De ce qu’elle avait ressenti après avoir écouté cette chanson, ce jour-là, et de ce qui s’était déclenché en elle, elle n’en avait rien dit. À personne. Elle avait gardé ce sentiment pour elle. Elle avait laissé les choses venir, petit à petit. Elle s’était laissée envahir par l’idée. Ça la faisait sourire et puis aussi, des fois, glousser toute seule dans son coin. Elle n’y pensait pas pendant quelques heures, le temps du boulot et puis, à la pause ou pendant le déjeuner, ça lui venait. Ça lui emplissait la tête. Ses collègues au départ n’avaient rien remarqué mais, certaines fois, cela devenait trop flagrant. Elle était ailleurs. Ses yeux, baissés vers le sol ou plongés dans le ciel du mois de juin à suivre les hirondelles batifoler avec les nuages, se chargeaient de certitudes. Son pied, lui, battait la mesure.

Lucie travaillait à Cahors dans une petite fabrique d’objets et de meubles en osier qui avait su perdurer et évoluer grâce à l’essor du circuit court et aux mesures phares de 68. Elle y faisait danser ses mains sur le matériau à la fois rigide et souple, avec cinq de ses collègues, toutes des femmes, toutes d’assez bonne humeur et toutes ou presque de la quarantaine bien tassée. Malgré leur amitié, malgré leur connivence et malgré les conversations joyeuses qu’elles avaient souvent sur tout et rien, malgré tout cela, Lucie continuait à ne rien leur dire de ce qui gonflait en elle. Car elle avait décidé de n’en parler au début qu’à Pierre. Le problème, c’est que Lucie ne savait pas vraiment comment lui annoncer ce qui la taraudait jour après jour. Elle reportait cette annonce à plus tard, plusieurs fois dans la journée, même si chaque matin, elle se disait que ça allait être le bon moment, là, juste après le café, ou non plutôt après les infos, ou même, oui c’était mieux, le soir, après le coucher d’Amandine.

Pierre et Lucie n’étaient pas mariés. Ils vivaient ensemble depuis dix-sept ans et avaient en commun une petite blondinette adorable et dotée d’un caractère bien trempé. Ils avaient décidé de travailler à mi-temps, et c’était très bien comme ça. Pierre, musicien, donnait des cours de guitare et faisait ça en journée et certains soirs de chez eux. Ils avaient aménagé pour cela une petite dépendance qu’ils avaient pris soin de bien isoler. Pierre se déplaçait aussi chez les gens et faisait quelques heures au conservatoire. Comme il était bon musicien, d’un caractère très doux et patient, il arrivait assez facilement à remplir ses journées travaillées, et ramenait suffisamment de gains pour compléter le socle commun sans s’inquiéter outre mesure.

Depuis l’instauration de ce socle de ressources de base, la population française et aussi européenne vivait plus sereinement et plus durablement. La course à l’argent semblait une idée d’un autre temps. Les échanges entre les hommes étaient plus conviviaux, leur état mental et sanitaire s’était amélioré considérablement. La robotisation de la société avait été pensée différemment après les déboires des années 2050 : poussés par la société civile, les chercheurs et industriels avaient réorienté les androïdes aux tâches les plus répétitives et les plus dégradantes, ils ne remplaçaient plus l’homme aveuglément et un comité d’éthique cybernétique veillait constamment à de quelconques débordements. Les robots aidaient aussi massivement à la dépollution de la planète ou tout au moins à une grande partie de celle-ci.

Malheureusement, certains continents qui maintenant faisaient figure d’anciens, vu leur conservatisme perdurant, étaient toujours très touchés par les conséquences de l’accélération de l’industrialisation dite moderne des années 2000. L’euro-zone essayait malgré tout d’influencer le monde anglo-saxon mais la tâche était ardue après la débâcle des années Johnson et Trump. Ce dernier avait quand même réussi à changer la constitution pour pouvoir exercer un mandat renouvelable tous les 10 ans. La guerre civile des années 30 avait eu raison de lui et de sa bande mais les Etats-Unis étaient exsangues.

Plus à l’est, la vie privée s’était apaisée, les relations avec les pays émergents devenus plus autonomes s’étaient renforcées et les exodes climatiques et économiques avaient diminué. Le gros coup de frein de 2020, la prise en compte des enjeux du futur avaient constitué la base de cette nouvelle société durable.

C’était dans ce contexte qu’étaient nés Pierre et Lucie. Ils avaient maintenant la quarantaine et n’étaient pas pressés par le temps. Ils avaient, eux, la chance de vivre dans un territoire du monde qui palpitait toujours, tout en gardant le rythme d’antan. Ils vivaient une vie paisible, riche de petits plaisirs, d’échanges sociaux simples et d’émotions. Dans le couple et en famille, ils se faisaient une confiance absolue et peu de questions restaient en suspens.

Pourtant, ces derniers temps, Pierre, étant sensible et observateur, avait bien remarqué que Lucie tramait quelque chose. Il avait vu qu’elle s’était acheté ce beau petit carnet noir. Il l’avait plusieurs fois surprise, à la dérobée, à écrire dedans. Quand elle s’apercevait qu’il la regardait, elle lui souriait, refermait le petit carnet d’un coup sec et repositionnait le petit élastique rouge permettant de maintenir ses écrits inaccessibles aux yeux de tous. Il essayait bien de se rappeler le moment où ce petit manège avait commencé, mais en vain. Lucie, elle, le savait bien. C’était le jour de fête des radios nationales. Le jour de cette première chanson entendue et des autres qui suivirent.

C’était un samedi.

Lucie avait décidé, ce jour-là, de faire une petite robe à Amandine pour l’été. Pierre, sachant qu’elle voulait se concentrer sur celle-ci, avait pris sa journée en reportant ses leçons particulières et avait emmené Amandine et sa copine Ana faire une petite virée le long des berges du Lot. Le temps était splendide et les fillettes étaient aux anges. Ils avaient pris les vélos pour la plus grande joie d’Ana qui n’avait pas souvent l’occasion de dérouiller son pédalier et ses jambes. Bref, sans personne de plus à la maison, la journée pour Lucie allait être une journée efficace.

Dès le départ des cyclistes, elle se prépara un café bien tassé et s’attaqua à la tâche. Le tissu avait été choisi et acheté, la table du salon dégagée du fourbi habituel qui s’y trouvait, il ne restait plus qu’à. Elle sortit sa machine, le cadeau de Pierre pour ses trente ans, étala le patron sur la table, sortit sa craie et ses ciseaux et entreprit de lire les instructions. Mais Lucie, perplexe, arrêta tout de suite sa lecture. Les informations concernant la confection de la robe étaient imprimées uniquement en anglais. Elle se demanda soudain si elle devait le ramener au magasin, par principe, mais cette idée la contraria car elle allait, de ce fait, perdre du temps. Pour se décider, elle se leva et fit quelques allers-retours dans le salon. Au passage, elle alluma la radio. Il allait être dix heures, l’heure des infos. Elle se déciderait peut-être ensuite. Après le jingle familier, une voix douce se fit entendre. Les techniciens et journalistes avaient un jour de suspens, en souvenir des luttes passées. Ils passaient une journée ensemble à festoyer et s’amuser. Cette coutume s’était installée petit à petit dans tous les corps de métier de la société, on ne revendiquait plus vraiment mais on passait plutôt une journée de convivialité. Les émissions ne se feraient pas. C’était ce qu’on appelait « la trêve ». À la place des émissions habituelles était proposée de la chanson et, apparemment, de la chanson française uniquement. Elle se remit à sa table et commença à travailler sur la robe.

C’était quand même bizarre de cloisonner les langues comme ceci mais enfin, pourquoi pas ? Lucie repensa aux événements des cinquante dernières années et leurs retentissements sur les langues parlées en Europe et en France. Depuis le Brexit de 2020, l’anglais comme langue universelle avait perdu de son pouvoir et n’était pas à l’honneur. Et la période Trump n’avait pas amélioré les choses d’un point de vue anglo-saxon. En contrepartie, l’apprentissage des autres langues s’était développé considérablement par ailleurs, aidé par les mouvements de coopération entre les pays et surtout avec le continent africain.

Lucie comprenait très bien l’anglais. Elle n’avait pas de mérite, elle était bilingue, sa mère étant galloise d’origine. Elle écrivait aussi en anglais, et des chansons surtout. Pierre composait dessus. Tous les deux jouaient dans le même groupe, le leur, avec un troisième larron nommé Andrew. C’était un batteur australien, complètement givré, qui n’utilisait pas de siège et qui, du haut de son mètre soixante et de sa cinquantaine bien tassée, sautait dans tous les sens entre deux morceaux. Il faut dire qu’à l’opposé de leur caractère respectif ‒ Andrew était aussi professeur de cyber-yoga ‒ les trois compères se déchaînaient sur scène. Ils formaient un trio déjanté garage punk-rock tendance grind core, nommé les Raisons de la Colère. Ce genre de musique était redevenu à la mode depuis une vingtaine d’années, après celui du trans-music joué par des androïdes et qui n’avait pas fait long feu. La musique était sensiblement la même mais les instruments et le matériel eux avaient évolué. Il n’y avait désormais plus de fils et de câbles qui reliaient tout ceci (instruments, ampli et micros), la mécanique quantique nouvelle avait été la solution. On était donc plus libre sur scène. Pierre, Lucie et Andrew se retrouvaient régulièrement pour répéter chez eux et la mère de Lucie, ces soirs-là, emmenait du travail et gardait sa petite fille avec joie.

En cousant, Lucie repensait à leur parcours musical quand les premières notes d’une chanson lui firent tendre l’oreille. Rendez-vous en gare d’Angoulême Ça lui avait tout de suite rappelé ses parents qui avaient habité la ville et puis aussi l’éternel adolescent, ce faiseur de ritournelles. C’était Higelin et ça parlait d’Angoulême. Un chanteur d’un autre âge mais qu’elle connaissait bien car son père l’adorait. Ce fut ça, le déclencheur. Puis elle entendit d’autres airs connus mais anciens. Elle fut étonnée de la profondeur de certains textes et émue par les phrases et les rimes. Au cours de l’après-midi, elle s’arrêta même de coudre par moments car le bruit de la machine couvrait parfois les paroles. Les histoires que racontaient certaines de ces balades prenaient maintenant tout leur sens avec l’expérience. Elle se surprit à en aimer le contenu. Le jeu des rimes et la sonorité des syllabes résonnaient en elle. Gravité et légèreté des propos se mêlaient aux points, et les cannettes de sa machine dansaient et virevoltaient au gré des mélodies. Ses ciseaux coupaient en cadence et son pied appuyait en rythme sur la pédale.

Vers seize heures, elle leva la tête de son ouvrage, les oreilles toutes bourdonnantes des rythmes de la radio et du ronronnement de la machine. Elle mit la bouilloire en marche. Un bon thé, c’est ce qui lui fallait. Elle réalisa aussi qu’elle n’avait rien avalé depuis la brioche du matin et se coupa une tartine de pain qu’elle fit griller. Ça, du beurre et un morceau de fromage, ça le ferait jusqu’au dîner. L’important c’était que la robe d’Amandine avance. Elle avait décidé à mi-parcours de prendre des libertés avec le patron anglais. Elle rit en elle-même en pensant qu’ici en France, ce jour était un jour de trêve, synonyme d’avancées sociales et que c’était de ce fait un pied de nez au monde anglo-saxon où, à contrario, le patron n’avait qu’à bien se tenir ! Elle avait en effet modifié le bas du vêtement en y rajoutant du biais fleuri. Amandine apprécierait sûrement. En trempant le coin de sa tartine dans son thé, elle réfléchit longuement. Quelque chose germait en elle. D’un seul coup, elle se leva pour aller attraper une feuille de papier du logement de l’imprimante. Elle fourragea dans le tiroir de la table à couture et en sortit un stylo quatre couleurs qui n’avait pas beaucoup fait usage de ses nuances depuis un bail. Elle éteignit la machine encore toute chaude, finit le restant de sa boisson devenue tiède et coupa la radio, qui en était à Souchon et à ses poulaillers d’acajou.

Ses premiers mots arrivèrent tout de suite sur la page. La nuit est longue ! C’était le titre de la chanson qu’elle avait décidé d’écrire, comme ça, sans arrière pensée. C’était loin des Dirty towns et des Kill ’em all qu’elle pouvait écrire pour leur trio écorché, mais ça parlait aussi de leur état d’esprit passé. C’était décidé, elle allait écrire de façon classique, avec couplets et refrain, ce qu’elle ne faisait jamais. Ses chansons d’habitude tenaient sur un tiers de page et n’avait pas de structure apparente. C’était plutôt une anarchie de mots, de rimes et d’allitérations qui faisait la part belle aux reproches faits à certains grands de ce monde, qui n’écoutaient rien. Mais la roue avait peut-être tourné, certains présidents redevenaient sages, aidés par le partage démocratique du pouvoir et du coup le monde semblait plus enclin à changer. Alors Lucie s’appliqua, arrondit ses lettres et se surprit à utiliser un vocabulaire riche et différent.

Après le dernier refrain, juste à la fin, elle mit un point et ajouta le mois et l’année, juin 2078. Elle signa de son vrai nom, Lucie, exit son habituel nom de plume Lucifer. Elle relut le texte, changea un mot, rajouta une virgule puis, satisfaite, elle plia la page et la rangea avec précaution dans le tiroir. Il faudrait qu’elle achète un carnet bientôt. Mais cela ne pressait pas. Elle regarda la pendule. Une demi-heure s’était écoulée depuis la tartine grillée. En se pressant un peu, elle pouvait finir la robe avant l’arrivée de la petite troupe échevelée. Elle se retint pour ne pas allumer la radio et remit sa machine en route. Il restait quelques points à faire et la robe serait prête. Elle se força à se concentrer sur son ouvrage. Ce fut payant car, à l’entrée en trombe de sa petite blondinette, sa main appuyait juste sur l’interrupteur pour éteindre la machine. Un sourire radieux aux lèvres, elle accueillit Amandine avec ses bras grands ouverts, en humant ses cheveux humides de transpiration. Elle embrassa Pierre qui la dévisagea longuement après avoir vu sa mine plus que réjouie. « Et bien, toi, tu m’as l’air d’avoir savouré notre absence, non ? », blagua-t-il. Elle sourit en retour.

Ce soir-là, après le départ de la copine et le repas dévoré, Lucie sortit dehors respirer l’air de la nuit. Pierre de son côté, un casque sans fil sur le crâne, harponnait sa guitare avec rage et sans bruit. Amandine, après le repas, avait refusé de quitter sa nouvelle robe pour prendre une douche et s’était endormie toute habillée en serrant Griffolin, le chat de la voisine. Lucie s’occupa d’arroser les plants de tomates qui trônaient dans leur carré de jardin. Elle se dit, en repensant à la chanson, qu’elle allait changer le titre et l’appellerait La nuit est belle, trouvant le nouvel adjectif complètement en accord avec son état d’esprit du moment. Elle avait franchi un cap, elle le savait. Elle allait se mettre à écrire des chansons en français qui, dorénavant, se comprendraient par tout un chacun et la musique irait de pair. C’était décidé. Il ne lui restait qu’à convaincre Pierre, et puis Matthew, d’en faire de même. Sur le moment, elle pensa que la chose allait être simple mais, à y repenser, elle admit que ça allait finalement prendre plus de temps que prévu. Et c’est ce qu’elle fit pendant les semaines qui suivirent. Elle prit du temps. Et elle se mit à remplir son petit carnet noir à l’élastique rouge, à surprendre ses collègues et amies par son comportement énigmatique et à intriguer Pierre.

Le jour de la révélation, l’été était déjà bien avancé. Lucie était partie aider sa mère qui avait décidé de faire de la confiture d’abricots. Amandine était installée à la table de couture et avait entrepris de parer sa poupée Lola d’une robe tahitienne. Sa mère, avant de partir, lui avait fait un descriptif des différentes étapes à suivre. Pierre, déchiffrant une partition de son côté, venait aider la petite quand elle butait sur certains mots un peu techniques ou quand les ciseaux lui donnaient du fil à retordre.

Après avoir découpé le tissu, Amandine eut l’envie de rajouter des fleurs, trouvant le matériau, pourtant choisi par ses soins, un peu terne à son goût. Elle ouvrit le tiroir de la table et y rentra sa main afin de trouver la pochette de feutres qu’elle pensait y trouver là. Arrivée presque au fond, celle-ci buta contre du plastique souple. En la retirant du tiroir, elle entraîna avec elle une feuille simple pliée et un petit carnet noir. Amandine savait que ce dernier appartenait à sa mère car elle l’avait vue écrire dedans à plusieurs reprises, les semaines passées. Elle savait aussi que le petit carnet ne pouvait pas être ouvert car il contenait ses secrets. Amandine respecta donc l’intimité de sa mère mais se dit que la feuille, elle, pouvait être dépliée et lue, que ce n’était pas grave. Et c’est ce qu’elle fit.

C’était un texte comme ceux qu’ils lisaient à l’école quand ils faisaient français. Le titre, qui avait été modifié, lui plut tout de suite car il parlait d’un moment de la journée qu’elle affectionnait. Comme elle n’avait rien à cacher, elle appela son père pour lui faire lire ce qu’elle pensait être un poème. Pierre, délaissant sa musique, s’assit sur la chaise, prit sa fille sur ses genoux et se pencha sur la feuille. Il lut d’un trait les paroles qui coulèrent merveilleusement bien dans sa bouche et celles-ci résonnèrent dans les oreilles d’Amandine. Pierre resta un moment abasourdi. Tous les deux, père et fille, dirent la même chose au même moment. « C’est beau ! » Ils étaient émus. Ça parlait de tout, d’eux, des gens autour d’eux, de ce qui s’était passé avant, et ensuite des relations paisibles qu’on pouvait avoir. C’était d’une simplicité évidente mais d’une force incroyable. « Ah là là, mais c’est maman qui a écrit ça ? Mais c’est chouette ! », s’écria Amandine en déchiffrant à la fin le nom de sa mère. Pierre lui caressa les cheveux, plongea son menton poilu dans ceux-ci et l’embrassa tendrement. « Oui c’est elle, et oui, c’est très chouette » répondit-il simplement, ému.

Le soir, quand Lucie rentra chargée de pots de confiture et toute odorante de fruit et de sucre, Amandine était déjà couchée, serrant sa petite Lola parée de sa robe tahitienne fleurie et terminée. Elle s’excusa de rentrer si tard mais la confiture avait mis du temps à se faire, sa mère ayant vu un peu à grande échelle sa fabrication. On n’allait pas perdre tous ces abricots quand même ! Pierre l’accueillit avec un sourire et une bonne bière brassée avec Andrew trois mois auparavant. Lucie trempa ses lèvres dans le breuvage amer et ils firent tinter leurs verres. « À quoi trinque-t-on ? demanda-t-elle, amusée. — À toi et à tes talents d’auteure… et de parolière… en français » répondit-il en pointant du doigt la page qu’avait décorée Amandine, après avoir fleuri la robe de sa poupée. « Amandine et moi, on adore ! » ajouta-t-il. Ébahie, Lucie s’avança prudemment : « Mais c’est pas du Grind Core ! — Et alors ! C’est de la musique, non ? rétorqua-t-il. Et puis ça lui fera les pieds à Andrew. Au lieu de dire cheers et bien il dira santé, quand on prendra une mousse après un concert » ajouta-t-il en rigolant.

« Et nos fans ? demanda-t-elle mi inquiète, mi-amusée. Qu’est-ce qu’on va leur dire ? — Et bien, on leur fera ça petit à petit, répondit Pierre en se grattant le menton et en reprenant une gorgée de bière. Et puis ensuite, quand tu en auras écrites d’autres…, continua Pierre. — J’en ai plusieurs dans mon carnet ! le coupa Lucie, les yeux brillants. — Et bien, on les leur fera écouter, reprit-il. Y’a que les cons qui ne changent pas, et puis l’esprit sera le même, sauf que ta voix, on l’entendra différemment, c’est tout. »

« Mais, tu sais, pour la musique de La nuit est belle… et bien, je pensais… », commença-t-elle. Et ce fut une longue nuit, casque aux oreilles à siroter des bières et à refaire une fois de plus le monde, qui en avait toujours un peu besoin. Mais cette fois-ci, ils le refaisaient grâce à la chanson française, ligne de couture qui tenait fortement leur amour, points ambitieux qui maintenaient ensemble tous les pans de vie, les leurs et ceux des autres. Andrew ensuite ne fut pas difficile à se laisser faire, après plusieurs pintes de cette bière ambrée, qui avait fermenté longtemps, presque comme les chansons de Lucie, juste à côté de la salle de répétition. Il promit même pour son anniversaire de chanter en français, derrière sa batterie et sur une chaise. Était-ce la soixantaine qui s’approchait ou juste l’envie de plaire ?

Amandine, quant à elle, voulut bien faire les chœurs sur la première chanson si chouette de sa mère. C’est ce qu’elle fit et ils l’enregistrèrent.

La nuit est belle

Au calme et à terre
Le chat se pâme, le chat s’étire,
Dehors et dans l’air
Les oiseaux passent, les oiseaux virent.

Je n’suis jamais sage quand tombe la nuit
Et parfois j’enrage de r’trouver mon lit

À côté, dans l’bar
Les gens se marrent, les fêtards rient,
La musiqu’, la bière
Fusent et jamais ne tarissent

Je n’suis jamais lasse quand revient le jour,
Et toujours j’me marre juste après l’amour.

L’bureau et l’usine
Bourraient des trains, cassaient des vies,
Les chefs, les ronds d’cuir
Disparurent d’la ligne de mire

Je n’suis jamais faible quand il faut agir,
Et j’suis presque sûre qu’ l’effet Trump va faiblir.

Maintenant il est l’heure
De bouger, d’se soulever ma belle.
Et de se rapp’ler qu’demain la nuit sera belle.

Je n’suis jamais sage quand revient la nuit,
Et parfois j’enrage de r’trouver mon lit.

Je n’suis jamais sage quand revient la nuit,
Et parfois j’adore de r’trouver mon lit.