1er mai 2068. Le soleil tape comme en plein mois de juillet. Cela fait des semaines qu’on n’a pas vu une goutte de pluie, mais plus personne ne s’en étonne. Lou file sur son vélo à travers les rues de Lyon, s’amusant à faire la course avec le tramway rempli à craquer de gens en route pour la célébration annuelle. Elle se souvient encore de l’époque où, jeune Lyonnaise de 14 ans, chaque sortie à vélo dans l’agglomération se muait en une dangereuse prise de risque, dans le chaos des voitures, des motos et de leurs gaz d’échappement. Aujourd’hui, le danger venant des autres demeure, mais aucun des usagers n’est motorisé, assurant un partage des voies de circulation plus égalitaire ‒ et beaucoup moins bruyant. Aujourd’hui, Lou a 62 ans et tant de choses ont changé depuis les années du collège.
Le collège d’ailleurs, cette institution sans âme où l’on envoyait les jeunes passer leur puberté dans la souffrance, n’existe plus, bien heureusement. Les souvenirs des brimades que Lou y a endurées pour son apparence non-binaire restent vifs dans sa mémoire. À l’époque, il n’existait que deux sexes pour l’administration et une majeure partie de la société, Lou comprise, était convaincue d’être un problème humain vivant, un bug sociétal. De nos jours, la théorie binaire des sexes et des genres est largement considérée comme une aberration scientifique, et rares sont les parents continuant à définir le genre de leurs enfants à la place de ces derniers.
Lou se souvient également avec netteté des heures passées assise sur une chaise dans une salle de classe bondée, à tenter de rester concentrée et d’intégrer au mieux les exigences du milieu scolaire néolibéral. Cette tâche n’était pas facile pour une personne aussi peu à l’aise qu’elle avec l’apprentissage purement intellectuel qui dominait à l’époque, mais elle s’accrochait, tandis que tournait en boucle dans sa tête la phrase que lui répétaient sa mère et ses professeur·es : « Réussir à l’école, c’est avoir un bon travail et réussir dans la vie ». Un “bon travail” signifiant évidemment un travail permettant de gagner assez d’argent pour subvenir à ses besoins (et à ceux de sa famille), de se payer tout ce que l’on voulait ou presque, et en bonus de se sentir supérieur·e aux autres personnes plus pauvres n’ayant pas accès à ces privilèges. Voilà ce que signifiait “réussir sa vie“ à l’époque. Lou ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux d’indignation à ce souvenir. Et de se sentir soulagée à l’idée que ce genre de théorie soit devenu incongru cinquante ans plus tard.
Lou s’arrête à un passage piéton pour laisser passer un groupe d’enfants d’âges variés, visiblement très excité·es. Lou sourit de cette effervescence collective qu’elle sent également bouillonner dans ses veines. Elle franchit en quelques coups de pédales les derniers mètres qui la séparent des quais du Rhône, pose son vélo aux côtés de milliers d’autres et rejoint la foule bigarrée qui converge vers la place Bellecour. Une grande scène en bois est dressée à l’ombre des tilleuls et autres arbres fruitiers qui ont été plantés lors de la grande Révolution pour le Vivant. Des échos de fanfares, de basses et de chants parviennent pêle-mêle aux oreilles de Lou des quatre coins de la place. Elle se dirige vers le grand cerisier un peu à l’écart, le point de rendez-vous qu’elle a fixé à son amie Marina. Cette dernière n’est pas encore arrivée, mais Lou retrouve Johann et Marwa en train de se gaver de cerises juteuses.
— Ça va les gourmand·es ? leur lance-t-elle juste avant d’exploser de rire face à leurs visages recouverts de jus couleur rouge sang. Hé, c’est la Fête du Repos, pas celle du Repas ! Ça m’étonne pas de vous voir connecté·es à vos estomacs cela dit !
— Salut Lou ! Bah ouais, la base quoi ! Impossible de résister à ces délices ! Dis donc, t’as fait tout ce chemin depuis ta campagne en vélo ?
— Quasiment oui, je suis partie il y a cinq jours. J’ai fait ça par étapes, parfois chez des ami·es, parfois sous tente dans des chouettes coins, c’était l’aventure ! Et vous, vous êtes venu·es avec Zelda et Micha ?
— Bien sûr ! Mais on n’a pas osé leur imposer un bain de foule humaine. Même si elles sont du genre sereines, on a préféré les laisser au champ pour chevaux qui a été aménagé place des Cordeliers.
— Vous avez bien fait, quel monde ! On sent que les gens sont là pour faire la fête, ça fait plaisir !
Lou aperçoit alors Marina, qui franchit la foule avec assurance dans son fauteuil roulant électrique à énergie solaire. Les deux amies tombent dans les bras l’une de l’autre.
— Et ben ma vieille, ça fait un peu trop longtemps qu’on s’est pas vues, tu m’as manqué !, lâche Marina, les yeux brillants d’émotion.
— M’en parle pas ! Que veux-tu, la ville me paraît si loin maintenant…
— C’est loin parce que tu refuses de te déplacer autrement qu’avec ton biclou ! Tu t’entêtes à ignorer le réseau ferroviaire… Et, au cas où tu n’aies pas quitté les années 2010, je te rappelle que le train est entièrement gratuit de nos jours !
— Haha, bien sûr ! Je n’ai pas dit que la ville était loin, j’ai dit qu’elle “me paraît loin”. Mais tu as raison sur un point : je n’ai peut-être pas réussi à quitter les années 2010, étant donné que je reste une incorrigible hyperactive. Je ne tiens pas en place, entre mes 10 heures hebdomadaires de service communautaire à la maison des Ancien·nes, mon implication dans le jardin collectif, le bar associatif, la radio locale, les cours de piano, la chorale, la boxe… Il n’y a qu’avec le taï-chi et la méditation que je parviens à faire une pause, et encore, je les considère comme une sorte de travail !
— Pfiou, c’est typiquement pour forcer les gens comme toi à ne rien faire qu’on a créé la Fête du Repos. Mais ça fait plaisir de te savoir en si bonne forme, Lou.
— Merci ! Et toi, quelles sont les nouvelles ?
— Pas autant que toi à rouler de partout sur mon bolide, mais je suis aussi bien occupée. J’adore travailler à l’école Schneider, j’aurais tellement aimé suivre ce genre d’apprentissage étant gamine ! J’ai même demandé à l’assemblée communautaire de la Guillotière d’augmenter mes heures de service obligatoire là-bas. J’y passe donc entre 15 et 20 heures par semaine. Le reste du temps, je suis entre l’association pour invalides de mon quartier et le terrain de pétanque.
— Ah, mais il faut absolument qu’on se fasse une partie avant mon départ ! Même si je sais que je n’ai aucune chance de te battre. Vini m’a raconté que ton équipe avait gagné la Grande Pétanque populaire cette année !
— Oui, le tirage au sort de répartition des équipes nous a bien réuni·es. La communication était fluide entre nous et la magie a opéré !
La conversation est interrompue par une voix amplifiée réclamant l’attention de la foule. Le brouhaha ambiant diminue progressivement, alors qu’une personne à laquelle il est difficile de donner un âge et un genre s’avance sur la scène, un sourire radieux sur le visage. Lorsqu’elle prend la parole, sa voix douce et ferme résonne harmonieusement à travers la place, grâce au capteur posé sur sa gorge et relié à des enceintes en forme d’oiseaux cachées dans les branches.
« Habitantes, habitants de notre région lyonnaise, bienvenue ! Voyageuses, voyageurs des régions plus ou moins lointaines, bienvenue également ! Nous sommes heureux·euses de nous rassembler aussi nombreux·euses pour cette 32ème édition de la Fête du Repos ! Je suis Raïs, et c’est avec plaisir que je prends aujourd’hui la parole au nom de l’assemblée communautaire lyonnaise !
Nous sommes réuni·es aujourd’hui afin de nous souvenir du passé rejeté et d’apprécier le chemin parcouru. Le 1er mai est une des rares dates traditionnelles de l’ère capitalo-industrielle qui a été conservée. Souvenons-nous : le 1er mai et sa Fête du Travail servaient un système techno-destructeur délétère, le tristement célèbre capitalisme néolibéral. Les êtres humains n’étaient alors considérés que comme des esclaves volontaires par une minorité aristocratique, elle-même asservie par un désir insatiable de richesse. L’argent avait perdu sa fonction de base de valeur d’échange pour devenir un but en soi. Le reste du vivant, quant à lui, n’était pour ainsi dire même pas considéré comme tel, réduit à l’état de ressource exploitable, qu’il soit animal, végétal ou minéral. On exigeait des êtres humains qu’ils bradent la majeure partie de leur temps de vie pour être employés à différents travaux dont ils étaient majoritairement dépossédés : les buts et le sens éthique de ces emplois étaient rarement questionnés, les employé·es rarement consulté·es au sujet de leurs conditions de travail ou intégré·es à une quelconque réflexion sur ce sujet, la hiérarchie régnait partout. Les révoltes successives grappillaient des miettes de décence, au prix de millions de pertes. C’est dans ce contexte que la Fête du Travail est née, comme le symbole de la lutte inégale permanente des travailleur·euses contre leurs esclavagistes. Mais en vérité, ces derniers avaient largement gagné la guerre depuis longtemps. Car les esprits étaient formatés dès la naissance à considérer qu’il était légitime de “perdre sa vie à la gagner”. Avec la révolution industrielle et technologique, le rythme effréné induit par l’exigence de productivité du travail marchand avait créé une société en quête constante d’activité, culpabilisant le moindre moment de farniente, à moins que celui-ci n’arrive après un dur labeur. On avait alors “mérité son repos”, comme on disait à l’époque. Tout comme il fallait mériter son salaire, mériter sa maison, et toutes les choses auxquelles on avait attribué une valeur financière, un prix arbitraire, défini par un marché libéral présenté comme naturellement compétent en la matière. Autant le dire, la vie digne n’existait pas et la société n’était ni égalitaire, ni solidaire, ni fraternelle, quoiqu’en disait l’ancienne devise française. Mais le creusement infini des inégalités de richesse, couplé à une crise écologique de plus en plus menaçante, a fini par remettre en question ces discours biocides, qu’on croyait pourtant immuables. Alors, souvenons-nous que la vie que nous menons aujourd’hui était considérée comme utopique il y a à peine un demi-siècle. Souvenons-nous toujours que “les utopies d’aujourd’hui sont les réalités de demain”. »
À ces mots, des cris d’approbation et des applaudissements enthousiastes fusent à travers la foule, obligeant Raïs à se taire un instant.
« À ce propos, l’année 2068 est l’occasion d’une autre célébration : celle du quarantenaire de la Révolution pour le Vivant. Après plusieurs années d’instabilité politique et sociale majeure qui causa des milliers de morts en France et dans beaucoup d’autres pays, après des dizaines de scrutins avortés ou repoussés, la révolution écolo-sociale se concrétisait enfin au printemps 2028 sous la forme de la Nouvelle République pour le Vivant, avec ses mesures phares : institution du revenu de base universel en échange d’heures hebdomadaires de service communautaire, gratuité des services indispensables à la vie humaine moderne (logement, alimentation, transports, communication, santé, apprentissage), instauration d’un revenu maximum, relocalisation massive de l’industrie et de l’agriculture, reconnaissance des droits des animaux sensibles non-humains, réappropriation publique de la création monétaire, taxation forte des hauts revenus, des pollueurs et des transactions boursières. Cette révolution et ces mesures essaimèrent rapidement à travers l’Europe, chaque pays prenant exemple sur les autres, jusqu’à constituer la Communauté européenne pour le Vivant que nous connaissons aujourd’hui. Souvenons-nous, encore une fois, de l’acharnement, parfois jusqu’au sacrifice, de toutes les personnes qui ont rendu possible la concrétisation de leurs utopies, afin que l’espèce humaine tente de s’améliorer et de remplir avec justesse son destin sur cette planète. Je vous propose une minute de recueillement afin de rendre hommage à ces humain·es courageux·euses. »
La voix de Raïs laisse place à un immense silence partagé. Lou baisse la tête et saisit la main de Marina. Sa gorge se serre et les larmes lui montent aux yeux alors que des images douloureuses des années 2020 se rappellent à sa mémoire. La perte de repères, l’incertitude sur ce qui se passait réellement, l’insécurité physique quasi quotidienne… Une première pour plusieurs générations de Français·es qui n’avaient jamais connu la guerre. Les cours d’autodéfense féministe que suivaient sa sœur Aimie avait été utiles jusqu’à un certain point, mais s’étaient révélés dérisoires face aux armes qui avaient fleuri dans les rues. Aimie n’avait pas survécu à la violence de ces années de mutation, tout comme Ben, Sosso, Ilias, et tant d’autres de ses proches, ami·es, connaissances. Lou sait au fond d’elle qu’il aurait été difficile que les choses se passent autrement, que le changement radical se fasse dans la paix et le consensus. Le monde, après plusieurs siècles d’exploitation à grande échelle de l’humain par l’humain, était un véritable champ de bataille mené par un mélange d’intérêts économiques et politiques qui aimaient se parer des atours de la démocratie et de ses discours ‒ libertés individuelles, droits humains… Des mains de fer dans des gants de velours. La rage de millions d’êtres aux existences misérables couvait depuis trop longtemps.
On ne sait même plus exactement comment, où et pourquoi la révolte avait pris. Pour certain·es, la pandémie du Coronavirus était l’étincelle qui avait mis le feu aux poudres. Pour d’autres, c’était les catastrophes écologiques et nucléaires successives du début des années 2020. Comment peut-on ressortir une vérité historique à partir d’un agglomérat de vécus subjectifs si différents selon les zones géographiques, les âges, les cultures ? La seule chose que Lou sait, c’est que malgré toutes les souffrances, elle ne regrette pas cette révolution. Ou plutôt devrait-on dire cette évolution nécessaire, cet accouchement long et douloureux qui avait donné naissance à un nouveau potentiel et un nouvel espoir pour les sociétés humaines.
« Merci, reprend doucement la voix de Raïs, tirant Lou de ses pensées. Souvenons-nous également qu’une bonne partie de la planète ne s’est toujours pas débarrassée du système capitalo-industriel. Le travail pour une coopération mondiale pour le Vivant n’est pas achevé. Or, comme le dit la devise du Comité planétaire pour le Vivant, “tant qu’il restera des êtres privés de leur liberté, personne ne sera vraiment libre”. La persistance de ce vieux monde agonisant est évidemment intolérable. Quant à nos sociétés, elles ont fait un pas considérable, mais elles sont en cours d’apprentissage. Ce sont de véritables laboratoires expérimentaux de la vie, remplis de questions sans réponse et d’essais en attente de résultats, sans parler des catastrophes environnementales qui nous menacent toujours. C’est pourquoi il ne faut pas oublier que nous n’avons pas atteint la fin de l’Histoire, et que nous ne l’atteindrons sûrement jamais. Souvenons-nous de ne pas reproduire les erreurs passées des vainqueurs de l’Histoire humaine, qui croyaient toujours avoir raison car ils avaient réduit au silence les autres possibilités. Rester ouvert·es à la pluralité des voix, ne pas s’enfermer dans une norme : voilà un grand défi à relever pour les sociétés humaines. »
Ces mots sonnent juste aux oreilles de Lou. Elle sent un élan de gratitude envers Raïs d’avoir osé les prononcer à cette occasion et se joint avec ferveur aux applaudissements.
« Mais revenons à des choses plus légères qui nous concernent ici et en ce moment-même : la Fête du Repos. La triste et hypocrite Fête du Travail a rapidement été abolie après la Révolution pour le Vivant. Mais, si dans les premiers temps du revenu de base, beaucoup de personnes ont abandonné leur emploi et se sont tournées vers des activités familiales et personnelles, on s’est vite rendu compte que peu de gens s’accordaient des moments d’oisiveté, voire de loisirs. L’être humain a‑t-il tant besoin de s’occuper constamment l’esprit et le corps pour ne pas sombrer dans l’angoisse ? Ou est-ce un résidu de la culture capitalo-industrielle vouée à disparaître ? Cette question, parmi tant d’autres, reste en débat. C’est donc pour faciliter la transition vers une culture du sens (sens du travail, sens de la fête, sens de la communauté, sens de l’existence) que la Fête du Repos a été proposée par le Comité d’éthique du Vivant en 2036, afin d’inciter tout le monde à réellement prendre le temps de ne rien faire de productif, de faire la fête, et d’y trouver un véritable sens. Il est d’ailleurs grand temps que la solennité de cette journée fasse place à la célébration. Merci pour votre écoute, je vous souhaite une joyeuse Fête du Repos ! »
La fin du discours et le tonnerre d’applaudissements qui suivent ramènent Lou à la réalité. Une femme remplace Raïs sur scène afin d’annoncer la suite du programme : spectacles, concerts et DJ sets vont s’enchaîner sur la place, jusque tard dans la nuit. Lou se tourne vers Marina avec un air interrogateur :
— Alors, c’est quoi la suite de notre programme à nous ? On fait la fête ici ou tu as une autre idée ? — Mmh, difficile de résister à un concert des YesFuture, même si je les ai déjà vu·es au moins six fois. Mais le temps qu’iels s’installent, on peut largement aller boire un coup ! Je sais que la communauté de Lyon a préparé pas mal de choses, il faut qu’on aille voir du côté du globe.
— Ok, je te suis !
L’immense globe ouvragé brille de mille feux sous le soleil de plomb, à l’emplacement même où se tenait la statue de Louis XIV, déboulonnée dans les années 2030. Lou et Marina se frayent difficilement un chemin jusqu’aux grandes cuves réfrigérées qui offrent en libre-service diverses boissons non-alcoolisées. La règle d’or du jour étant le repos, la quasi-totalité des services est assurée par diverses machines à la pointe des dernières inventions technologiques. Pourtant, certains services indispensables comme la tente-infirmerie, le stand de sandwichs (gratuits mais rationnés) ou la maintenance technique de la scène nécessitent toujours un travail humain. Des équipes de bénévoles se relayent donc à ces postes toutes les deux ou trois heures selon un planning permettant à chacun·e de participer à la fête. Alors que Lou se sert un verre de cocktail au gingembre, elle aperçoit plusieurs pancartes rappelant certaines indications concernant la consigne des bouteilles en verre, l’emplacement des tentes Infirmerie et Gestion des conflits, mais aussi des textes produits par différentes associations militantes, avec des titres évocateurs : « Le sens de la fête » ; « L’argent n’a aucune valeur » ; « Achever la démarchandisation » ; « Pour un revenu de base véritablement universel » ; « L’art de l’ivresse »… Lou tourne instinctivement la tête en direction du quartier où elle sait que des magasins privés d’alcool ont installé des distributeurs qui seront bientôt pris d’assaut par les fêtard·es. Elle réalise que cela fait plusieurs mois qu’elle n’a pas bu une goutte d’alcool, et encore bien plus longtemps qu’elle n’en a pas acheté. Marina la tire de ses pensées :
— Je viens de recevoir un message de Titouan, qui fait son service dans la même école que moi, je crois que tu l’as déjà rencontré. Tu devrais t’en souvenir facilement, c’est un sacré numéro. Il est posé avec des potes dans la plaine et me propose de les rejoindre, ça te tente ?
— Oui bien sûr.
La plaine ressemble à une prairie sauvage brûlée par le soleil, jouxtant un jardin coloré de fleurs et de légumes qui attire une population nombreuse d’insectes en tout genre. Lou et Marina marchent vers un groupe de personnes assises dans l’herbe à l’ombre d’un platane. Un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’une tunique orange vif se redresse en sautant vivement sur ses pieds et bondit sur Marina en s’exclamant théâtralement :
— Marina ! La grande sœur que je n’ai jamais eue !
— N’exagérons rien, répond Marina sans parvenir à réprimer un sourire, mais ça me fait aussi plaisir de te voir, Titouan. Je te présente Lou, une amie d’enfance.
— Enchanté ! Rejoignez-nous ! Vous avez de quoi boire ? De quoi manger ? On a tout ce qu’il faut, vous n’avez qu’à vous servir !
Lou salue l’ensemble des personnes présentes et reconnaît Chris, un ancien militant d’AIDES et l’ex-amoureux de Ro’, un ami commun décédé en 2025 du SIDA, les traitements se faisant rares pendant la période de guerre civile.
— Salut Chris, ça va ? Tu me remets ? lui demande Lou en s’asseyant à ses côtés.
— Bien sûr, t’as pas changé ! dit-il avec un clin d’œil. Il semble réellement ravi de la voir, mais ses yeux sont teintés de mélancolie et sa voix basse résonne d’une gravité qui semble ne jamais l’avoir quitté. Qu’est-ce que tu deviens ?
Lou lui résume avec enthousiasme la vie active qu’elle mène dans sa communauté au cœur du Beaujolais. C’est en en parlant à d’autres personnes qu’elle se rend compte à quel point elle s’y sent véritablement heureuse, à sa place. Chris lui confie à son tour :
— Depuis que le vaccin contre le SIDA a été découvert et rendu gratuit dans l’ensemble de la Communauté européenne, AIDES n’a plus vraiment de raison d’exister ici. L’association a encore beaucoup à faire ailleurs dans le monde, notamment dans les pays où le vaccin n’est pas autorisé ou vaut une fortune. Mais voyager, convaincre, faire des rapports… ça demande une énergie que je n’ai plus. J’erre depuis plusieurs années. Je ne me suis pas raccroché à grand-chose de nouveau, mis à part mes heures de service communautaire à la gestion de l’eau.
— Pourtant, il y a encore tellement à construire, à créer ! Nous vivons une des époques les plus cruciales de l’histoire humaine, voire du Vivant, et tout le monde peut y apporter quelque chose, pour une fois !
— Je suis bien d’accord avec toi. Mais cet engagement était toute ma vie. Alors lorsqu’il a pris fin, c’est comme si ma vie avait atteint son but également. Ce qui m’a surpris, c’est qu’au lieu de me laisser apaisé, je me suis plutôt retrouvé vidé de mes forces. Le monde d’avant, malgré toute l’horreur qu’il m’inspirait, était le mien, celui dans lequel j’avais grandi. Je n’ai pas trouvé ma place dans le nouveau monde. C’est sûrement ça, vieillir. Et puis tu sais, toutes ces morts me hantent, c’est tellement dur de continuer avec ce fardeau…
Sa phrase se termine dans un murmure tandis que ses yeux se voilent. Lou comprend soudain ce que Chris ressent, mais elle ne trouve pas les mots. Elle lui serre le bras, muette d’émotion, et il hoche la tête en signe de gratitude. Le souvenir de l’enterrement de Ro’ et de tant d’autres se confondent dans sa mémoire. Pendant les années de guerre, les morts étant nombreuses et les conditions matérielles difficiles, les enterrements dits “naturels” s’étaient imposés : corps enterrés dans un simple linceul dans le jardin, corps brûlés sur des bûchers, corps lestés et offerts aux profondeurs de l’océan. Les gens avaient peu à peu pris l’habitude de ces nouvelles manières de dire adieu à leurs morts et se les étaient réappropriées par toutes sortes de cérémonies et de rites, très différents d’un cercle de proches à un autre. Lorsque la Révolution du Vivant s’était stabilisée, il était donc évident pour la majorité de la société que ces enterrements naturels devaient officiellement remplacer les enterrements coûteux et polluants de l’ère capitalo-industrielle.
— Désolé Lou, les fêtes, les cérémonies… moi ça me rend nostalgique. Je ne suis peut-être pas le meilleur interlocuteur de la journée, s’excuse Chris.
— Ne t’en veux surtout pas ! Pour moi, le sens de la fête, c’est justement tout le panel des émotions qui peut ressortir sincèrement sans forcément blesser les autres autour de soi. La joie, la tristesse, la colère, la mélancolie… Toutes sont légitimes et doivent s’exprimer. Or, la musique et la danse sont un très bon medium pour les canaliser, les transformer en quelque chose d’apaisant.
— Haha, le potentiel thérapeutique de la fête, je le trouve surtout dans l’ivresse collective. Mais pourquoi ne pas y ajouter la musique et la danse, si ce n’est que je ne suis pas un très bon danseur.
— Tu plaisantes ! Je me souviens de la première fois que je t’ai vu : tu enflammais littéralement le dancefloor pendant une rave à l’été 2021. Et il ne s’agit pas de bien danser selon un point de vue extérieur, il s’agit de ressentir son corps bouger de manière fluide sur la musique. Je suis sûre que tu sais de quoi je parle, que tu l’as déjà vécu aussi.
— En effet, mais ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé ! Et je crois bien que j’étais plein de LSD !
— Qu’importe, les drogues peuvent aider à doubler l’intensité émotionnelle, tout est question de dosage et d’intention. La thérapie par la fête, c’est du sérieux ! En tout cas, je danserais avec plaisir à tes côtés aujourd’hui !
Leur échange est interrompu par des éclats de voix sur leur droite dans le cercle.
— De quel droit tu oses me dire que les personnes handicapées devraient apprendre à se passer de vie sexuelle plutôt que de faire appel à des services compétents dans ce domaine ? crie Marina, rouge de colère, à l’attention d’une jeune fille portant d’immenses lunettes rondes et un chignon de tresses tissées multicolores. Bien sûr, dans une société parfaite débarrassée des normes de beauté et d’apparence physique, j’imagine que de tels services seraient inutiles. Malheureusement, s’il y a bien une chose que la Révolution pour le Vivant n’a pas réglée, c’est bien ça, et une grande majorité de personnes porteuses de handicap souffre toujours de misère sexuelle ! Et je dirais que c’est même pire qu’avant, du fait de la disparition du métier d’assistant·e sexuel·le !
— Peut-être, mais tu parles ici d’une forme de prostitution, un métier qui a disparu grâce à l’instauration du revenu universel et de la gratuité des services publics. Cela prouve que les prostitué·es étaient bien content·es de se débarrasser de ce gagne-pain merdique !
— Enfin, mais des dizaines d’autres métiers ont disparu ou ont été menacés de disparition au même moment et pour les mêmes raisons ! Et c’est pourquoi il a fallu instaurer le service communautaire obligatoire, sinon crois-tu qu’on aurait trouvé assez de volontaires pour ramasser les poubelles publiques ou s’occuper de nos ancien·nes ? Pourquoi toujours pointer du doigt la prostitution ? Presque personne ne travaillait pour le plaisir de travailler à l’ère capitaliste ! Et pour info, il existe encore des personnes qui utilisent la prostitution pour faire rentrer de l’argent supplémentaire, tout comme les vendeurs d’alcool, et plein d’autres métiers non assurés par la Communauté publique.
— Alors qu’est-ce que tu proposes ? D’imposer l’assistanat sexuel comme service obligatoire ?
— Écoute, avant la révolution, il existait dans plusieurs pays comme l’Allemagne ou le Danemark un travail reconnu, bien rémunéré voire remboursé par la sécurité sociale : celui d’assistant·e sexuel·le pour personnes handicapées. En France, il était interdit car il était assimilé à de la prostitution, un domaine professionnel totalement marginalisé et discriminé. Malgré les risques et les prix de ce genre de pratique, certains handicapés ‒ exclusivement des hommes – pouvaient malgré tout avoir accès de temps en temps à du sexe. Le constat aujourd’hui, c’est qu’on est super fier·es de s’être libéré·es de la tyrannie du travail capitaliste, mais qu’on est toujours emprisonné·es dans tout un tas de tabous hypocrites, dont celui de la sexualité des handicapé·es. Ce que demandent les membres de l’association de personnes invalides dont je fais partie, c’est en effet l’instauration d’un service communautaire d’assistance sexuelle qui bénéficierait des mêmes avantages que les autres services non attractifs (réduction des heures de service hebdomadaire). Cette mesure devra être couplée à la mise en place d’une véritable éducation sexuelle à grande échelle pour tout le monde, valides et invalides, afin de parler de la sexualité des personnes handicapées et de donner envie aux gens d’intégrer ce genre de service. À terme, nous espérons que ce service deviendra inutile, dans la mesure où la société se sera débarrassée des clichés et des peurs autour du handicap et de la sexualité.
— Bravo Marina ! Et que les utopies d’aujourd’hui se concrétisent demain ! intervient Titouan en levant son verre dans une invitation collective à trinquer.
— Exactement ! approuve Marina en levant son verre à son tour et en le vidant d’un trait, touchée par le soutien de son ami.
Lou veut se joindre aux autres, mais elle constate que son verre est vide. Elle s’intéresse alors aux bouteilles éparpillées au centre du cercle.
— Je te conseille ce fameux blanc pétillant, fabriqué par un collectif dans l’Ain, lui glisse Chris. Remarque, si tu es dans le Beaujolais, tu dois avoir accès à une ribambelle de petits vins délicieux. — Oui, chaque collectif de vie s’est mis à produire son vin ! On peut dire que ça n’aide pas forcément à lutter contre l’alcoolisme ! Personnellement, je ne suis plus vraiment attirée par l’alcool, ce n’est pas très compatible avec mes habitudes quotidiennes.
— Alors, quand tu me parlais de la danse tout à l’heure, pour toi ça se passe sans ivresse ?
— Maintenant oui. Mais comme tu vois, j’aime quand même me “booster” avec quelques plantes, comme le gingembre ! Ça me permet de durer plus longtemps sur la piste ! D’ailleurs, je vais me servir un autre verre de ce cocktail délicieux.
Au moment où Lou se lève, les premières notes d’un synthé retentissent dans les enceintes de la place. Des centaines de personnes répondent aussitôt à l’appel musical et convergent vers la scène. Lou marche lentement en s’imprégnant de l’ambiance. Un sourire sur le visage, elle ne regrette pas d’être revenue à Lyon aujourd’hui. Elle sait pourquoi elle participe à cette célébration collective. Pour que la fête prenne tout son sens.
benedetto.julie@outlook.fr
Ce texte mérite un long commentaire, désolé, je n’ai pas pu faire plus court !
C’est un texte très dense, très riche, très complet sur une société française très intéressante : un objectif à atteindre en mai 2068… dans 47 années ? Non, c’est juste une utopie bien charpentée qui s’épanouit après une guerre civile qui dure sept ans au moins, à partir de l’hypothèse crédible d’une implosion sociale de notre présent, notre présent affligé de pandémie et de néo-libéralisme, une implosion qui me paraît particulièrement lucide, tout en s’inspirant de l’idéologie des collapsologues qui prévoient toujours le pire.
Oui, il faut une bonne dose d’exaspération pour mettre à terre le système économique d’un pays, une bonne dose d’exaspération pour créer NRV (« énervé ? »)… la nouvelle République pour le Vivant, et, surtout, un optimisme candide pour imaginer qu’en si peu de temps, après tant de morts, de violences, de rancœurs, suggérées dans le texte, émerge une nouvelle organisation sociale apaisée, mature, plus éco-écolo-responsable, plus juste, plus morale, plus… plus…
L’un des nombreux points intéressants de ce texte est la tentative d’effacer le genre, que ce soit dans le récit ou dans le quotidien des protagonistes du texte : le genre, celui que les langages, parlé et écrit, de tous les pays, ont imposé depuis des millénaires, restituant, dans la communication humaine entre individus, la différence physiologique manifeste entre mâle et femelle.
L’écriture « inclusive » qui émaille le texte de cette utopie révèle l’une des limites de cet effacement de genre : « iels », « humain.nes courageux.ses », « assistant.e sexuel.le », « handicapé.es », « ancien.nes »… à l’écrit, ça passe… mais à l’oral… ça se dit comment ? Effacer le genre dans la communication faciliterait l’émergence de relations humaines plus respectueuses ? Ce n’est pas flagrant, dans cette NRV, il reste encore beaucoup de colère…
Autre point intéressant : la société nouvelle qui émerge d’une guerre civile a reçu l’immense cadeau d’un vaccin contre le SIDA. Que fait-on de l’héritage d’une organisation sociétale dont on rejette les excès, les erreurs ? Les personnages les plus attachants, dans le texte, sont ceux qui ont vécu la transition : on rejette tout du passé… ou l’on prend du recul, tant sur les horreurs passées que sur les faiblesses du système mis en place… La sagesse des sexagénaires, à la croisée des chemins, est réconfortante ou inquiétante ?
Ci-dessous, quelques autres réflexions, en vrac, que suscite ce texte plein d’énergie.
« L’être humain a t‑il tant besoin de s’occuper constamment l’esprit et le corps (…) ? » est une question majeure, souvent posée, dans notre présent, par les grands-parents, effarés du rythme effréné des activités de leurs enfants et petits-enfants. Or, cette frénésie d’activités n’est pas un besoin. S’occuper constamment l’esprit et le corps est consubstantiel à la vie humaine, ne pas penser, ne pas bouger, c’est être mort, ou mourant, ou minéral. C’est heureux que la question, en 2068, soit encore au cœur des débats, en particulier le jour de la fête du repos, où la priorité des participants de cette fête est de produire…des ondes positives, individuelles et collectives. Chasser le productivisme, il revient au galop…
« Le monde d’avant, malgré toute l’horreur qu’il m’inspirait, était le mien, celui dans lequel j’avais grandi. Je n’ai pas trouvé ma place dans le nouveau monde. C’est sûrement ça, vieillir. » Une phrase-clef du texte ! Une phrase que tout vieillard finit par penser et parfois exprimer à voix haute, tant il est vrai que la vieillesse délite les liens sociaux, et les raisons de vivre…quelle que soit la société.
« Pendant les années de guerre, les morts étant nombreuses et les conditions matérielles difficiles, les enterrements dits “naturels” s’étaient imposés » … Quelle est pertinente, cette idée, et qu’elle sonne juste, au regard des charniers accompagnant les conflits et génocides passés, et au regard de l’impérieux besoin de ne pas peser sur le biotope, surtout après la mort ! Oui, ne gaspiller aucune énergie, enterrer ou immerger un cadavre nu, permettre à la matière de retourner à la matière, via la faune nécrophage, c’est respectueux de notre environnement, ça permet de ne pas nier que nous sommes, essentiellement, des animaux.
En 2068, la prostitution existe encore et l’assistance sexuelle pour personnes handicapées, par contre, ne fait pas partie des services communautaires obligatoires. Il semble donc que, dans cette utopie, il y ait des obligations, des devoirs et que le revenu de base universel n’est pas un cadeau sans contrepartie, ce qui paraît plausible, dans une société qui émerge du capitalisme et de milliers d’années où le vivre-ensemble reposait sur la valeur marchande du travail.
Le service communautaire obligatoire n’est-il pas une nouvelle forme d’aliénation ? Quelque chose de comparable à ce qu’imposait la révolution culturelle chinoise aux élites renvoyées dans les champs ? Le mot obligatoire exige contrôle, sanction… qui assume ça dans la société ?
La fête, c’est surtout un moment d’évasion, pour contourner les tabous, effacer les hiérarchies, communier en groupe, avec des sentiments positifs, individuels et collectifs. La fête du Repos… juste pour s’opposer, juste pour tourner en dérision la défunte fête du travail, qui a perdu sa majuscule… travail qui reste nécessaire (et même parfois obligatoire ?) ? La fête pour s’accorder un jour de détente dans une société qui, finalement, possède elle aussi ses ressorts d’oppression, de contrainte ?
C’est assez significatif qu’il y ait encore des désirs d’ivresse, d’états « seconds », provoqués par des plantes. Significatif et signifiant : le texte s’achève sur ce besoin irrépressible de danser et boire. Merci, par ce biais, d’indiquer que toute organisation de société engendre, chez les individus qui la composent, le désir plus ou moins puissant de s’en évader, temporairement ou durablement, soit en changeant de positionnement, de comportement (danseur…ivre ou « stupéfié »), soit en changeant de statut, de genre, de rôle social… dans cette quête essentielle de recherche de sens.
Trouver un sens à la vie, par le biais d’une utopie, quel beau programme !