27 avril 2068, j’ai atteint mon cent-dixième anniversaire et je peux encore me servir de mon vieux PC. Mes doigts sont moins rapides, mais je refuse les machines vocales et encore moins celles qui captent ou qui consignent directement votre pensée dans des boîtes. On y tue l’âme de l’individu et je crois qu’à force de vouloir contrôler l’esprit, on a failli perdre nos racines, notre essence vitale.
Les machines et les algorithmes nous ont transformés à grande vitesse et pour notre bien-être on a changé notre façon de vivre. Résultat : la Terre est brûlée à 80 %, les maladies évoluent plus vite que la recherche, et ceux qui nous ont condamnés à vivre cet enfer nous ont emprisonnés dans des concepts que l’on aurait imaginés sur une autre planète, mais pas ici sur Terre. Un ordre mondial, qu’ils disaient aux esprits conditionnés, vous rendra heureux ! Mais bien sûr.…
La pollution a stérilisé les couches les plus basses de la société car seuls les plus aisés pouvaient se payer le luxe d’avoir des enfants. Plus de politique, plus de religion, plus de banque, juste un énorme pouvoir centralisé dans un logiciel dominant que même les cerveaux les plus intelligents ne pouvaient imaginer il y a cinquante ans de cela.
La France, ce tout petit pays est redevenu une vraie mosaïque ! Un nouveau système est né de cette étrangeté, incompatible avec ce qu’une puissance mondiale a voulu nous imposer ! Une résistance s’est formée doucement comme un réseau souterrain invisible qui échappe aux lois des algorithmes puissants. Nés de la désobéissance civile, les individus se sont pris par la main et ont recréé pas à pas une forme de bonheur, sans caste. Le Revenu Universel mis en place il y a 40 ans est vite devenu obsolète car trop dépendant des conflits financiers mondiaux. Il a été un remède pour éviter le néant et a permis une transition moins douloureuse, mais n’a plus lieu d’être dans notre région.
Cette mosaïque, c’est l’histoire qui l’a façonnée. Des racines culturelles ont jailli des modes de vie tellement différents du sud au nord, de l’est à l’ouest, que nos échanges en France sont à la base d’une richesse qui ne cesse de s’accroître. Finis les grands voyages, il suffit de faire quelques bornes pour changer de « pays » ! Si le reste du monde nous a critiqué un moment pour notre mode de vie, il commence à changer. Pour certains continents, il est déjà trop tard.…
Dans mon petit morceau de mosaïque, on est heureux de se lever le matin, le simple chant d’un oiseau ou la vision d’un morceau de ciel bleu est de bonne augure. Les mères sont libres de travailler ou de rester avec leur enfant. L’enseignement n’est plus obligatoire avant 7 ans, mais les enfants sont à “l’école de la vie” dans la nature. Ils découvrent à leur rythme les bases de leur environnement, comment gérer leur comportement en société, comment fabriquer leurs jeux, découvrir et jouer de la musique, comment se nourrir ; compter et lire c’est si facile quand tout n’est que jeu ! L’enfant unique s’est imposé par obligation, manque de moyens et peur d’une fin du monde imminente… Nous avons fait le choix de deux animateurs nature par groupe de 10 enfants sur la base du volontariat, et l’accueil d’enfants non résidents permanents est obligatoire, peu importe leur nationalité. Chaque parent est concerné par l’organisation de ce système et comme il est gratuit pour tous, on recherche le meilleur, l’équilibre ! Chaque enfant hypersensible ou handicapé a son propre encadrant. Si à 6 ans l’enfant a toujours été bien guidé, il aura plus de chance de s’émanciper dans de bonnes conditions. La phobie scolaire n’existe pas.
De 7 ans à 14 ans, c’est l’âge des choix. On n’impose plus des matières à l’enfant, c’est son cerveau qui va indiquer ses préférences, graduellement. L’échec n’existe plus, on est pas nul dans une matière, on choisit d’évoluer dans ce que l’on aime, et on réfléchit, même si cela prend du temps ! L’école est l’échange, la diversité, pas l’élitisme.
De 14 ans jusqu’à la fin de la vie, c’est comme on veut : on peut rejoindre le monde du travail, faire un saut dans un autre territoire pour élargir sa culture, faire de la recherche, ou ne rien faire, mais c’est si ennuyeux que cela reste très temporaire ! Le revenu universel est un concept qui n’a plus rien de commun avec l’argent.
La virtualité de l’argent avait pris une telle ampleur que tout contrôle raisonné avait disparu. Du chaos découlant de l’incapacité à gérer correctement la France, l’Europe et les États dits souverains est né la révolution des Généreux. La notion de possession est devenue ridicule. Les banques n’ont plus lieu d’être. Plus de riches, de pauvres, plus de faillite, les vraies richesses ne sont plus quantitatives mais qualitatives. Je suis heureux, j’ai la santé, je me suis rendu utile, je partage, je vis.… et la retraite est une notion qui appartient au passé. Les capitalistes ont quitté le navire en emportant leurs biens, et surtout leur mal de vivre. Où sont-ils passés ? Sont-ils toujours en vie ? Plus d’argent, plus de pouvoir… Ceux qui n’ont pas réussi à sortir de leur endoctrinement, de leur dépendance à l’argent, se sont auto-détruits.
Mon terroir est situé à l’ouest de la France sous un climat océanique, il est balayé par des tempêtes, et les nuages nous protègent des pics de chaleur. Nous avons accueilli beaucoup de réfugiés climatiques. Notre population est donc stable : moins de natalité, mais compensation par les réfugiés. Ils utilisent à leur arrivée des petites maisons mobiles, de façon à ce qu’ils puissent choisir au mieux leur environnement. Les bords de côte sont interdits en raison des tempêtes et de la puissance de la mer. Dès qu’ils se sentent bien, ils intègrent des logements fixes. La surface habitable est de 40 m² par adulte, augmentés de 10 m² pour chaque personne supplémentaire. Il n’y a plus de résidences secondaires, mais on peut considérer la maison que l’on habite comme la sienne. Il n’y a pas de loyer, juste une obligation d’entretien, de bon usage. La collectivité œuvre pour la création, l’entretien, les aménagements. Chaque famille utilise un transporteur à propulsion à hydrogène, et bien sûr des vélos.
La terre est à tout le monde, et à personne en particulier. Ce concept en a étonné plus d’un, mais le monde paysan accusé d’empoisonner la population a subi un changement radical. Les enfants des agriculteurs ont eu la présence d’esprit de siéger aux conseils communaux, et de faire en sorte que le monde rural devienne un modèle pour la planète entière. Manquant cruellement de main d’œuvre, toutes les personnes valides ont bénévolement donné de leur temps et de leur sueur. Dame Nature a fait le reste. Des petites exploitations sont nées partout : on y parle plusieurs langues, la phytothérapie est enseignée et sert à soigner les humains comme les bêtes. On privilégie la prévention de la maladie plutôt que le soin : résultat, nous n’avons plus besoin des grands groupes pharmaceutiques comme avant. Ceux-ci existent encore paraît-il dans d’autres pays, mais pour combien de temps ? Ils n’ont pas excellé lors des grandes épidémies, et donc.… Je me souviens du temps où le cancer était devenu un business lucratif et que les fonds étaient détournés sans état d’âme.
Le monde de la pêche a disparu chez nous lors de la catastrophe écologique de 2040. Les déchets immergés après la guerre en 1945 se sont dispersés, entraînant les désastres que l’on redoutait. La Manche ressemble à une mer morte et les côtes sont en zone interdite pour encore de nombreuses années. Les villes côtières se sont vidées de la moitié de leurs habitants. Celles de l’intérieur sont à nouveau prospères, et des marchés sous halles connaissent un regain d’activité comme au siècle passé.
Si le cancer et le sida ne sont plus qu’un mauvais souvenir, d’autres maladies inconnues nous guettent. Il faut donc prévenir les risques au maximum. Une personne qui ne se sent pas en forme reste chez elle. La santé a été définie comme la principale richesse de l’individu. C’est elle qui détermine un mental puissant et équilibré. Un brin de folie est toutefois admis dans l’art, la création, les jeux. Les religions ont été considérées comme dangereuses et bannies, mais certains cultes très anciens sont toutefois pratiqués au fil des saisons. Ils tournent autour des cinq éléments vitaux. C’est l’occasion de faire la fête et peu de personnes y résistent. Équilibre est le maître mot. Des dépendances à l’argent, aux drogues, à l’alcool, il n’en est question qu’au niveau de l’éducation, les êtres humains étant si vulnérables… toujours prévenir et rester vigilant, se baser sur l’histoire et tirer les leçons du passé.
Dans mon petit monde, les départements n’existent plus. Mon terroir se limite à trois villes avec des élus (pour 3 ans et non plus 6), des usines agro-alimentaires gérées par des conseils municipaux, un juge par ville, des cabinets médicaux, une place de troc et ses ateliers de dépannage, 18 villages avec leurs petites exploitations et un chef de village qui sert plutôt de rapporteur ou de transmetteur pour tous les petits problèmes du quotidien via le juge. La robotisation s’est mise en place depuis très longtemps et perdure ; beaucoup de jeunes adultes rivalisent dans la haute technologie… mais attention à l’addiction, les ateliers sont soumis à des horaires stricts : cinq heures par jour. Le télétravail est libre, si vous avez envie de travailler la nuit, à vous de voir… Vous pouvez exercer un nombre de professions illimité dans votre vie. Un médecin peut aussi bien se transformer en réalisateur de films qu’en guide culinaire. Un ouvrier qualifié peut se convertir en éleveur d’insectes… On ne rentre plus dans des cases définies dès l’enfance, les maladies psychiques ont considérablement diminué. Moins de lois, plus de choix, les cerveaux évoluent grâce à l’attention et l’observation, et la sensibilité que l’on avait prise pour une tare est maintenant un atout. On la développe pour pressentir le futur, capter les signaux, contrer les problèmes avant qu’ils ne s’installent. Chez nous, on est très doué…
L’électricité est fournie par des panneaux solaires, des éoliennes sous-marines en Atlantique, de biogaz produit à partir de déchets agricoles, tout ce qui existait déjà il y a 50 ans, mais en plus perfectionné et contrôlé. Les individus sont plus responsables et plus heureux. Il n’y a plus aucun gâchis, tout est recyclé, et le nucléaire est interdit.
Maintenant que j’ai décrit mon environnement, je vais vous parler de moi. Ce sera ma conclusion. J’ai encore un rôle social malgré mon grand âge ! Quand j’étais jeune et au chômage, j’étais blessé à longueur de temps par des personnes qui étaient tellement superficielles que j’en ris maintenant qu’elles ne sont plus de ce monde. C’était pourtant bien elles qui votaient en masse pour les mauvais partis. C’est de l’histoire ancienne, la politique est bannie comme la religion : plus de guerre !
Mon rôle consiste à récupérer les images d’un drone et de les analyser chez moi. C’est mon arrière-petit-fils qui le fait voler régulièrement au-dessus d’un espace de 50 hectares. J’analyse sur écran géant la faune et la flore. Les arbres sont malades du changement climatique. Je définis lesquels peuvent être sauvés et ceux que l’on doit éliminer, et quelles places doivent être laissées à la biodiversité. J’adore mon boulot. J’ai un supérieur hiérarchique qui s’appelle Zorro, c’est un logiciel facile, on est copain et si je déraille il me met un grand Z sur mon écran. Mes analyses faites, des scientifiques vont sur le terrain et prélèvent la ressource saine et utile à d’autres terroirs.
Sur ma planète bien malade, je vis dans un espace en voie de guérison, et si j’atteins l’âge de 111 ans, je vous enverrai un petit message, c’est promis !
A ce jour, dix-huit textes publiés sur le site : c’est le premier qui annonce simultanément la disparition de l’argent, l’émiettement de la société, le recul de la politique et, surtout, de la religion, mais l’existence de rituels quasi-païens (celtiques ?), animistes, occasion de fêtes populaires. C’est aussi l’un des rares textes qui enjambe le revenu universel de base, considéré comme un événement éphémère dans la tourmente d’une civilisation effondrée.
Ce texte reste une utopie, bien sûr, mais qui se veut modeste dans son périmètre, puisqu’elle ne décrit essentiellement qu’un petit coin de ce qui fut la France. Certes, on y parle plusieurs langues, le commerce (le troc ?) semble exister avec les contrées voisines. Bien sûr, on se demande comment, dans ce chaos crée par l’effondrement de l’ancien système, le revenu universel de base a pu être distribué. De fait, dès les premières lignes, il disparaît. Le cancer et le sida aussi, on comprend moins bien comment.
La pêche n’existe plus, mais les usines agro-alimentaires (qui retraitent des insectes ?) et les drones sont maintenus. On se demande quelle quantité d’énergie électrique il faut pour que tout cela fonctionne, en particulier le télétravail et la production d’hydrogène pour les véhicules : on se doute que le solaire (surtout en lisière atlantique, nuageuse !), l’éolien (malgré les tempêtes ?) et la conversion de la biomasse ne suffisent pas. On se demande quelle formation peut recevoir un individu qui se destine à la médecine, si le système éducatif s’est effondré et n’est plus qu’une agrégation de pédagogies type Montessori. On se demande comment, à cent dix ans, le personnage principal, miraculeusement épargné par la sénescence, peut gérer les données collectées dans les arbres et la préservation des essences forestières.
On le trouve plutôt satisfait de lui et de la microsociété qu’il a contribué à créer, un curieux mélange de « marche arrière jusqu’au Moyen-âge » et de « réinvention de la démocratie grecque en pays d’Armor », dont, finalement, à sa manière, il est devenu un vieux druide avec écran et clavier.
Si cette utopie contient son lot d’invraisemblances, elle tente au moins de remettre l’individu et sa part d’humanité, de sociabilité, au cœur de l’organisation, en appliquant un adage étonnant : « moins de lois, plus de choix », adage propre à générer l’anarchie, adage qui balaie le fonctionnement de notre époque. La prolifération humaine actuelle impose toujours plus de rigidité, de contraintes, de législations pour que le vivre-ensemble dans la promiscuité urbaine soit possible : démocratie autoritaire, démocrature ou dictocratie, à la chinoise, à l’européenne, à la russe ? Une vie en troupeau, en clapier ? Comment passer de notre entassement humain régi par des normes de plus en plus aliénantes… à ce tissu lâche d’individus responsables ? Le choix du monde rural, sur toute la planète ? Autant de ruralités que de régions, immense mosaïque humaine ? On se demande ce que sont devenues les métropoles où vivent déjà, en Occident 75% des humains. Conversion, en deux générations, de tous les citadins en ruraux… ou uniquement les quelques rares survivants ?
On se demande ce que fut cette transition à laquelle a survécu le personnage principal du texte. On se doute, soudain, de l’ampleur des hécatombes humaines…
Merci pour n’avoir quasiment balayé que les aspects positifs de cette utopie, ça permet de garder intact le doux rêve des citadins débranchés du réel, le doux rêve d’un retour à la campagne où l’on troque des œufs contre des médicaments à base de plantes, avec l’aide de l’informatique…