sara, et son époux à elle. Tous les deux étaient passionnés par le Japon, et avaient prévu d’y aller. Mais le cancer subit de Yann avait annihilé ce projet. Et à son enterrement, grand-mère et petite-fille avaient juré d’y aller en sa mémoire.

Et voilà ! Un an plus tard, le grand moment était arrivé. Cela redonna le sourire à Muriel. Ce pauvre mec pouvait aller se faire voir, il ne valait même pas la peine qu’on pense à lui.

De retour chez elle, elle sortit sa valise, et commença à y ranger quelques affaires. Elle voulait à la fois des vêtements confortables, mais élégants, pour ramener de belles photos. Elle se coucha satisfaite de ses choix. Sur sa table de chevet, elle avait posé un petit carnet, dans lequel elle notait tout ce à quoi elle pensait, à fur et à mesure, pour être sûre de ne rien oublier. Son chargeur de téléphone, un adaptateur pour les prises, une boîte de pansements…Elle se réveillait parfois la nuit, écrivait, telle une zombie, et se rendormait aussitôt.

La veille du voyage, il était convenu que Sara vienne dormir chez elle. Elles prendraient un taxi au matin, et se rendraient ainsi sans stress à l’aéroport. Sa petite-fille était surexcitée.

— Mamie, mes copines sont hyper jalouses ! Elles veulent toutes aller au Japon, mais elles n’ont pas pas la chance de t’avoir pour grand-mère !

Ces paroles s’accompagnaient de câlins et de bisous à foison. Muriel était ravie, mais un peu fatiguée de cette sollicitation permanente. Elle espérait que les douze heures de vol calmeraient Sara.

Ce fut long. Mais l’avion finit par atterrir.

— Tokyo Narita ! Yokoso !

Le dépaysement fut immédiat : la langue, les publicités, les gens, les couleurs… Plus rien ne ressemblait à chez elles. Le nez en l’air, bouche bée, elles observaient tout, et déjà Sara mitraillait le moindre détail avec son appareil photo. Elles prirent le monorail, puis le métro et enfin arrivèrent à l’hôtel.

— Mamie, on va découvrir le quartier ?

Muriel aurait bien piqué un petit somme, mais elle avait bien compris que Sara ne supporterait pas une telle proposition. Elle rassembla tout le courage et l’énergie qui lui restaient et sourit à sa petit fille :

— Bien sûr !

Sara la fit entrer dans une boutique de mangas, une autre de figurines, encore une autre de cosplay, s’exclama à tout va devant tant de merveilles, voulut tout acheter. Muriel apprécia plus les petits bassins garnis de minuscules poissons rouges qui agrémentaient les rues, la paix des vélos posés là sans anti-vol, les curieux voire inconnus fruits et légumes qui garnissaient les étals. Elles finirent la journée dans un petit restaurant de ramen. L’ensemble ne payait pas de mine, mais leurs plats furent délicieux.

Quelques jours plus tard, elles s’envolèrent vers Kyoto, plus traditionnelle, plus mystérieuse. Muriel espérait que Sara se calmerait sur les magasins. Elle n’en pouvait plus des néons, des références à la pop-culture, du bruit et des gens. Place au tourisme culturel !

Le premier jour, elles décidèrent d’aller à Fushimi Inari, le temple au mille toriis rouges, lieu emblématique du Japon. Sara prenait selfie sur selfie, pour faire baver ses copines de jalousie à son retour. Il y eut une grosse averse, qui vida les lieux. Elles attendirent une accalmie, sous les arbres, à côté d’un petit temple garni de renards de pierre. Dans ce refuge humide, où seul l’orangé des toriis ressortait, elle se crurent dans une photographie en sépia. Et, alors qu’elles pensaient qu’elles touchaient au sublime, une geisha passa. Vêtue d’un kimono beige, peint de carpes koï mauves et bleues, elle portait un petit panier empli d’offrandes. Chaussée de geta, elle avança à petits pas, sereine. Elle n’était pas maquillée de blanc, mais son visage était surmonté du gros chignon traditionnel. Elle vit les deux françaises, se tourna vers elles et les salua d’une petite courbette polie à laquelle elles répondirent aussitôt. Coupées du monde, loin de chez elles, elles vécurent un moment suspendu, hors du temps et de l’espace.

Quand la pluie cessa, elles ne continuèrent pas tout de suite leur promenade. Elles restèrent là, à contempler les gouttes tombant des feuilles, à écouter les oiseaux se remettre timidement à pépier. Puis un touriste passa et rompit le charme. Tout à coup, tout agressait leurs sens. Elles avaient vécu une parenthèse enchantée, mais terminée.

Le comportement de Sara changea après cet épisode. L’adolescente exubérante devint plus silencieuse, plus réservée. Aller dans les boutiques ne l’intéressait plus autant. Non, elle voulait visiter les temples, les châteaux, voir des artisans, déguster des plats typiques. Elle qui laissait le plus souvent sa grand-mère servir d’interprète se mis à pratiquer son anglais. Elle était souvent frustrée, les mots lui manquaient, et même avec le bon vocabulaire, la personne en face ne comprenait pas toujours.

— En rentrant, j’apprends le japonais !

Muriel souriait devant tant d’assurance. Le charme retomberait bien assez tôt ! Mais, à chaque nouvelle visite, Sara s’appliquait à réaliser les gestes rituels : se laver les mains, se courber… Elle y mettait beaucoup de sérieux.

— Mamie, tu crois qu’on pourrait aller dans un magasin de kimonos ? Je voudrais en ramener un…

Muriel ouvrit de grands yeux.

— Il me semble que c’est très cher. Il vaudrait mieux te rabattre sur un joli yukata, non ?

Devant la mine déçue de sa petite-fille, elle céda :

— On peut toujours aller voir, ça n’engage à rien !

Mais une fois dans la boutique, il fallut bien déchanter. Les sommes demandées étaient astronomiques. Muriel s’était dit que même si c’était cher, elle ferait l’effort, mais en réalité, ce n’était tout simplement pas possible. Amusé par la révérence de Sara à l’égard des tissus, le vendeur alla discuter avec la grand-mère.

— Vous habitez le Japon ?

— Non, pas du tout ! Nous venons de France.

— Oh ! J’adore la France ! Paris, la tour Eiffel, la Provence, le bon vin !

Muriel rit gentiment.

— C’est ça !

— Et votre petite-fille veut ramener un kimono en souvenir ?

Elle ne le détrompa pas.

— Oui. Mais je vous avoue que c’est trop cher pour nous…

— Il faut aller à Tsutumé fashion !

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un magasin de kimonos et de yukatas d’occasion. Ce n’est pas loin ! C’est là où les geikos revendent leurs vêtements un peu élimés, ou qui ne sont plus à la mode. Les prix sont imbattables !

Il se dirigea derrière son comptoir, d’où il sortit une feuille blanche et un stylo. Il dessina un plan sommaire.

— En sortant, il faut tourner à droite, puis c’est cinq pâtés de maisons plus loin. C’est facile !

Muriel le remercia chaudement, et entraîna une Sara dépitée de s’en aller. Elle voulait lui faire la surprise, en espérant que les prix “imbattables” seraient plus accessibles.

Effectivement, l’enseigne fut facile à trouver. Le magasin était bien moins chic que le précédent, mais quand Sara consulta, avec réticence, la première étiquette, ses yeux s’arrondirent et elle s’écria :

— Mamie ! Je peux en ramener trois à ce prix !

Le plus difficile fut de choisir. Les motifs géométriques et les grues rencontrèrent un franc succès, mais départager les pivoines et les érables fut ardu. La vendeuse, ravie de ces si bonnes clientes, leur montra comment nouer le obi, marcher avec des getas et réaliser un chignon simple. Les accessoires s’ajoutèrent aux kimonos et yukatas, et quand Sara fut rassasiée d’achats, cela représentait une jolie somme.

— Merci Mamie ! Ce ne sera pas perdu, tu verras, j’ai un vrai projet professionnel ! Je vais me démener en rentrant !

Attendrie, Muriel embrassa sa petite-fille. Dès demain, elles rentreraient et bien vite, la monotonie de son travail et du lycée pour Sara reprendrait le dessus. Ce voyage serait si loin derrière elles… Un beau souvenir, mais ce ne serait plus que ça. Un souvenir.

Mais elle se trompait. Élève moyenne, Sara se mit à travailler sérieusement à son retour. Ses notes grimpèrent. Elle avait toujours sa joie de vivre exubérante, mais un brin de sérieux s’était glissé là. Et il se manifestait parfois de façon surprenante : son argent de poche était durement économisé au lieu d’être dépensé aussitôt reçu. Pour Noël, elle demanda des manuels de japonais, pour commencer à apprendre seule, et avoir un avantage à l’université. Sa mère, jusque-là désespérée de son manque d’intérêt pour son avenir, fut ravie.

— C’est très bien, le japonais, couplé à l’anglais, ça ouvre de belles perspectives dans le monde des affaires !

Cette remarque fit hausser les sourcils à Sara.

— Désolée M’man, ce n’est pas du tout mon projet !

— Ah, parce que tu as un projet ! Et en quoi consiste-t-il ?

— Je vais ouvrir un o — chaya. Le premier de France.

— Plaît-il ?

— Un ochaya, c’est une maison de thé où se produisent des geishas.

— Et où vas-tu trouver des geishas en France ? Même à Paris, ça m’étonnerait qu’il y en ait…

— Ce sera moi, la geisha.

Sa mère faillit s’évanouir.

— Il est hors de question que je te paye des études pour que tu deviennes une prostituée !

Sara leva les yeux au ciel.

— Quel cliché ! Les geishas ne couchent pas avec leurs clients, elles les distraient ! Elles jouent de la musique, dansent, récitent des poèmes, servent le thé, font la conversation… D’abord, je vais devenir parfaitement trilingue français / anglais / japonais, pour pouvoir accueillir des clients du monde entier. Puis j’irai vivre un an ou deux au Japon pour apprendre le shamisen, le chant, la danse, la cérémonie du thé, tout ce qu’il faudra.

Sa mère ricana.

— Tu ne gagneras jamais ta vie comme ça.

— Je m’en fiche. Je ne veux pas avoir un boulot qui rapporte, j’en veux un qui me plaise !

— On en reparlera dans quelques années. Tu seras bien contente de décrocher un job dans la finance grâce à ton japonais et ton anglais !

— On verra.

La discussion n’eut lieu qu’une fois, et chacune resta persuadée d’avoir raison. Sara obtint son bac avec succès et s’inscrivit dans une faculté de langue, comme elle l’avait prévu. Son anniversaire tombait début juillet, et elle demanda à cette occasion à être envoyée en stage en Angleterre. Trois années s’écoulèrent, durant lesquelles elle mit chaque occasion à profit pour parfaire son anglais, son japonais, et travailler pour mettre de l’argent de côté. Elle rêvait de retourner au Japon, bien sûr, et une opportunité se présenta à elle alors qu’elle s’inscrivait en Master.

— Vous savez, chaque année, un échange de six mois est organisé au deuxième semestre, pour permettre à nos étudiants d’aller étudier à Tokyo… Est-ce que ça vous intéresse ?

Il n’y eut pas besoin de le demander deux fois ! Sara remplit sa demande aussi sec, et apprit quelques mois plus tard que ses bonnes notes la qualifiaient.

Folle de joie, elle s’envola donc pour le pays du soleil levant une deuxième fois. Seule. Le choc fut rude. Pratiquer le japonais en classe, en France, ce n’était pas la même chose qu’être obligée de le parler pour survivre. Mais Sara n’allait pas abandonner maintenant, après tant d’efforts et de sacrifices. Butée et résolue, elle se plongea dans la vie tokyoïte pour apprendre, assimiler et très vite, ses doutes et hésitations ne furent plus qu’un mauvais moment dans le passé. Elle s’améliorait de jour en jour grâce à ses amis. Elle se sentit bientôt assez à l’aise pour s’inscrire dans une école d’arts traditionnels. Là, elle enchaîna les stages de musique, de danse, et de tout ce qui servait à son projet en somme. Elle n’était jamais prise au sérieux, en tant qu’occidentale, mais sa détermination et son application forçaient le respect. Elle décrocha même une petite formation dans une maison de thé très connue.

Quand il fut temps de rentrer, elle hésita. Était-elle vraiment prête ? Allait-elle pouvoir assurer une performance et un service égaux à ceux qu’on pouvait trouver au Japon ? C’était peu probable, elle avait conscience de son ignorance. En conséquence, elle décida de prolonger son visa. Mais elle avait eu son diplôme, et ne bénéficiait donc plus de bourse. Pour la première fois en quatre ans, la question de l’argent se posait. Elle doutait que sa mère veuille financer ce qu’elle appelait “ses extravagances de jeunesse”. Sa grand-mère, désormais à la retraite, lui assura son soutien, mais ça ne suffisait pas pour vivre.

— Je peux t’envoyer des sous, bien sûr.

— Mais il ne faut pas que ça te manque, Mamie…

— Mais non, je le fais avec plaisir ! À quoi servent les économies si je ne peux pas aider ma petite-fille ?

— Tu es trop gentille ! Heureusement que je t’ai…

— Et tu ne peux pas trouver un petit boulot, là-bas ?

— Je donne déjà des cours de français, mais ça ne suffit pas. J’ai même tourné dans quelques pubs japonaises pour arrondir les fins de mois !

— Vraiment ? Tu m’enverras les vidéos par internet ?

— Bien sûr ! C’est rigolo, plutôt bien payé, mais ça reste une solution de dépannage. Et puis… À toi je peux le dire, Maman se moquerait… Mais je ne veux pas travailler à horaires fixes. J’ai un visa d’un an, je veux consacrer mon temps à apprendre tout ce que je peux, à commencer à acheter le matériel dont j’aurais besoin pour monter mon salon de thé en France. Je n’ai pas le temps de me préoccuper des détails matériels !

Sa grand-mère rit doucement.

— On en est tous là, ma jolie… Je vais t’envoyer tout ce que je peux pour pallier dans l’immédiat. Sois économe. Et je serais toi, je dirigerais mes espoirs vers la nouvelle loi qui vient d’être votée, ça pourrait te soulager…

— Quelle loi ? Je ne suis plus vraiment l’actualité française, tu sais…

— Il y a quelques semaines, l’Assemblée Nationale a voté la mise en place d’un revenu de base, équivalent au SMIC, pour chaque ressortissant français. Et le Sénat vient de ratifier la loi, donc ça va arriver, mais je ne sais pas quand exactement ce sera mis en place.

— Un SMIC ? C’est pas mal ! C’est peu pour la vie à Tokyo, mais je n’ai qu’un tout petit studio dans la banlieue, donc je pense pouvoir payer mon loyer et ma nourriture avec… Et du coup je pourrais utiliser mon surplus pour me consacrer à mon projet. Mamie, c’est génial comme idée !

— Oui, ce serait une solution. Mais je n’ai suivi ça que de loin, renseigne-toi mieux.

— Tu penses, bien sûr !

Elle raccrocha et mit immédiatement son temps à profit pour chercher. Elle trouva un grand nombre d’informations en ligne, sur le site du gouvernement mais aussi sur divers sites associatifs, qui expliquaient tout ce qui allait changer. Elle craignait de ne pas pouvoir recevoir ce revenu de base, car elle vivait à l’étranger. Mais elle fut bientôt rassurée : elle n’était pas expatriée, elle avait juste un visa temporaire, ce qui la rendait éligible. Plus elle lisait à ce sujet, plus elle comprenait à quel point cela allait changer sa vie. Elle était décidée à ouvrir son salon de thé, mais s’inquiétait de sa rentabilité, évidemment. Tout le monde n’avait pas son amour du Japon, et tout le monde ne voudrait pas payer une geisha occidentale. Elle avait prévu d’élargir son activité au quotidien, en servant le thé en kimono sans offrir de spectacles, en journée. Néanmoins, pouvait-elle vraiment survivre grâce à un salon de thé ? Et tout à coup, son horizon s’ouvrait. Oui, ce serait la galère pour payer son prêt, pour investir, pour se verser un salaire… Mais au moins, elle aurait de quoi manger. C’était un tel soulagement !

Elle referma son écran, un grand sourire posé sur les lèvres. Elle sortit se promener, heureuse, un grand poids avait quitté ses épaules. Elle s’aperçut au cours de sa balade qu’elle n’avait du coup pas vérifié quand cette mesure allait être appliquée. Soudain angoissée, elle se précipita chez elle. Si ça se trouve, rien ne serait mis en pratique avant des mois ! Comment allait-elle faire d’ici là ?

Mais non. C’était prévu pour le premier mai, amusant clin d’œil à la fête du travail. Soit dans cinq semaines ! C’était parfait !

Ravie, elle envisageait désormais l’avenir sereinement. Le 3 mai, elle constata avec ravissement que sa prime avait bien été créditée sur son compte. On ne lui avait rien demandé, il n’avait pas fallu remplir de formulaire, ni même fournir de pièces justificatives. Toute la procédure était basée sur les informations de la caisse d’imposition. Dès lors, Sara enchaîna les formations et commença à récupérer de la vaisselle, du linge de maison, des accessoires difficilement trouvables en France comme un noren ou encore un manekineko qu’elle mettrait à côté de sa caisse enregistreuse. Elle s’offrit quelques yukatas, pour le quotidien, et encore deux ou trois kimonos, pour les soirées. Pas question de se montrer toujours avec la même tenue ! En parallèle, elle commença à monter un dossier en béton à montrer aux banques.

L’année s’écoula gentiment, et il fallut rentrer. Sara était partagée. D’un côté, elle pensait : “enfin !”. Elle allait pouvoir monter son café japonais si attendu. Elle était si impatiente ! D’un autre côté, elle regrettait de devoir quitter déjà son pays d’adoption. Elle s’y sentait si bien… Elle se tâtait même à rester, à demander un visa de travail, mais… Ici, personne ne viendrait dans le café d’une geisha occidentale, voilà qui ferait rire tout le monde. Non, elle devait rentrer.

Elle décida de s’installer chez sa grand-mère. Cette solution avait plusieurs avantages : elle vivait à Paris, son appartement était grand, et elle était avant tout bien moins pénible que sa mère. Elle démarcha les banques, et, à son grand étonnement, son prêt fut accepté assez vite, dès le deuxième rendez-vous. Elle s’ouvrit de sa surprise à ses amis, qui lui répondirent que depuis la mise en place du revenu de base, les banquiers étaient moins frileux. Même si la rentrée d’argent était trop faible pour assurer le remboursement du prêt, les gens ne partaient plus de zéro, et un grand nombre d’entreprises s’étaient ouvertes grâce à ça, ces derniers mois. Ça tombait bien, elle avait repéré le local parfait, près de la rue de Rennes, très fréquentée, et surtout dotée d’un parking à proximité. C’était parfait ! Bon, le loyer était raide, mais cela valait la peine.

Les travaux commencèrent rapidement. Sara fit recouvrir les murs de bois clair, poser du parquet assorti, et fit changer les portes classiques par des portants coulissants, recouverts de papier japonais. Elle sépara l’espace en deux pièces, une pour le salon de thé de jour, une autre, plus petite, pour les spectacles sur réservation. Elle trouva un comptoir qui allait avec le style général, posa deux paravents, un tatami, et put finalement demander ses autorisations aux services d’hygiène. Après quelques modifications, elle obtint les papiers qui lui permettaient d’ouvrir.

Elle choisit d’ouvrir début octobre. Une de ses amies lui rédigea un communiqué de presse, que Sara envoya à plusieurs rédactions. Curieux, de nombreux journalistes répondirent à l’appel, et garantirent leur venue le jour de l’ouverture, où elle devait faire une démonstration. Elles s‘entraîna beaucoup, avec application. Et le jour dit arriva très vite.

Parée de son plus beau yukata, elle servit le thé, un sourire un peu crispé de stress posé sur les lèvres. Elle saisissait parfois un commentaire, et se rassurait au fur et à mesure que la soirée avançait. En effet, elle n’entendait que des compliments. Rassérénée, elle put inviter tout le monde à s’asseoir pour assister à un concert de shamisen.

Elle s’isola pour se maquiller et se changer. Vêtue de son kimono favori, elle attrapa son instrument, s’agenouilla derrière la porte en papier de riz, inspira, et ouvrit la porte.

Son rêve s’était réalisé. Désormais, elle était une geisha.

e.levraut@gmail.com